La pieuse mère de famille ne manqua pas de faire agenouiller son dernier enfant devant les reliques de saint Adalbert qui se trouvent dans la petite chapelle octogone de l’avant-cour. Pauvre femme ! pendant que l’enfant distrait, comme on l’est à cet âge, regardait à droite et à gauche, elle, inclinée sur sa tête blonde, priait avec une ferveur émue, comme si elle eût pressenti le malheur qui allait la frapper…
Dans la nef de la cathédrale, on admira le mausolée royal, en marbre et albâtre, qui date de la fin du seizième siècle, et sous lequel sont venus se coucher tour à tour les grands de la terre.
Un boulet suspendu par une chaîne à un pilier, et tombé dans cette église pendant la guerre de Sept ans, excita l’attention d’Eugène et de Frédéric, et même celle de leur hardi petit frère. Camille saisit l’occasion pour dire une fois de plus qu’elle détestait la guerre, que c’était une chose abominable ; et le tendre regard de sa mère rencontra tout aussitôt le sien. En face des souvenirs belliqueux, il est naturel à l’homme de penser à la gloire, mais la femme pense à la souffrance ; c’est que leur mission n’est pas la même : l’un est là pour défendre ; l’autre, pour consoler.
Dès le premier jour, la famille parcourut la ville de Prague de manière à en prendre une idée générale, se promettant de s’y reposer au moins une semaine, après quoi on penserait au retour. La saison s’avançait, le froid venait, les jours étaient courts, il fallait regagner le pays, et dans le pays le foyer, ce trésor du riche et du pauvre.
Vers le soir, M. de Valneige, seul avec ses fils (car ces dames tombaient de fatigue), fit une excursion au faubourg de Carolinenthal, au nord-est de Prague. Ce lieu est le centre d’une grande : activité industrielle. C’était l’heure où des masses ; d’ouvriers sortent des fabriques : le spectacle de cette population laborieuse remplissant des rues alignées et bien bâties était curieux à observer ; M. de Valneige le faisait remarquer aux deux aînés, et Adalbert pendant ce temps-là regardait, comme font tous les enfants, les incidents de la route : un cheval qui tombe, un chien qu’on fouette, etc., etc. Quand sa mère et sa sœur n’étaient pas là, il avait un peu plus de liberté ; son père ne pensait pas toujours à lui faire donner la main, bien que ce fût posé en principe depuis qu’on était en voyage. Quant à ses frères, ils avouaient tout bas que ce principe plein de sagesse devait être bien ennuyeux, et par suite, ils étaient fort coulants sur cet article de la loi.
Adalbert, ce soir-là, était plus que jamais tenté de désobéir ; il céda à la tentation et demeura exprès en arrière pendant que son père avait une distraction, et montrait à ses fils une vaste caserne qui peut contenir un régiment tout entier.
Il y avait en cet endroit un marchand d’oiseaux, c’était trois fois plus amusant que la caserne ; Adalbert s’arrêta :
« Sont-ils jolis ! oh ! ce rouge ! Et ce vert ! oh ! la belle queue ! »
Malheureusement, deux charmants petits oiseaux venaient de se déclarer la guerre ; notre futur militaire, sans avoir étudié la question politique du moment, prit le plus vif intérêt à l’action. L’un portait une huppe, l’autre n’en portait pas ; ils paraissaient de forces égales, et comme aucune puissance étrangère n’intervenait, l’affaire pouvait durer longtemps et coûter la vie à l’un des combattants, peut-être à tous les deux. C’était plus qu’il n’en fallait pour charmer notre petit officier ; il se déclara intérieurement pour la huppe, et se mit à juger gravement les coups de bec qui pouvaient sur le champ de bataille. La huppe fut un moment victorieuse, mais n’ayant pas su garder la défensive, elle devint la victime d’une retraite simulée, et eut littéralement le dessous, car elle tomba, pauvre huppe, sur le sable fin qui garnissait le sol de la cage, et Adalbert se rappelant tout à coup, en face de cette gloire déchue, qu’il était resté seul en arrière, s’éloigna précipitamment du lieu de la tentation.
