III
Tandis que le roi donnait l’ordre d’arrêter René le Florentin, Henri et Noë sortaient du Louvre et rencontraient à vingt pas de la poterne un homme qui, enveloppé de son manteau, marchait à grands pas. Comme il faisait clair de lune, l’homme les reconnut et ils le reconnurent.
– René ! exclama Henri.
Le Florentin, car c’était lui, s’arrêta et regarda les deux jeunes gens.
– Où allez-vous donc ainsi, messire ? demanda Henri.
René était pâle, et son visage abattu, ses yeux mornes, témoignaient chez lui de quelque catastrophe.
– Messieurs, dit René, excusez-moi, je vais au Louvre et je suis pressé.
– Vraiment ?
– Oui, dit René, il faut que je voie la reine sur l’heure.
– Mon Dieu ! comme vous êtes pâle, monsieur René.
– Vous trouvez ? balbutia le parfumeur.
– Ma foi ! messire, dit Henri d’un air candide et sans la moindre pointe d’amertume ni de raillerie, vous marchez d’un air effaré, vous avez la mine assombrie. Est-ce que vous n’auriez pas réussi dans ce grand projet qui devait assurer votre fortune et votre amour ?
– Non, messire.
– Ah ! diable ! Si vous m’aviez laissé consulter plus longtemps les astres, avant-hier au soir, j’aurais peut-être fini par voir clair dans cette influence néfaste qui livrait bataille à votre chance heureuse.
Henri parlait sans raillerie, du ton d’un homme convaincu de sa science et qui ne tient que des moyens surnaturels les choses étranges qu’il a découvertes.
Il jouait si bien son rôle que René s’y laissa prendre.
– Monsieur de Coarasse, lui dit-il, un grand malheur m’est arrivé… mais je vous consulterai là-dessus plus tard… peut-être viendrez-vous à mon aide… Maintenant, il faut que j’aille au Louvre.
– Mais, monsieur René, que vous est-il donc arrivé ? Parlez…
– On m’a volé ou assassiné, – je ne sais pas au juste, – mon enfant.
– Votre fille ?
– Oh ! non, dit René, mais un jeune homme que j’élevais comme mon fils et que j’aimais…
– Est-ce possible ? fit Henri d’un air si naïf que désormais le Florentin aurait pu soupçonner la terre entière de l’e********t de Godolphin avant de songer à lui. – Ma parole d’honneur ! monsieur René, continua-t-il d’un ton presque affectueux, c’est peut-être folie à moi, car vous avez la réputation d’un méchant homme, et je sais que vous êtes mon ennemi acharné…
– Moi ? non, dit René.
– Vous l’étiez, du moins.
– Je vous ai pardonné.
– Vrai ?
– Mon Dieu ! fit le Florentin avec une certaine franchise, je me suis promis de devenir meilleur. La fatalité semble m’accabler et je commence à me repentir.
– Eh bien, reprit Henri, folie ou non, je vous vois si triste, si abattu, que vous m’inspirez quelque intérêt.
René regarda Henri.
Le prince avait su donner à sa physionomie un tel aspect de franchise que l’astucieux Italien en fut dupe.
– Et si, Noë et moi, nous vous pouvions être utiles…
René parut hésiter.
– Tenez, dit-il enfin, vous m’avez déjà prédit tant de choses extraordinaires, qui se sont réalisées à moitié, que je finis par croire à votre puissance de divination.
– Vous devez d’autant mieux y croire que vous-même…
– Oh ! moi, fit René, je crois que j’ai perdu mon pouvoir… les astres ne me révèlent plus rien depuis hier… mais si vous pouvez me retrouver mon enfant…
– Je tâcherai.
Henri regarda le ciel tout constellé d’étoiles en ce moment.
– Voilà une belle nuit, dit-il. Donnez-moi votre main.
René tendit sa main.
Henri la prit et continua à regarder les étoiles.
Tout à coup, il étouffa un cri.
– Monsieur René, lui dit-il, vous allez au Louvre ?
– Oui, monsieur.
– N’y allez pas !
– Pourquoi ?
– Je ne sais, mais il vous y arrivera malheur…
– En vérité ! il le faut pourtant.
– N’y allez pas !
– Mais la reine m’attend…
– N’avez-vous rien perdu la nuit dernière ? René tressaillit.
– Je ne sais ce que c’est, mais je vois deux objets dont je ne puis préciser la forme exacte…
René pâlit et songea à sa dague et à sa clef.
– N’allez pas au Louvre, répéta Henri, car ces deux objets que je ne puis définir…
– Eh bien ?
– Eh bien, ils vous porteront malheur. N’y allez pas…
Henri parlait d’un ton convaincu qui impressionna vivement le Florentin.
