CHAPITRE II
Adalbert avait un grand défaut
Adalbert était un bon enfant aux yeux vifs, au sourire fin, bien pris dans sa petite taille, souple comme une gazelle, adroit, léger à la course, et capable de toutes les gentillesses possibles. Sa figure était heureuse, c’est-à-dire qu’elle avait, quand il était sage, cette aimable et fraîche expression qui prévient les étrangers en faveur d’un enfant.
On était bon pour lui, on se faisait une joie de lui procurer du plaisir, et pourtant, quand on le connaissait bien, on voyait qu’il avait un défaut, un très grand défaut… Il était désobéissant !
Au lieu de se rappeler que toutes les personnes qui l’entouraient savaient beaucoup plus que lui, il se posait en connaisseur, et prétendait qu’il pouvait sans inconvénient faire telle ou telle chose défendue.
Évidemment il se trompait, car lors même qu’il n’en résulte aucun dommage apparent, le mal de la désobéissance est réel, et vaut la peine d’être redouté à cause des grands malheurs qui le suivent ordinairement.
Avez-vous jamais vu un petit garçon qui fuit les regards de ses parents ? qui va dans tel endroit précisément parce qu’il ne faut pas y aller ? qui touche à ceci, à cela, uniquement parce qu’on le lui défend ? qui semble ne pouvoir bien s’amuser qu’aux heures destinées au travail ? qui parle pour le plaisir de bavarder au beau milieu du silence ? qui ne sait qu’inventer pour se soustraire au règlement ? Si vous connaissez un petit garçon qui ressemble à ce portrait, vous pouvez vous dire : – Voilà comme était Adalbert. – Pauvre. Adalbert ! je vais vous apprendre ses terribles aventures ; oui terribles, car mes cheveux se dressent sur ma tête quand je pense aux dangers qu’a courus cet enfant pour avoir pris l’habitude de la désobéissance.
Il y avait pourtant, dira-t-on, beaucoup de plaisirs à Valneige ? Oui, il y en avait beaucoup sans chercher à s’en procurer par la désobéissance. On pouvait courir en liberté tout autour de la maison et dans les allées adjacentes, et dans le petit bois. Les enfants, quand ils s’y mettaient, avaient bientôt fait une lieue. Il y avait un gymnase où le corps s’exerçait à devenir souple et adroit ; on grimpait à l’échelle de corde, on se balançait, on s’amusait enfin, et Adalbert avait un goût particulier pour ce genre de plaisir.
Mais c’était surtout quand de petits amis se joignaient à eux que les enfants se divertissaient. Tout le monde connaît ces parties-là : on met en commun sa bonne humeur, ses inventions, son espièglerie, cela fait un gros tas, et chacun y puise sans nuire à personne. On arrive par ce moyen à de nouveaux résultats.
À Valneige, on aimait ces réunions d’enfants, et comme le voisinage le permettait, on voyait accourir le jeudi dans l’après-midi, trois ou quatre lutins qui ne demandaient pas mieux que de s’amuser. On faisait alors mille et une gambades, un bruit à assourdir la commune, et toutes sortes de choses très innocentes, mais fort ennuyeuses pour le public. Le jeudi, Rosette regrettait son pays, son village, et jusqu’à son berceau, car elle passait ses dernières années à gémir sur le malheur de s’être attachée du fond de l’âme à ces vilains enfants, disait-elle, qui la faisaient tant enrager, et qu’elle n’aurait pas voulu quitter pour un empire.
Rosette éprouvait, comme cela nous arrive souvent, deux sensations opposées. D’une part, le besoin de se dévouer ; de l’autre, le besoin de déplorer son dévouement du matin au soir. Quand un de ses petits chéris avait du chagrin, s’il tombait, par exemple, et se cassait un peu le nez, la vieille pleurait tout en le raccommodant de son mieux, puis elle en voulait à ce nez de ce qu’il était tombé, et de ce qu’il s’était fait mal, parce que c’était lui faire mal aussi, à elle.
