II

1759 Words
II Ce que le domino aux violettes dit ensuite au manteau vénitien et ce qui lui fut répondu par celui-ci, vous le saurez plus tard. Pour le moment il nous faut suivre un jeune homme à la taille élancée, à la tournure élégante, qui quitte précipitamment les salons de la princesse, revêt à la hâte au vestiaire une ample pelisse doublée de fourrures, et au pas accéléré, se dirige derrière l’église Sainte-Clotilde où il aborde un petit coupé brun, d’une correction irréprochable, qui s’y trouvait en station. Penchant sa tête à la portière : – Julia, c’est moi !… murmure-t-il à une femme vêtue de satin noir, et si bien encapuchonnée de dentelle qu’on pouvait à peine soupçonner son visage, qui se tenait blottie dans le fond de la voiture. – Enfin !… répliqua la dame en avançant vivement le buste du côté de l’arrivant. Je commençais à désespérer de ma faction. Eh bien ?… – Succès complet, ma chère, succès sur toute la ligne. Elle est venue, je l’ai vue et j’ai vaincu !… – Ah ! mon petit Hubert, que tu es gentil, s’écria la dame en tapant joyeusement de la main le bras du jeune homme, qui s’était accoudé sur l’ouverture de la portière. Conte-moi vite ce qui s’est passé ?… – Oh ! mon Dieu, c’est bien simple, répondit celui qui venait d’être appelé Hubert, en imitant l’intonation que Gil Perez donnait à cette phrase dans une pièce alors en vogue. Après pas mal de recherches infructueuses, de pistes faussement suivies, je suis arrivé à dénicher Lilas blanc. Pas fâchée de se dérober aux roucoulements d’un pigeon diplomatique sexagénaire, elle ne s’est pas fait prier pour accepter mon bras, et l’entraînant derrière un massif propice du jardin d’hiver, je lui ai tenu ce langage : Je sais qui vous êtes, comtesse, sachez à votre tour qui je suis : le marquis Hubert de Morannes, pour vous aimer et pour vous servir. – Comment, c’est vous Hubert ? – Elle n’est pas si aimable que toi, Lilas blanc, elle supprime mon petit, – et moi qui croyais à du fruit nouveau !… C’était dur, mais je n’avais pas de temps à perdre à la scène des reproches. Je crus plus sage de ne pas relever le mot… – Mais du fruit nouveau, comtesse, répliquai-je, je vous en apporte et comme vous n’en attendiez guère !… – Vraiment ! Que voulez-vous dire ?… – Voilà la chose à grande vitesse… Et je me mis à lui débiter mon chapelet, je veux dire ton chapelet, ma bonne Julia. Elle s’insurgea d’abord, cria à l’abomination de la désolation, m’administra comme preuves de conviction deux ou trois bons coups d’éventail, déclara que j’avais perdu tout sens moral et tout sens commun, qu’elle était désolée de m’avoir rencontré pour entendre de pareilles choses, et patati et patata. Sans broncher, je laissai tomber la grêle. Quand je m’aperçus que la tourmente mollissait : – N’en parlons plus, comtesse, interrompis-je d’un ton dégagé ; je m’étais imaginé – triple s*t, paraît-il, que je suis – que ma petite combinaison pourrait peut-être vous intéresser. J’ai fait fausse route et il ne me reste plus qu’à vous présenter mes excuses. Sous le masque on a le droit de tout entendre comme de tout dire. En ôtant votre loup vous oublierez ma bévue et du même coup, laissez-le-moi espérer, vous me donnerez l’absolution. Elle eut un silence, puis d’un ton rasséréné : – Voyons, Hubert, c’était donc sérieux votre folie ?… – Puisqu’il est convenu qu’il n’en sera plus question. – Vous pensez bien qu’une femme comme moi y regarde à deux fois avant de se lancer dans une pareille aventure… – Je pense tout ce que vous voudrez, comtesse. – Et puis j’ai beau n’en faire qu’à ma tête et me croire assez grande dame pour pouvoir me permettre impunément tout ce qui est mon bon plaisir, il y a des choses pourtant qui me semblent un peu bien énormes… Je sais bien que nos aïeules ne faisaient pas tant de façons en semblable occurrence et qu’elles riraient bien si elles voyaient mes scrupules. Ah ! elles entendaient la vie celles-là !