Un moment René hésita et faillit rebrousser chemin.
Mais c’était l’heure où chaque soir la reine-mère l’attendait, et si René faisait trembler la France entière, un froncement de sourcils de Catherine le faisait trembler à son tour.
– Il le faut ! dit-il. Si mon étoile s’éclipse, que les destins aient leur cours, ajouta-t-il avec tristesse. Bonsoir, messieurs.
Et cet homme, si hautain la veille, s’en alla la tête basse et la mort au cœur.
La disparition de Godolphin, cet être qui était pour lui le livre mystérieux où il puisait son influence sur la reine-mère, avait jeté l’épouvante et le découragement en son âme.
Tandis que Henri et Noë paraissaient s’éloigner, René entra au Louvre, non point par la grande porte, mais par cette petite poterne gardée par un Suisse et par laquelle Nancy avait fait entrer Henri l’avant-veille, lorsqu’elle l’avait conduit chez Marguerite.
René monta le même petit escalier noir. Seulement, au lieu de prendre le couloir à gauche, il tourna à droite et se dirigea vers les appartements de la reine-mère.
René avait l’habitude d’entrer par une porte qui communiquait de ce couloir dans un cabinet de toilette attenant à la chambre à coucher de la reine.
Cette porte n’était jamais fermée qu’au loquet.
René l’ouvrit, la referma sur lui et pénétra dans le cabinet.
Puis, guidé par un rayon de clarté, il entra dans la chambre.
La chambre était vide.
Mais il y avait une lampe et des papiers épars sur une table, et devant cette table un grand fauteuil.
– La reine ne peut être loin, pensa René.
Et, en effet, à peine se fut-il adossé à la cheminée au manteau fleurdelisé, que le pas de la reine-mère se fit entendre dans la pièce voisine.
Catherine, en sortant de chez sa fille, avait couru après le roi.
Mais déjà le roi s’était enfermé dans son cabinet, et le hallebardier en faction à sa porte croisa sa pique en travers.
– Le roi ne reçoit pas, dit-il.
– Pas même moi !
– C’est pour Votre Majesté que la consigne est donnée, dit le soldat.
Catherine rentrait donc chez elle la rage au cœur, lorsqu’elle aperçut René.
La colère qu’elle éprouvait était si violente que tout d’abord Catherine regarda le Florentin, et la parole expira sur ses lèvres.
– Madame, s’écria René, qui ne prévit pas l’orage qui allait éclater, madame… je viens vous demander justice.
– Justice ! fit la reine en reculant d’un pas.
– Oui, madame…
– Et que t’a-t-on fait, maître René ? cria la reine, dont le Florentin ne devinait point encore la terrible irritation.
– On m’a assassiné ou enlevé un enfant que j’avais chez moi !
– Ah ! dit Catherine, qui, avec ce merveilleux sang-froid que les femmes savent reconquérir si vite, regarda son parfumeur.
Puis elle ajouta :
– C’est bizarre, mon pauvre René, et il se commet d’étranges choses dans Paris. Ainsi, tandis qu’on te volait ton enfant…
– Eh bien ? fit René curieux et s’apercevant enfin que la reine était pâle et que son œil brillait de courroux.
– Pendant ce temps, poursuivit Catherine, on assassinait un bourgeois de la rue aux Ours, un vieillard, une femme et un lansquenet.
– Vraiment ? fit René, dont la voix trembla tout à coup.
– Et le meurtrier laissait une clef et une dague dans la maison…
René devint livide.
– Et cette dague, exclama Catherine dont la colère éclata enfin, c’était la tienne, misérable !
Catherine, en parlant ainsi, foudroya le Florentin d’un regard…
– Madame… balbutia-t-il… vous m’aviez permis… vous…
– Tais-toi, infâme !
René courba le front et se prit à trembler. Catherine continua :
– Mais pour cette fois, je te retire ma protection qui m’a fait abhorrer de la cour tout entière…
– Madame…
– Le prévôt des marchands est allé demander justice au roi, la clameur publique t’accuse, et le roi a permis que la justice eût son cours.
René frissonna.
– Tu vas être arrêté, jugé par le parlement, condamné et roué vif.
En prononçant ces derniers mots, la reine regarda René.
Mais Catherine l’avait dit elle-même deux jours auparavant, il y avait tant de secrets entre elle et René que la pitié s’empara de son âme.
– Tiens, dit-elle, je ne puis rien que te donner le conseil de fuir.
René, éperdu, la regarda.
– Fuis, dit-elle, au plus vite !
Et elle lui montrait la porte, et il y avait une telle anxiété sur son visage que le Florentin comprit qu’il n’y avait pas à hésiter.
