CHAPITRE III
Adalbert avait désobéi
Quels que soient les charmes de la vie quotidienne, c’est pour nous une grande jouissance de rompre la monotonie, même dans nos plaisirs. Qu’on juge des transports de bonheur qui éclatèrent en famille lorsque M. de Valneige déclara un beau matin, pendant le déjeuner, qu’il allait mettre à exécution un charmant projet formé depuis longtemps, et tour à tour accepté, combattu, retardé. Ce projet réunissait toutes les conditions qui flattent le désir, car non seulement il était charmant, mais il se faisait attendre, et depuis un an notre petit monde en parlait tout haut et tout bas, disant : Quand donc ferons-nous le grand voyage ? quand verrons-nous Paris, Strasbourg, Vienne, Prague ? des lacs, des montagnes ?… À cette seule pensée, on sautait sur sa chaise, même en achevant sa page d’écriture, ce qui ne manquait pas d’y faire un très regrettable pâté.
Eh bien oui, c’était décidé, on partait pour l’Allemagne ; on allait voyager lentement, sans fatigue, n’ayant d’autre but que de s’instruire sans livres et de s’amuser. Il est vrai que Mme de Valneige, qui désirait particulièrement ce voyage, avait un but secret ; elle était inquiète de la santé de son mari, et les médecins jugeaient que le remède le plus actif était le changement de lieu et d’habitudes ; on espérait combattre ainsi une sorte de mélancolie nerveuse qui tourmentait M. de Valneige, et qui de temps en temps était accompagnée de quelques accès de fièvre. Son excellente femme cachait soigneusement son inquiétude pour ne pas augmenter le mal. Quant aux enfants, comme leur père n’était pas couché, et s’habillait comme tout le monde, ils trouvaient qu’il se portait à merveille.
Lorsque la décision fut connue, on battit des mains aux paroles du bon père de famille, et quand il eut dit : – Nous partons dans huit jours ; – on lui sauta au cou.
Huit jours après, toute la famille était en route ; le fidèle Gervais, domestique de confiance, suivait les voyageurs et tout le monde était enchanté, excepté la vieille Rosette qui avait versé beaucoup de larmes en voyant partir ses quatre enfants, comme elle les appelait. Dès qu’ils n’étaient plus sous ses yeux, elle les croyait perdus… pauvre vieille ! si elle avait pu prévoir… mais non, ne disons rien.
On demeura dix jours à Paris. Les enfants admirèrent surtout les promenades. La différence des âges et des connaissances acquises se faisait sentir dans la diversité de leurs appréciations. Par exemple, en face du palais des Tuileries, Adalbert ne donnait qu’un coup d’œil au monument historique, et cent coups d’œil aux petits poissons rouges qui nagent dans les bassins, et aux cygnes majestueux dont la race a vu se passer tant d’évènements, sans savoir pour cela son histoire de France. Il fut aussi très frappé de la longueur des Champs-Élysées, de la foule, des voitures ; mais ce qui le frappait davantage, et d’une façon désagréable, c’était l’obligation qu’on lui imposait de donner la main. Ceci lui parut insupportable, et nuisit considérablement dans son esprit aux splendeurs de la capitale. Lui, si libre à Valneige, n’était-il donc venu à Paris que pour y être traité comme une petite fille ? Fi donc ! un homme ! Hélas ! le pauvre enfant, s’il avait pu se douter… mais non, il n’est pas encore temps.
Après avoir vu de Paris ce qui peut surtout plaire à des enfants, M. de Valneige prit le chemin de fer de l’Est, et, tout en s’arrêtant aux stations intéressantes, on finit par arriver à Strasbourg où l’on vit avec admiration la cathédrale, ce chef-d’œuvre qui atteste le développement successif de l’architecture gothique, depuis son origine dérivée du plein cintre, jusqu’au fini qui se remarque dans la nef principale.
La grande horloge astronomique, dont les heures sont marquées par des statues qui vont et viennent, étonna et charma nos jeunes voyageurs, bien plus que le transept et la façade. Quant au petit Adalbert, en dépit des savants architectes, en dépit même de Vauban et de sa citadelle pentagone, il ne vit dans Strasbourg qu’une chose : le coq qui chante sur la tourelle latérale au moment où midi sonne à l’horloge merveilleuse, et où tous les apôtres apparaissent ensemble.
Dire que c’est un coq pour rire et qu’il chante tout de même ! c’est un peu fort !
Le petit garçon fut donc ravi, non précisément de Strasbourg, mais du coq qui pour lui remplissait Strasbourg. Cependant, cette belle et majestueuse ville avait, elle aussi, un très grand inconvénient… il fallait donner la main !