« Ah ! répétait-elle souvent, quel malheur d’avoir connu ces enfants-là ! J’avais bien besoin vraiment, quand mon maître est mort, de rester avec son fils pour faire du mauvais sang ! J’aurais pu, avec ce que j’avais, m’en aller tranquillement chez nous, avoir ma petite maison, mon petit jardin, mes poules, mon chat et mes aises. Au lieu de ça, il a fallu rester là ! Pourquoi faire, je vous le demande ? Ah ! c’est bien fini, il est temps que je me repose ; j’ai des parents là-bas, ils voudraient bien m’avoir. Mon parti est pris, je l’ai dit à monsieur, et sitôt la fonte des neiges, je prends la voiture et je m’en vas. »
Elle disait cela en hiver, mais quand la neige était fondue, si quelque malin lui demandait :
« Eh bien ! Rosette, quand partez-vous ? »
Elle répondait, selon la circonstance :
« Ah ! comment voulez-vous ? Frédéric a trop mal aux dents ! Faut que je lui mette tous les soirs du coton dans l’oreille avec de l’huile d’amandes douces que je lui fais chauffer, ce pauvre petit !… ou bien : – Soyez tranquille, je ne me ferais pas prier pour m’en aller si seulement mes deux grands étaient au collège, mais tant qu’ils seront là… ou bien : – Ah ! dès que je verrai mamselle Camille se tenir bien droite, je ferai mes paquets, mais j’ai trop peur que sa taille tourne… ou bien : – Sitôt que ce petit coquin d’Adalbert ne sera plus désobéissant, je m’en irai, mais d’ici là, faut que je le veille comme du lait sur le feu. »
Il y avait un gymnase.
Elle disait ainsi, la pauvre vieille, et la neige fondait, les feuilles poussaient, jaunissaient, tombaient, et Rosette était toujours là, attachée par le lien le plus fort qu’il y ait au monde : une ancienne et véritable affection.
Le jeudi, cela arrivait cinquante-deux fois par an, le jeudi Rosette croyait qu’elle n’aimait plus du tout Valneige, mais du tout, du tout ! Pourquoi ? Parce que les heures n’étaient pas distribuées comme à l’ordinaire, et qu’il était bien convenu qu’on jouait depuis midi jusqu’au dîner. Or, le jeu est une occasion excellente pour déchirer son pantalon et le reste, briser toutes sortes de choses, et se casser le cou. Voilà pourquoi la brave femme passait tout le mercredi à se dire :
« Quel dommage que ce soit demain jeudi ! »
Pour nous, qui ne gardons pas les enfants nous pouvons convenir que ces parties étaient fort amusantes. Mme de Valneige mettait à la disposition de la jeunesse tout ce qu’elle avait de raquettes, de volants, de toupies, de ballons, de quilles, de cerceaux, plus un jeu de tonneau, et je ne sais quoi encore. On commençait à midi ces joyeux ébats, et la bonne mère apparaissait de temps en temps, comme une puissance protectrice qui cause tout le bien possible, et garde de tout mal. Elle disait d’un air grave et doux :
« Allons, amusez-vous, faites tout ce qui vous plaira, je ne vous demande qu’une chose, obéissez, mes bons enfants.
– N’ayez pas peur, chère maman, disait avec un gros éclat de rire le bon Eugène, à la mine éveillée, aux joues rouges, au franc sourire, voyez-vous, nous nous amusons si bien que nous n’aurions même pas le temps de penser à désobéir. »
Sur ce, Eugène prenait le mors aux dents quand il était cheval, et faisait claquer son fouet quand il était cocher. Son heureuse mère avait à peine jeté sur lui un regard confiant qu’il était déjà loin. Quant à Frédéric, l’espèce de gravité qui lui était naturelle, même en jouant, rassurait Mme de Valneige. Mais il y avait un petit monsieur, blondin et fort gentil qui ne répondait jamais au doux avertissement de sa mère ; il se nommait bien entendu Adalbert, et on le surnommait le désobéissant !
Quand on attaquait par un mot son défaut capital, il prenait un air distrait, cherchait à attraper une mouche, s’arrangeant de manière à entendre le moins possible ce qu’on disait, et pourtant le comprenant fort bien.
Obéissez, mes enfants. Cela voulait dire : N’allez point jouer au bord de l’eau et surtout, gardez-vous de jamais toucher à la barque ! Je veux qu’on n’entre dans l’écurie qu’accompagné de Philippe, qu’on ne se mette jamais derrière les chevaux parce qu’ils pourraient lancer un coup de pied, qu’on ne s’avise point de monter sur un cheval, à moins que Philippe n’ait le temps et la complaisance de se prêter à ce jeu. Qu’on n’imagine pas de se pencher sur le bord d’un puits, ni de franchir la grille qui sépare la cour de la route, ni de courir au loin pendant la promenade, ni de s’aventurer trop près d’un moulin à vent, etc., etc., etc.
Adalbert savait par cœur ces défenses, et bien d’autres. Dès qu’il entendait sa mère résumer le tout par ces simples mots. Obéissez, mes enfants, il aurait voulu boucher ses oreilles de peur de comprendre une fois de plus tout ce qu’il ne fallait pas faire, car c’était justement ce dont il avait le plus envie, et nous verrons bientôt ce qu’il en arriva.