René reprit son manteau et voulut b****r la main de la reine.
Mais elle le repoussa.
– Arrière, assassin ! dit-elle.
René courba la tête et sortit.
Alors le Florentin regagna le couloir, et, la tête perdue, courut à la poterne par laquelle il était entré.
Comme il Fallait franchir, le Suisse croisa sa hallebarde.
– Imbécile ! dit René, qui retrouva un reste d’assurance, est ce que tu ne me reconnais pas ?
– Vous êtes messire René, dit le Suisse.
– Alors, laisse-moi passer.
– Non, dit le soldat.
– Maraud !
– C’est ma consigne, monsieur René.
– Mais tu m’as bien laissé entrer…
– J’en avais l’ordre.
– Et de qui donc ?
– Du roi.
René épouvanté s’enfuit ; il remonta l’escalier noir et rentra chez la reine.
– Madame, dit-il tout effaré, la poterne est gardée.
– Eh bien, dit la reine, ouvrant la porte de sa chambre qui donnait sur les grands appartements, tiens, passe par là ; peut-être n’a-t-on point donné de consigne aux sentinelles du grand escalier.
René traversa les grands appartements et arriva à l’escalier. Deux sentinelles étaient placées sur la première marche.
– Place ! cria René.
Les sentinelles s’effacèrent.
Au bas de l’escalier se trouvaient deux autres sentinelles.
– Place ! répéta René.
Les deux autres sentinelles s’effacèrent.
– Je suis sauvé ! pensa-t-il.
Il traversa la cour du Louvre et arriva sous la voûte.
À cette heure, la grande porte du royal édifice était toujours fermée, mais il suffisait de frapper à l’huis du corps de garde pour qu’elle s’ouvrît.
René frappa.
– Ouvrez ! dit-il.
Un Suisse parut.
– Qui va là ? demanda-t-il.
– Moi…
– Qui, vous ?
– René.
Le parfumeur avait espéré que son nom lui ouvrirait la porte.
Mais à peine l’eut-il prononcé qu’un homme sortit du corps de garde.
Cet homme, c’était Jean, duc de Grillon.
– Holà ! cria-t-il, à moi !
À cette voix retentissante, tout le poste sortit.
– Monsieur, dit René d’une voix insinuante, vous ne me reconnaissez peut-être pas ?…
– Plaît-il ? fit Crillon avec hauteur.
– Je suis René…
– Arrêtez-moi ce drôle ! ordonna le duc, qui ne daigna point lui répondre, et demandez-lui son épée.
Le Florentin comprit que Crillon avait reçu des ordres.
Un Suisse lui prit son épée, et il ne songea pas même à la tirer pour se défendre.
Alors Crillon prit cette épée, l’arracha du fourreau, jeta la gaine loin de lui, et la tenant d’une main par la poignée et de l’autre par la pointe, il la brisa sur son genou.
– Voilà, dit-il, comment on traite ces aventuriers qui singent les gentilshommes et font accuser les gens du roi. Çà ! enchaînez-moi cet assassin, ordonna-t-il.
Il n’y avait pas de chaînes dans le corps de garde, mais il y avait des cordes.
Sur un signe de Crillon, on lia les mains du parfumeur derrière son dos.
– Maintenant, continua Crillon, ouvrez la porte…
La porte s’ouvrit.
Deux Suisses se placèrent à côté de René.
Crillon le poussa devant lui.
– Marche, drôle ! dit-il.
C’était la première fois qu’un seigneur de la cour traitait aussi cavalièrement le parfumeur, cet homme dont la faveur avait été si grande jusque-là que chacun tremblait de lui déplaire.
Il est vrai que celui qui lui parlait ainsi se nommait le brave Crillon et que la reine-mère elle-même comptait avec lui.
– Foi de Crillon ! murmura le duc, c’est une vilaine besogne que le roi m’a donnée là ; mais, puisque personne ne s’en voulait charger, je m’en suis chargé, moi.
Et il fit marcher René, et le conduisit jusqu’au Châtelet, dont les portes ferrées s’ouvrirent devant lui.
Par malheur pour René, le gouverneur du Châtelet était une sorte de Crillon au petit pied, un gentilhomme incorruptible et sans peur, un vieux soldat qui se nommait le sire de Fouronne et qui haïssait tous ces courtisans italiens venus en France à la suite de la reine-mère.
– Monsieur, lui dit Crillon, vous voyez cet homme ?
– Oui, certes, c’est René le Florentin, dit le sire de Fouronne.
– Eh bien, c’est un assassin qui sera roué sous peu, de par le roi !
Le sire de Fouronne toisa René.
– Il y a longtemps, dit-il, que ce devrait être fait…
– Je vous le confie, ajouta Crillon, et vous m’en répondez sur votre tête…
– J’en réponds, dit simplement le vieux gouverneur.