Mais l’oiseleur occupait l’entrée d’un carrefour ; quelle rue prendre ? L’enfant s’engage dans celle de droite et, n’apercevant pas de suite son père et ses frères, il revient sur ses pas et entre dans une rue voisine, mais sans plus de succès. Alors il veut s’adresser aux passants, leur demander son chemin… Comment faire ? Arrivé seulement le matin, il n’a rien remarqué, et ne se souvient même pas du nom bien difficile que porte son hôtel. Dans cet embarras, il interroge les ouvriers des fabriques qui, plus heureux que lui, retournent à leur maison ; ces braves gens ne le comprennent pas. Il se rappelle avec une inquiétude réelle qu’il est en pays étranger, tout à fait étranger ! Son cœur se serre, il a envie de pleurer et ne pleure pas ; il marche, marche, jusqu’à ce qu’enfin, brisé de fatigue, il rencontre un homme d’une haute stature qui le regarde très attentivement, s’approche, et lui parle bas en mauvais français. Cet homme écoute sa réponse, et l’on voit le petit garçon arrêter sur lui son regard confiant, et mettre sa main dans celle de l’inconnu qui l’emmène vite, vite, vite…
Pendant ce temps-là, M. de Valneige, en proie à une inconcevable agitation, parcourait les rues adjacentes ; il n’aurait pas tardé à retrouver Adalbert, si celui-ci ne se fût pas engagé sans le savoir dans une direction tout opposée. Le malheureux père allait, venait, cherchait. Ses enfants le secondaient avec une anxiété facile à comprendre. M. de Valneige savait peu d’allemand, juste assez pour les nécessités prévues de tout voyage ; mais quelle difficulté pour parler d’autre chose, pour échanger vivement ces demi-mots qui pourraient indiquer la trace d’un enfant perdu ! À force d’être inquiet, il éprouva le besoin de croire que son fils avait su se faire reconduire à l’hôtel, et qu’il y était tranquillement entre sa mère et sa sœur. On s’achemina donc vers l’hôtel, marchant à grands pas et en silence.
Une fois arrivé, M. de Valneige n’osait pas monter l’escalier ; il ne savait comment se présenter devant sa femme… Elle se leva toute droite quand son mari pâle et défait entrouvrit la porte de sa chambre, et, comprenant la question avant qu’elle ne lui eût été faite, elle répondit avec l’accent d’un désespoir subit : « Il est perdu ! »
Il y a des moments de la vie qui ne peuvent se décrire. Il faut être père, il faut être mère, pour se représenter la douleur profonde, immense, causée par la disparition d’un enfant que Dieu n’a pas ôté lui-même du foyer de famille. Du moins, ceux qui le voient mourir savent où le chercher par le souvenir ; toute la peine est pour eux, mais lui ne peut plus souffrir, ses parents le savent bien, et leurs larmes ne sont point sans consolation ; mais perdu ! et perdu sur la terre ! sur la terre où il y a du mal et des méchants, oh ! c’est affreux !
Sans se laisser abattre un seul instant, M. de Valneige, accompagné de Gervais, recommença à parcourir la ville ; il était en proie à une sorte de fièvre qui l’empêchait de sentir aucune fatigue, et le bon Gervais poussait de grands soupirs en pensant à ce pauvre petit qu’il avait vu naître !