… mais aujourd’hui si l’on porte un chapeau rose alors que tout le monde en porte un bleu, on crie au scandale !… – Mais, remarquai-je, voyant qu’elle mourait d’envie de se rendre et qu’elle ne résistait plus que pour la forme, dans l’affaire en question, comtesse, qui pourrait crier haro ! puisque, sauf les intéressés, personne n’en saura mot. – Oh ! si j’étais sûre du secret !… soupira-t-elle. – Cette confiance m’honore, fis-je en m’inclinant. Il y eut un silence d’une seconde, puis, prenant résolument son parti : – Bah ! dit-elle, qu’importe ? Mon cher marquis, j’accepte votre proposition. – Allons donc ! fis-je à part moi, tout heureux de ma victoire. Et immédiatement nous nous mîmes à combiner le plan nécessaire à l’exécution de nos projets. Je te passe les détails, ma bonne Julia, par respect pour mon impatience… et aussi par égard pour ton éventail, dont il ne resterait bientôt plus un morceau si je prolongeais encore ce récit. La dame au coupé, en effet, dans la surexcitation où l’avaient mise les confidences du marquis, avait brisé son éventail sans même s’en apercevoir. – Il a donc été convenu qu’à une heure du matin Lilas blanc quitterait les salons de la princesse sans crier gare !… Au lieu de prendre sa voiture, elle s’élancera en toute hâte dans mon coupé avancé à point pour la recevoir, et puis en route pour les Champs-Élysées !… – Parfait, conclut Julia. Décidément, Morannes, tu es un grand diplomate !… Et maintenant, moi, mon petit, je vais filer pour tout préparer. – Et moi, dit le marquis, en tirant du gousset de son gilet une montre qui s’y trouvait enfouie sans sa chaîne et en regardant le cadran à la lueur de la lanterne du coupé, il est une heure moins dix, je n’ai que le temps d’opérer. À tout à l’heure. – À tout à l’heure, fit en écho Julia tout en baissant vivement la glace de devant de sa voiture pour donner un ordre à son cocher. Immédiatement le coupé partit comme le vent, et, de son côté, Morannes, pressant le pas, reprit le chemin de l’ambassade. Au coin de la rue de Belle-chasse, il trouva sa voiture qu’il avait eu à l’avance le soin d’y faire poster, et, montant dedans, se fit reconduire à l’hôtel de la rue de Grenelle. Il avait à peine franchi les marches du perron et se présentait dans le vestibule, que Lilas blanc y entrait. En un clin d’œil, la comtesse fut installée dans la voiture, et Hubert prit place à ses côtés. Le cocher avait reçu ses instructions et prit la direction des Champs-Élysées. La comtesse, qui avait laissé, en arrivant à l’ambassade, sa sortie de bal aux mains de son valet de pied, était en simple domino comme quelques instants auparavant dans les salons de la princesse. – Vous devez avoir froid, comtesse ? lui dit Morannes, permettez-moi de vous couvrir. Et enlevant sa pelisse fourrée il la plaça en guise de couverture sur les genoux de sa compagne. – Merci, mon cher marquis, fit la comtesse ; mais, voyez-vous, une femme qui s’amuse n’a jamais froid, et maintenant que le sort en est jeté je puis vous avouer que cette équipée m’amuse follement. – Et pourtant m’avez-vous assez malmené tout à l’heure ? soupira Morannes en feignant un ton lamentable. – Bah ! il fallait bien vous donner le mérite de combattre avant de triompher… Dites donc, marquis, poursuivit la comtesse après une pause d’une minute, comme il est heureux que je ne vous aie pas écouté il y a deux ans lorsque vous m’honoriez de vos déclarations ! Si je m’étais brûlée seulement du bout de l’aile à la flamme que vous me montriez si ardente, nous ne serions pas ici côte à côte cette nuit. À présent vous m’auriez en horreur et moi je ne pourrais plus vous souffrir. – Voilà, ce me semble, comtesse, un jugement un peu bien téméraire. – Oh ! que non ! c’est la vérité même. En matière d’amour, le temps écoulé, on regrette bien souvent d’avoir cédé, on s’applaudit toujours d’avoir résisté à l’occasion et à l’herbe tendre. Si Ève avait demandé à réfléchir au serpent, je suis sûre qu’elle n’aurait pas croqué la pomme. – Mais heureusement elle ne l’a pas demandé ; ses filles à leur tour font comme elle, et c’est, Dieu merci, pour nous autres, malheureux fils d’Adam !