René comprit, en entrant dans son cachot, où on lui mit les fers aux pieds, qu’il n’avait ni merci, ni pitié à attendre.
– Ah ! murmura-t-il, si j’avais écouté ce sire de Coarasse, cet endiablé Béarnais qui lit l’avenir dans les astres…
Tandis que les portes massives du Châtelet se refermaient sur René le Florentin, Henri et Noë causaient au clair de lune, assis au bord de la rivière, en attendant que dix heures vinssent à sonner à l’église de Saint-Germain l’Auxerrois.
– Noë, mon ami, disait Henri, comment trouves-tu que je m’acquitte de mon rôle d’astrologue ?
– À merveille !
– Sais-tu que j’ai accompli un tour de force, mon mignon ?
– Certes, oui !
– Persuader à un homme qui jouit de la réputation de sorcier que l’on est plus sorcier que lui, c’est joli !
– Mais dangereux…
– Bah ! j’ai eu un moment de pitié pour lui, tout à l’heure, tant il avait l’air épouvanté ; mais ma pitié n’y a rien fait, il est allé tomber dans la souricière.
– Je suis de l’avis de Pibrac, moi.
– Et que dit Pibrac ?
– Qu’il sortira du Châtelet, et que, s’il n’en sort pas, le parlement l’acquittera.
– Oh ! fit Henri.
– Bah ! vous verrez. Et comme tôt ou tard il apprendra que nous l’avons mystifié…
Mais Henri interrompit son compagnon :
– Noë, mon ami, dit-il, il me vient une idée.
– Vrai ?
– Une idée merveilleuse !
– Voyons !
– Et qui nous mettra pour toujours à l’abri des colères et des représailles de ce maudit Florentin.
– Ah ! par exemple ! dit Noë ; mais voyons-la donc, cette idée.
– Paola t’aime, n’est-ce pas ?
– À la folie !
– Fat !
– Mais non… parole d’honneur !
– Eh bien ! enlève-la…
– Diantre ! c’est grave.
– Ce sera un otage.
– Soit ! Mais où la mettrons-nous ?
– Avec Godolphin. Godolphin aime Paola. Si Paola consent à demeurer ta prisonnière, il ne sera plus besoin d’enfermer Godolphin.
– Ah ! par exemple ! dit Noë, l’idée est bonne, et j’y réfléchirai.
– Je te le conseille.
– Et dès ce soir je sonderai le terrain.
– Tu y vas donc ?
– Parbleu !
En ce moment dix heures sonnèrent.
– Et moi, dit Henri en riant, je vais médire du prince de Navarre.
Les deux jeunes gens remontèrent sous les murs du Louvre, se donnèrent une poignée de main et se séparèrent.
Noë prit le chemin du pont Saint-Michel.
Henri se mit à se promener de long en large, trouvant la lune indiscrète et attendant Nancy.
Nancy ne tarda point à paraître sur le seuil de la poterne.
Elle toussa, Henri s’approcha.
Le Suisse qui avait tout à l’heure si gaillardement croisé sa hallebarde devant René le Florentin paraissait maintenant dormir tout debout.
Cependant, ce n’était pas le même que celui de l’avant-veille.
– Il paraît, pensa Henri, que c’est la consigne ordinaire…
Et il se laissa prendre la main par Nancy, qui l’entraîna vers l’escalier noir.
Le prince monta conduit par Nancy.
L’escalier était plus sombre que jamais, et il sembla au prince qu’il s’était allongé.
– Mais, dit-il, comme il continuait à monter, il me semble que ce n’était pas si haut.
– C’est vrai.
– Comment ! le Louvre a grandi ?
– Non, certes, dit la camérière.
– Alors, madame Marguerite…
– Chut !
– Elle est donc montée d’un étage ?
– Nullement.
– Mais… alors…
– Alors, lui souffla Nancy à l’oreille, avez-vous ouï-dire que les princes se mariaient quelquefois par procuration ?
– Sans doute.
– Eh bien, ce soir, elle fait comme eux…
– Hein ? fit Henri.
– C’est moi que vous trouverez au rendez-vous. Et ce disant, Nancy ouvrit une porte et fit entrer le jeune prince dans une jolie petite chambre bien coquette et toute parfumée !
– C’est mon logis, dit Nancy. Vous pouvez vous jeter à mes pieds, tout ce que vous me direz sera fidèlement rapporté…
Et Nancy se prit à rire comme une folle, ferma sa porte et tira le verrou.
– Allons, dit-elle, voyons !… Mais tombez donc à mes genoux !
Henri la regarda…
Nancy était jolie à croquer !