II
Les révélations de Joseph Miron, prévôt des marchands, avaient produit une certaine sensation parmi les convives du roi Charles IX ; sensation fort désagréable, du reste, car déjà, à cette époque, on pressentait les idées indépendantes et les turbulences futures des bourgeois de Paris.
Le règne de Charles IX laissait deviner les désordres du règne suivant, – et il ne se passait, pour ainsi dire, pas un jour que la bourgeoisie de Paris, les confréries, les congrégations, n’eussent maille à partir avec la noblesse…
Il y avait déjà du ligueur dans ce grand et majestueux prévôt des marchands, qui avait l’audace d’interrompre le souper du roi et de venir porter une accusation contre les gens d’épée.
Le roi avait entraîné maître Joseph Miron assez loin pour que, de la table, on n’entendît point ce qu’il disait ; mais les convives de Sa Majesté ne la quittaient point du regard.
– Messieurs, dit tout bas M. de Pibrac, il y a de l’orage dans l’air ; le roi fronce le sourcil et il me semble que ses lèvres pâlissent : c’est un signe de tempête.
– Gare à René ! murmura Noë à l’oreille du prince.
– Ces marchands deviennent d’une insolence extraordinaire ! grommela Crillon. Pour un bourgeois tué, si on les écoutait, on assemblerait les parlements.
Tandis que les convives du roi causaient à voix basse, Joseph Miron, le hautain prévôt, disait à Charles IX :
– Sire, il est temps que Votre Majesté, par quelque sévère édit, fasse bonne justice de certains étrangers…
– Que voulez-vous dire, monsieur le prévôt ?
– On a trouvé, chez le malheureux argentier, un poignard de forme italienne, ce stylet avec lequel on a tué le lansquenet…
– Ah ! dit le roi, vous l’avez, ce poignard ?
– Oui, Sire, le voilà.
Et le prévôt tira le stylet du Florentin de dessous sa simarre.
À la vue de cette arme, le roi, qui se souvenait de l’avoir vue au flanc de René et d’en avoir même admiré le travail, car la poignée en était merveilleusement ciselée, le roi eut un tressaillement et ses narines se gonflèrent.
– Donnez-moi cela, dit-il, et achevez votre déposition, monsieur le prévôt.
– Avec le poignard, continua Joseph Miron, il y avait une clef… l’assassin a oublié le tout sur un siège. Or, Sire, cette clef est d’un merveilleux travail et on n’en forge point, assurément, de pareilles dans le royaume. Un Italien seul…
– Donnez-moi cette clef, interrompit brusquement Charles IX.
Et il prit la clef que le prévôt lui tendit.
– Maître Joseph Miron, lui dit-il alors, il est inutile que vous prononciez certains noms. Rentrez chez vous, je vous engage ma parole que justice sera faite.
– J’y compte, Sire, répondit le prévôt avec fermeté.
Il salua profondément et se retira.
Alors le roi revint se mettre à table, et il ne dit pas un mot de ce que le prévôt lui avait révélé ; mais après avoir gardé le silence pendant quelques minutes :
– Messieurs, dit-il, je vous serai très obligé de ne point répéter ce qui vient de se dire ici. Je veux éclaircir cette affaire avant qu’on la divulgue.
Puis il ajouta, s’adressant à M. de Pibrac :
– Vous ferez prévenir la reine-mère que j’irai la visiter ce soir.
Le roi prononça ces derniers mots avec un accent de colère concentrée qui fut remarqué par ses convives.
À partir de ce moment, le roi ne mangea plus que du bout des dents et il demeura sombre et pensif.
Les convives se regardaient d’un air consterné. Seuls, Henri et Noë échangeaient parfois un regard.
Enfin, le roi se leva de table.
– Prévenez la reine-mère, dit-il à Pibrac.
Le capitaine des gardes se leva et sortit sans mot dire.
– Messieurs, je vous salue, dit le roi, congédiant ainsi les gentilshommes à qui il avait fait l’honneur de les admettre à sa table.
– Harnibieu ! murmura M. de Crillon, si le lansquenet de malheur qui nous a ainsi changé l’humeur du roi n’était pas mort, je lui tordrais le cou moi-même.
Henri et Noë sortirent les derniers.
Mais au moment où Henri passait le seuil de la porte, il aperçut Raoul dans l’antichambre qui lui faisait un petit signe mystérieux.
Le prince s’approcha du page.
– Monsieur de Coarasse, lui dit Raoul, j’ai une commission pour vous.
– Ah ! dit Henri, de qui donc ?
– De Nancy…
– Vraiment, mon mignon ?