On partit pour Vienne, et l’on s’arrêta le long de la route, comme on avait fait de Paris à Strasbourg. M. de Valneige ayant résolu de séjourner au moins huit jours dans la capitale de l’Autriche, on eut le temps de voir beaucoup de choses, et de se promener à loisir dans la grande allée du Prater et ailleurs. Les enfants ne se lassaient point d’admirer ce qu’on appelle le Prater sauvage, et qui n’est en partie qu’une forêt antique où paissent des cerfs et des chevreuils. Ces beaux animaux, joignant les avantages de la vie domestique aux charmes de la liberté, entendent chaque soir le son du cor, et se rendent près de la maison de plaisance, où les attend une distribution de fourrage. Eugène et Frédéric trouvaient l’idée parfaite, et ils avaient raison.
Le père de famille mena ses fils à l’arsenal, et leur fit visiter les différents ateliers où se fabriquent les armes. Ils y passèrent trois heures et décidèrent en sortant qu’ils se prépareraient pour Saint-Cyr.
Mme de Valneige ayant témoigné le désir de parcourir les environs de Vienne, en longeant par le chemin de fer la rive droite du Danube, toute la colonie s’ébranla. On vit d’abord Schonbrunn, château de plaisance impérial, achevé sous Marie-Thérèse. Dans ce château, on remarqua la chambre où Napoléon signa le traité de Schonbrunn en 1809, et où mourut vingt-trois ans plus tard, par l’instabilité des choses humaines, son fils le duc de Reichstadt. Adalbert, vu sa grande jeunesse, fut moins frappé de ce contraste historique que des trente-deux statues de marbre qui ornent le parterre des palmiers, de l’obélisque, de la belle fontaine qui a donné son nom au château, et surtout du lion, du tigre, et autres animaux qu’on voit dans la ménagerie.
Le château de Luxembourg fut aussi visité. Ce qu’Adalbert remarqua le plus, en fait de souvenirs autrichiens, ce fut les vieilles carpes dorées qu’il aperçut dans l’étang lorsqu’on revint du château à la gare ; il leur donna du pain qu’elles daignèrent accepter comme l’avaient fait les petits poissons rouges des Tuileries. On voit qu’Adalbert avait des succès, non seulement en France, mais en Autriche.
Les huit jours passés à Vienne s’étant écoulés rapidement, on s’achemina vers Prague, toujours en s’arrêtant aux grandes stations. Adalbert quitta Vienne sans chagrin, il trouvait qu’il y avait dans la capitale de l’Autriche quelque chose de fort ennuyeux, un véritable et très grand inconvénient… il fallait donner la main ! On ne peut se figurer quel était l’esprit d’indépendance de ce petit bonhomme. Obéir était pour lui un supplice. Pauvre, pauvre Adalbert !…
On se réjouissait fort d’entrer en Bohême. Ce nom, disait Camille, avait quelque chose de bien étranger, d’intéressant, et même d’un peu effrayant ; il lui semblait qu’il ne devait y avoir dans ce pays que ce qu’on appelle des diseuses de bonne aventure.
M. de Valneige, qui ne perdait pas une occasion d’instruire ses enfants, leur fit en quelques mots l’historique de ce plateau élevé, qui est comme enfermé dans une ceinture de montagnes, et sillonné lui-même par des rameaux de ces montagnes.
Il leur apprit à ne pas confondre les Bohèmes et les Bohémiens.
Les Bohèmes sont les habitants du pays, qui mènent notre vie à tous. Les Bohémiens forment un peuple à part qui a conservé les traits caractéristiques d’une peuplade vagabonde qu’on vit au quinzième siècle se répandre en Europe, et particulièrement en Bohême, en Hongrie, en Italie, en France et en Espagne ; il y a de ces tribus nomades dans tous ces pays ; le nom change, mais les mœurs ne changent pas. En France on les appelle Bohémiens ; en Espagne Gitanos ; en Italie Zingari, en Angleterre Gypsies.
Ce peuple offre un très singulier spectacle au milieu de notre vieux monde. Méprisé, pourchassé, pendant trois cents ans, et néanmoins toujours debout, toujours errant, dérobant sur son passage, et disant la bonne aventure. On conçoit que, précisément à cause de leurs habitudes étranges, ils se marient entre eux. Ainsi se perpétue cette race indépendante, redoutée non sans raison, et vivant au milieu de la foule sans se mêler à elle, si ce n’est pour lui débiter des folies et des mensonges, l’amuser un moment, et en tirer le peu qu’il faut pour subvenir à des besoins très restreints.