… – Ah ! je vous engage à vous plaindre !… – Vous avez raison, dit Hubert, je ne suis pas à plaindre en ce moment, et d’un mouvement rapide il porta la main de la comtesse à ses lèvres. – Fi ! marquis, gronda-t-elle doucement, voilà que vous devenez banal ! – Que voulez-vous, comtesse, en votre présence je perds la tête. D’ailleurs, à qui ne la faites-vous pas perdre ? Voyez ce brave Saviloff ; l’avez-vous assez ensorcelé celui-là ?… Et cependant il passait pour invulnérable, et les plus séduisantes, les plus fines avaient dû y renoncer. Là où elles n’avaient rencontré que la neige vous avez su, vous, comtesse, trouver le volcan, et il flambe ferme ledit volcan ! À côté de lui, le Vésuve en éruption n’est qu’un feu de cheminée. À l’évocation de ce nom de Saviloff, la comtesse avait eu un tressaillement et ce fut d’un ton légèrement nerveux qu’elle interrompit Morannes en lui disant : – Je vous aimais encore mieux, marquis, banal comme tout à l’heure que jouant l’impertinent comme à présent. Vous croyez m’embarrasser avec vos histoires sur le prince Saviloff, vous avez tort. La passion qu’inspire une femme ne l’intéresse qu’autant qu’elle la partage, et serais-je ici, irais-je où je vais, si celle dont vous me parlez me tenait au cœur – ou simplement même à l’imagination. Je crois qu’au fond le prince Boris vous mystifie tous au club avec son amour à grand orchestre, et que le malin Slave doit bien rire dans sa moustache de l’émoi qu’il cause à ces fameux roués de Paris. – Tiens ! tiens ! se dit en lui-même Morannes, disposé à prendre le change au jeu de la comtesse, il paraît que c’est plus sérieux chez elle encore que je ne croyais ! Et désireux de poursuivre l’enquête jusqu’au bout : – Il y a cependant des faits, dit-il, qui s’inscrivent contre votre opinion, comtesse ; la rupture, par exemple, du mariage décidé entre Saviloff et mademoiselle Vera Deckendorf. Ce n’était point cependant là une union ordinaire. C’est sous les auspices du czar lui-même qu’elle avait été arrangée. Les deux fiancés semblaient destinés l’un à l’autre dès le berceau, et une alliance de cette importance, si accomplie en tous points, ne se défait pas pour le seul plaisir de s’amuser de la galerie. – Mais qui vous assure, marquis, que cette alliance soit rompue ? reprit vivement la comtesse ; où en est la preuve ?… – Dame ! les apparences y sont au moins furieusement, et c’est un bruit notoire dans la société russe. – Si vous en êtes encore à croire les racontars de salon, mon cher Hubert, je ne vous reconnais plus, s’écria railleusement l’interlocutrice de Morannes. Vera Deckendorf sera princesse Saviloff, c’est moi qui vous le dis, et vous en serez pour vos frais de crédulité… Mais où sommes-nous ici ? continua la comtesse en abaissant à demi de son côté la glace du coupé et dans l’intention très évidente de créer une diversion. Nous avons dépassé le rond-point et je crois que nous arrivons… Voilà au moins une véritable suite de fête masquée et comme pas un des dominos de l’ambassade n’en connaîtra de pareille !… Vous êtes quelquefois bien insupportable, mon cher marquis… – Oui, n’est-ce pas, interrompit Hubert, comme il y a un instant avec Saviloff… – Mais il y a aussi de charmants moments à vous avoir pour camarade, poursuivit la comtesse sans avoir l’air de l’entendre et en lui tendant gracieusement la main. À ce moment, le cocher fit entendre un retentissant : Porte, s’il vous plaît !… et la voiture s’engouffra sous la voûte majestueuse d’un hôtel particulier. Lilas blanc était arrivée.
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