– Oui, monsieur.
– Et que me veut-elle, Nancy ?
– Elle m’a chargé de vous dire qu’il y avait migraine et migraine.
– Bon !
– Et qu’il en était une qui se calmerait peut-être, si vous alliez vous promener au bord de l’eau.
– À quelle heure ?
– À dix heures, dit le page.
– Est-ce tout, ami Raoul ?
– Tout, monsieur.
– Eh bien, merci… au revoir !
– Monsieur de Coarasse, dit Raoul, pardon… j’oubliais…
– Ah !
– J’oubliais de vous rappeler que… vous m’avez fait une promesse…
– Oui, certes, de parler pour vous à Nancy, n’est-ce pas ?
Au lieu de répondre affirmativement, Raoul se contenta de rougir.
– Eh bien, soyez tranquille, dit le prince, je m’occuperai de vous.
En parlant ainsi, Henri regardait le sablier qui se trouvait dans l’antichambre.
Le sablier ne marquait que neuf heures.
– Que vais-je donc faire d’ici à dix heures ? pensait-il.
Mais M. de Pibrac, qui s’était acquitté de la mission que lui avait donnée le roi, revint et lui dit en passant :
– Attendez-moi, monseigneur…
Henri et Noë demeurèrent dans l’antichambre et entendirent le capitaine des gardes disant au roi :
– S.M. la reine-mère est en ce moment chez madame Marguerite.
Le roi répondit :
– Eh bien, je vais l’aller trouver chez Margot.
M. de Pibrac sortit de chez le roi et dit aux deux jeunes gens :
– Venez avec moi…
– Hum ! pensa le prince, je gage que M. de Pibrac nous veut questionner et qu’il se doute que nous en savons plus long que lui sur l’histoire de la nuit dernière.
Le prince se trompait. M. de Pibrac n’avait pas soupçonné un seul instant ni quel fût le véritable assassin de Samuel Loriot, ni que Henri et Noë se trouvassent indirectement mêlés à cette ténébreuse affaire.
Le capitaine des gardes emmena les deux jeunes gens chez lui et ferma la porte au verrou. Aussitôt qu’ils furent entrés :
– Monseigneur, dit-il en souriant, le roi va aller voir madame Catherine, qui se trouve en ce moment chez la princesse. Je gage que, comme moi, Votre Altesse est curieuse de savoir ce qui va se passer. Bien certainement, ajouta Pibrac, il s’agit de quelque estafier de la reine-mère. Le prévôt des marchands en a dit très long au roi, dans l’embrasure de la croisée.
Henri se prit à sourire
– Est-ce que vous ne devinez pas ? dit-il.
– Deviner quoi ?
– Quel est l’assassin de Loriot ?
– Ah ! mon Dieu ! dit Pibrac, où avais-je donc la tête ? ce nom de Loriot qu’on prononce devant moi depuis une heure ne m’avait pas encore frappé. Mais c’est ce bourgeois dont vous avez arraché la femme aux griffes de René.
– Oui, fit le prince d’un signe de tête.
– Mais alors…
– Alors René a été plus heureux la seconde fois que la première.
– Il a enlevé la femme ?
– Oh ! non, dit le prince, mais il a tué le mari. Quant à la femme, elle est en sûreté.
Alors, Henri raconta au capitaine des gardes ébahi tout ce qui s’était passé depuis deux jours.
– Ah ! monseigneur, dit enfin Pibrac, savez-vous que vous jouez un terrible jeu ?…
– Bah ! je ne crains point René.
– Craignez-le, au contraire, monseigneur. René sera d’autant plus dangereux, qu’il sera terrassé. La partie est engagée, ne reculez pas… mais soyez aussi prudent que courageux, car, sans cela, vous êtes perdu.
M. de Pibrac ouvrit alors le bahut aux livres de chasse et démasqua le passage secret.
– Certes, dit-il, ce n’est plus la curiosité qui me pousse, c’est l’instinct du danger. Il faut se faire des armes de tout et savoir à tout prix ce qui va se passer entre la reine-mère et le roi.
– Allons ! fit Henri.
Noë demeura dans la chambre de M. de Pibrac, et ce dernier, ainsi que Henri, se glissa à pas furtifs dans le couloir mystérieux.
Ce fut Henri qui colla son œil au trou ménagé dans les pieds du Christ.
Marguerite et la reine étaient seules.
Marguerite disait :
– Que peut vouloir le roi à cette heure ? On dit qu’il est d’une humeur charmante depuis ce matin.