En certains endroits néanmoins, les Bohémiens ne sont pas errants ; ceux qu’en Espagne on nomme Gitanos habitent des quartiers séparés dans Cordoue et dans Séville ; mais partout ils parlent la même langue ; cette langue est douce, harmonieuse, et dérive du slave.
Ce qu’il y a de remarquable, c’est le respect profond que ces hommes indépendants ont pour leur propre chef. Leur entêtement, leur obstination tombe devant l’autorité de celui d’entre eux qui les commande, et il faut convenir qu’en cela du moins, ils font mieux que nous. On fait remonter leur origine aux anciens Perses qui vinrent s’établir en Égypte lorsque Cambyse, l’indigne fils de Cyrus, s’empara de cette belle contrée ; on sait que ce fut au moyen des chiens et des chats qu’il mit en tête de son armée, et sur lesquels les Égyptiens n’osèrent lancer leurs flèches parce que, à leurs yeux, ces animaux étaient sacrés. À l’appui de cette opinion sur l’origine de ce peuple singulier, la physionomie belle et expressive de la plupart des Bohémiens rappelle le type persan. Certains chants anciens, qui se sont perpétués dans cette race, donnent aussi à penser que l’Égypte les a vus jadis, entre autres une sorte de complainte dans laquelle ils célèbrent les beautés du Nil, et lui envoient de plaintifs regrets.
Les Bohémiens ont en général les membres nerveux et bien faits, et sont doués d’une grande souplesse de corps. Leurs femmes ont la taille mince, flexible, les mouvements gracieux, et, il faut le dire à leur louange, chez elles a persisté, à travers leur demi-sauvagerie, un respect admirable pour leur honneur : elles sont remarquables surtout en Espagne, par la sévérité de leurs mœurs.
Voilà donc nos voyageurs en Bohême. Prague les enchanta par ses maisons disposées en terrasse, soit dans la plaine, soit sur les collines, par son palais royal, ses tours, ses tourelles, ses clochetons, et par les hauteurs qui dominent les deux rives de la Moldau. Cet aspect est en effet très frappant, et quand on est en face de ces beautés, on se sent réellement bien loin de la Seine, ce qui charme toujours les Français en voyage, bien qu’ils reviennent au pays avec une joie sans pareille.
Adalbert était particulièrement ravi de ne rien comprendre en passant auprès des promeneurs qui faisaient entre eux la conversation. Plus de la moitié parlaient bohème, et les autres allemand.
« Je suis content, disait le petit homme, moitié riant, moitié sérieux, je suis content parce que je voyage à l’étranger !
– Raison de plus pour donner la main, » répondait Camille qui, par instinct féminin, partageait la perpétuelle inquiétude de sa mère au sujet du petit désobéissant. Elle avait beau dire, il ne l’écoutait guère, et il fallait un ordre bien positif de son père ou de sa mère pour le forcer à donner la main ; encore s’échappait-il très souvent pour voir ceci ou cela, et ces méfaits causaient une sorte de petite guerre dans laquelle les armes n’étaient pas toujours courtoises.
La vue du pont à seize arches jeté sur la Moldau excita l’attention de nos voyageurs. En effet, avec ses tours antiques, ses statues en pierre, et ses sanglants souvenirs, il ressemble à un vieux guerrier qui a bien défendu son drapeau. Comment ne pas rendre hommage en passant à la statue en bronze de ce noble patron de la Bohême, généreux martyr du secret inviolable de la confession ? On a pris soin d’indiquer à tous les siècles l’endroit précis où le prêtre, pour ne pas perdre son âme, consentit à perdre son corps plutôt que de manquer au profond secret du sacrement. Il fut noyé dans la Moldau, par l’ordre barbare de l’empereur Wenceslas. Les chrétiens de son temps l’admirèrent, et ceux d’aujourd’hui s’en vont encore chaque année par milliers, au jour anniversaire de son supplice, regarder en ce lieu la Moldau qui parle et parlera toujours de saint Jean Népomucène.
On remarqua le quartier occupé par la noblesse bohème, et toute cette partie de la ville que borne au nord le palais archiépiscopal. Puis on alla voir la cathédrale. M. de Valneige, qui avait visité quelques années plus tôt celle de Cologne, trouva une grande analogie entre ces deux monuments qui remontent d’ailleurs l’un et l’autre au quatorzième siècle. La cathédrale de Prague est beaucoup plus vaste ; aussi M. de Valneige disait-il en riant que les deux temples lui faisaient l’effet de deux jumeaux, dont l’un a grandi plus que l’autre.