M. de Valneige se hâta de faire sa déclaration aux autorités. Oh ! comme ce malheureux père avait le cœur serré quand il dépeignait les signes extérieurs qui pouvaient faire reconnaître son fils : il était blond, le teint blanc et rose, une fossette au bas de la joue gauche, le menton légèrement fendu, les yeux bruns et vifs, une voix argentine comme celle d’une petite fille, ce qui contrastait avec ses mouvements d’une hardiesse toute masculine. Son aspect était tout au plus celui d’un enfant de sept ans, bien qu’il en eût près de huit. Il portait un costume de drap bleu foncé et un col plat qu’au moment de sortir il avait taché d’encre, une petite tache à peine visible sur le devant, du côté gauche. À son cou était suspendue, depuis son baptême, une médaille en or, représentant la sainte Vierge, les bras ouverts et la tête inclinée. C’était sa mère qui la lui avait donnée en demandant à la Reine du ciel de le garder du péché toute sa vie, et, s’il se pouvait, de la mort tant que sa mère serait au monde ! Pauvre femme ! hélas ! il était perdu, son petit bien-aimé, son dernier fils ! Peut-être, oh ! peut-être emmené par des hommes durs qui lui feraient partager leur vie misérable, qui battraient son pauvre petit corps, et qui essayeraient de tuer son âme innocente par leurs mauvais exemples et leurs blasphèmes !… À cette pensée qui se représentait sans cesse, la mère se sentait défaillir. Elle eût préféré le voir périr sous ses yeux que livré à des gens infâmes qui feraient de son enfance un long martyre, et peut-être le conduiraient lui-même au vice.
Il met sa main dans celle de l’inconnu qui l’emmène vite.
Hélas ! M. de Valneige profondément découragé revint à l’hôtel ; personne n’avait vu l’enfant ; aucun renseignement n’avait pu être donné ; c’était le mystère le plus obscur, et l’on ne savait que dire. On allait employer tous les moyens possibles pour retrouver la trace du passage d’Adalbert ; mais pour les malheureux parents, il n’y avait plus qu’à attendre. Attendre quand on aime un enfant bien plus que soi-même, attendre sans savoir s’il respire encore, s’il souffre, s’il appelle, attendre dans ces conditions, c’est mourir tous les jours !
Une semaine passa, une autre, encore une autre ; un mois, deux mois, trois mois, rien… Aucun indice, aucune espérance prochaine. Il fallut retourner en France, après avoir établi toutes les facilités possibles pour correspondre avec Prague ; mais tout le monde était convaincu que le petit garçon avait été emmené au loin, et que sa rencontre ne pouvait être l’effet que d’un hasard providentiel.
Le printemps reparut, Valneige reprit sa beauté, sa fraîcheur, les oiseaux chantèrent, tout se ranima dans la campagne, et trois cœurs bien malheureux ne voulurent en rien jouir de tout ce bonheur. Une vieille femme s’agitait, inquiète, troublée, irascible, accusant chacun de négligence, et s’accusant elle-même de n’avoir pu prévoir et empêcher le mal ; c’était la pauvre Rosette, qui en avait maigri ! Un homme était devenu grave et morne ; il n’avait plus d’entrain ; la mélancolie maladive à laquelle il était porté devenait son état habituel ; ses affaires étaient négligées, ses rêves d’avenir abandonnés, on craignait que sa santé déjà si menacée ne s’altérât profondément ; c’était le père. Une femme allait et venait posément, faisant ce qu’il y avait à faire pour son mari, pour ses enfants, pour sa maison, pour les pauvres ; mais son cœur était fermé à la joie ; tout en elle pleurait, tout jusqu’au bienveillant sourire dont elle accompagnait ses actes pour en cacher la tristesse. Cette femme se surmontait par une énergie toute chrétienne, elle ne négligeait pas le plus léger devoir. Depuis l’heure de son réveil jusqu’à celle de son repos, sa vie n’était qu’une prière ardente. En pensant, en agissant, en marchant, elle appelait ! Elle appelait son pauvre enfant par toutes les aspirations de son cœur, par son courage, par son dévouement, par sa charité envers les malheureux, par toutes les puissances de son être. Et la nuit, elle appelait plus fort, et ses larmes coulaient avec une amère espérance sur son fils ; et au pied de l’autel, quand elle était seule auprès de Dieu, elle ne pouvait plus étouffer ses sanglots, et elle disait uniquement, sachant bien que le Seigneur comprendrait :
« Mon Dieu ! Adalbert ! »