– C’est que je ne lui ai point parlé des affaires de l’État, répondit la reine-mère avec aigreur ; le roi ne s’ennuie que lorsqu’on le veut occuper du bien de son royaume.
– C’est qu’aussi c’est bien ennuyeux, la politique, murmura la jeune princesse.
La reine n’eut pas le temps de répondre, car des pas retentirent et un chambellan ouvrant la porte à deux battants annonça :
– Le roi !
Charles IX entra.
Marguerite et la reine-mère s’attendaient à le voir sourire ; mais elles demeurèrent interdites en le voyant pâle, sombre, le sourcil froncé, marchant d’un pas brusque et inégal.
– Bonjour, Margot, dit-il en baisant la main de sa sœur.
Puis il s’inclina fort sèchement devant sa mère.
– Bonsoir, madame, dit-il.
Et il s’assit. La reine-mère le regardait avec plus de curiosité que de frayeur.
– Madame, dit le roi après un moment de silence farouche, je vous viens prévenir qu’il y aura demain assemblée du parlement.
La reine fit un geste de surprise.
– Et je vous viens prier d’y assister, continua le roi, car il y sera jugé un grand coupable.
Catherine ne comprenait point et continuait à lever sur le roi un regard étonné.
– Le coupable, continua Charles IX, sera condamné au supplice de la roue, et la sentence sera exécutée avant trois jours.
– Mais de quel coupable parlez-vous, Sire ? demanda la reine.
– D’un voleur, d’un lâche assassin.
La reine tressaillit.
– Mais, dit-elle sans se départir un seul moment de son calme, les voleurs et les assassins regardent votre grand prévôt, Sire, et non moi.
– Vous vous trompez, madame.
– Et j’ai cru que Votre Majesté m’allait parler de quelque prince ou seigneur qui avait conspiré contre le bien de l’État ou celui de la couronne…
– Les conspirateurs, madame, sont ceux qui désaffectionnent les peuples en s’abritant sous la protection royale pour égorger de paisibles bourgeois et les dépouiller…
Catherine de Médicis comprit tout ; elle se souvint que René lui avait, la veille, demandé la vie d’un homme.
– Vous aviez donc protégé quelque misérable, Sire ? dit-elle.
– Moi, madame ? non, mais vous !
– Moi !
Le roi ne se laissa point dominer par l’air majestueux de sa mère.
– Écoutez-moi donc, madame, dit-il froidement, écoutez-moi.
– Je vous écoute, Sire.
– On a assassiné, dans la rue aux Ours, la nuit dernière, dans le double but de lui enlever sa femme et de le voler, un argentier du nom de Loriot.
– Un huguenot, je crois, hasarda la reine.
– Un bourgeois de Paris, madame.
– Eh bien ? fit la reine.
– L’assassin a oublié, dans la maison de sa victime, un poignard et une clef.
– Oh ! pensa Catherine, l’imprudent !
– Ce poignard et cette clef, les voilà, dit le roi. Et il montra les deux objets à la reine, qui ne put réprimer un geste de surprise.
– Est-ce que vous ne reconnaissez point cette arme ? demanda le roi.
– Non, Sire… Comment voulez-vous…
– Allons donc ! madame, regardez bien… il y a un chiffre sur la lame, et ce chiffre… c’est celui de votre favori, de René le Florentin !
À son tour la reine était pâle et sombre.
– Si René a commis le crime, je le châtierai, dit-elle.
– Oh ! pardon, répliqua le roi, ceci ne vous regarde point, madame. C’est l’affaire du parlement, et ensuite du bourreau.
– Sire, dit-elle, René est un serviteur dévoué… il a rendu de grands services… il a sauvé la couronne en dévoilant un complot.
– C’est un assassin, madame.
– Mais, Sire, pour un bourgeois…
La reine n’eut pas plutôt prononcé ce mot avec un dédain suprême qu’elle se mordit les lèvres et comprit qu’elle venait de perdre René en voulant le sauver.
– Un bourgeois ! s’écria Charles IX, dont la colère éclata comme un coup de tonnerre, un bourgeois ! mais ce sont les bourgeois, madame, qui renverseront mon trône un jour, si je n’y prends garde. Avant huit jours, René sera roué vif en place de Grève !
Et le roi se leva avec emportement et sortit, sans que la reine-mère songeât à le retenir.
Le roi parti, Catherine et Marguerite se regardèrent.
– Ce René, dit enfin la reine, est un misérable qui finira par me brouiller tout à fait avec le roi.
Marguerite se tut.
– Mais, ajouta Catherine, il m’est utile, je le sauverai.
Et la reine sortit à son tour, sans doute pour rejoindre le roi.
Alors Henri se pencha à l’oreille de M. de Pibrac.
– Allons-nous-en, murmura-t-il.
– Venez, dit le capitaine aux gardes.
Ils quittèrent le couloir mystérieux, et lorsque le bahut fut refermé, Noë les regarda tous deux.
Les éclats de voix du roi avaient traversé le couloir et étaient parvenus jusqu’à lui.
– Eh bien, mais, reprit Henri, cela sent mauvais pour René.
– Peuh ! fit M. de Pibrac.
– Et, ajouta le prince, il pourrait bien être roué vif.
Pibrac haussa les épaules.
– Le roi est le roi, dit-il, mais la reine seule est maîtresse.
– Que voulez-vous dire ?
– Que le parlement acquittera René.
– L’osera-t-il donc ?
– Si toutefois on en arrive là, dit le capitaine des gardes. Mais on n’arrêtera même pas le parfumeur.
M. de Pibrac se trompait, car en ce moment on gratta à la porte :
– Qui est là ?
– Moi, dit la voix de Raoul.
– Que nous veux-tu ?
– Le roi vous mande.
– Diable ! murmura le capitaine gascon, qui ne put se défendre d’un mouvement d’effroi.
Puis il dit au prince :
– Attendez-moi ici… je reviens.
Henri, qui n’oubliait point son rendez-vous, regarda le sablier.
– Impossible, dit-il, il est dix heures… Monsieur de Pibrac, je vous serai reconnaissant de ne point rouvrir votre bahut ce soir.
Et tandis que M. de Pibrac s’en allait chez le roi, qui sans doute lui voulait commander d’arrêter René le Florentin, – mission que M. de Pibrac redoutait fort, – Henri et Noë sortirent du Louvre.
M. de Pibrac entra chez le roi.
– Votre Majesté m’a fait demander ? dit-il, prenant un air étonné.
– Oui.
– Je suis aux ordres du roi.
– Pibrac, mon ami, dit Charles IX, qui se promenait à grands pas dans son cabinet, vous allez prendre avec vous quatre de mes gardes.
– Oui, Sire.
– Et vous me chercherez, dans le Louvre ou dans Paris, jusqu’à ce que vous l’ayez trouvé, maître René le Florentin.
– Est-ce que Votre Majesté, demanda Pibrac, désire consulter les astres ?
– Je veux punir un assassin, dit le roi.
Pibrac jugea convenable de manifester une grande stupeur.
Mais le roi continua :
– C’est René qui a assassiné le bourgeois Samuel Loriot.
– Ah ! Sire, est-ce possible ?
– J’en ai la preuve.
– Est-ce que Votre Majesté me commande de l’arrêter ?
– Certainement.
– Où le conduirai-je ?
– Au Châtelet, et vous le ferez mettre au fort ; puis vous direz au gouverneur de la prison qu’il répond de lui sur sa tête…
Pibrac s’inclina, fit un pas vers la porte, puis revint.
– Qu’est-ce ? demanda le roi.
– Sire, répondit Pibrac, je suis un pauvre gentilhomme que la reine-mère aimait déjà fort peu.
– Ah ! fit le roi.
– Et qui sera un homme perdu demain, lorsqu’il aura arrêté le favori de madame Catherine.
– Plaît-il ? fit le roi avec hauteur.
– Ah ! soupira Pibrac, si Votre Majesté me voulait envoyer à la guerre, j’irais de meilleur cœur m’exposer à une arquebusade…
– Est-ce que vous auriez peur, Pibrac ?
– Sire, répondit le capitaine des gardes, si M. le duc de Grillon était chargé de ma besogne, il s’en tirerait mieux que moi…
Charles IX regarda son favori, puis il songea que sa mère était la plus vindicative des femmes.
– Tu as raison, mon pauvre Pibrac, dit-il, ma mère n’osera pas toucher à Grillon, tandis que toi…
– Oh ! moi, dit Pibrac, je suis un homme perdu, si Votre Majesté exige que j’arrête cet empoisonneur.
– Va me chercher Grillon, dit le roi.
Quelques minutes après, le duc de Crillon arriva.
– Duc, lui dit le roi, vous allez me faire arrête René le Florentin, le parfumeur de la reine.
– Harnibieu ! Sire, s’écria Crillon, l’homme sans peur, jamais Votre Majesté ne m’a commandé plus agréable besogne.
– Je penserais comme vous, monsieur le duc, dit M. de Pibrac, si je m’appelais Crillon.
– Allez ! dit le roi, toujours sombre et farouche.