Chapitre 4
Pouldreuzic, même jour, 15 heures.
Claire-Marine Le Brabant, à quatre pattes, parlementait avec son chien réfugié sous son lit. Rox, un croisé Fauve de Bretagne dont la mère avait sans doute été présentée un jour à un teckel à poils longs, lui-même fruit d’amours clandestines, Rox, donc, ne l’entendait pas de cette oreille. Un sixième sens l’avertissait de ne pas quitter la place malgré les injonctions de sa maîtresse. Celle-ci, après avoir essayé la thérapie douce à laquelle le chien, d’ordinaire, se montrait sensible changea de méthode et aboya :
— Tu sors de là tout de suite, Rox, ou maman va gronder ! Ça y est ! Elle gronde ! Tu es content ? Voilà ce que tu as gagné ! Maman a grondé !
Ce procédé disciplinaire aurait fait s’étrangler plus d’un dresseur canin, il eut néanmoins l’avantage d’avoir de l’impact sur Rox qui se tortilla comme un ver pour venir jouer les carpettes repentantes aux pieds de sa maîtresse. La jeune fille n’attendit pas pour autant la fin du procès en béatification de son chien pour lui passer la laisse autour du cou. Rox ne restait pas très longtemps en odeur de sainteté… Or, à présent, on pouvait causer…
— Je te promets, mon amour, ce n’est que pour trois jours. Au chenil, tu trouveras des copains ! Maman ne peut pas t’amener au manoir de Kersallec. Tu comprends ? Et c’est une chance pour moi d’avoir trouvé ce job ! Tu te rends compte ? Je me déguise en soubrette, je sers les invités à table, je fais les lits et je gagne mille euros par journée ! Ce n’est pas Byzance, ça ?
Mais Rox coula un regard mélancolique vers le chaton qui, lui, échapperait à la rigueur du pensionnat. C’est du moins le message que crut saisir Claire-Marine. Elle s’en expliqua tout en caressant la tête du chien :
— Tu as raison… mon beau. Camélia reste à la maison. Jean viendra lui donner à manger ainsi qu’à Arsène Lapin, dehors, dans le clapier. Mais pour toi, c’est trop compliqué… Je te connais, va ! S’il te promène sur la plage, tu t’échapperas pour aller courser les goélands !
Tout en jappant, le chien pencha alors la tête de côté, mimique à laquelle, d’ordinaire, sa maîtresse ne savait pas résister. Mais ce jour-là, Claire-Marine Le Brabant fit preuve d’une fermeté presque héroïque…
— Écoute, mon chéri… Je te propose un marché. On va tous les deux faire un petit tour au bord de l’eau et, ensuite, tu m’obéis sans faire d’histoires. D’accord ?
Lorsque la jeune fille passa son vieux parka dont l’usage était réservé aux promenades sur la grève en compagnie de son chien, Rox manifesta bruyamment sa joie, ce qui conforta Claire-Marine dans l’idée que ce cabotin était d’une intelligence prodigieuse…
À l’entendre discourir avec ses animaux, bêtifier en donnant du « maman » long comme le bras à son lapin, son chat ou son chien, n’importe quel témoin aurait taxé cette jeune personne de niaiserie. Il n’en était rien pourtant.
Étudiante en troisième année de médecine, Claire-Marine Le Brabant vivait seule, au bout du bout du monde, face à l’océan, dans le penty qu’elle avait hérité de sa grand-mère, à Penhors. Ce choix lui imposait bien des sacrifices. Elle se levait tous les matins à cinq heures, afin d’arriver à l’heure à ses cours ou aux différents stages hospitaliers à Brest. Elle oubliait aussi les joyeuses soirées estudiantines ou les sorties en boîte entre copains, car même si elle n’avait pas de loyer à payer, le prix du carburant lui grevait son budget. Surfeuse accomplie, durant les congés scolaires, elle troquait sa blouse blanche contre une combinaison en latex noire et devenait l’une des monitrices favorites des amateurs éclairés ou non des sports de glisse. Il lui suffisait pour cela de choisir l’une de ses nombreuses planches alignées dans l’appentis attenant à sa maison et de se rendre à pied sur le spot situé à deux cents mètres de chez elle.
Pour l’heure, la jeune fille se réjouissait de l’aubaine qui s’était présentée à elle quelques semaines auparavant. Une simple affiche épinglée à la boulangerie de Pouldreuzic avait attiré son regard. Une équipe de télévision, en préparation de tournage dans la région, recherchait des figurantes, de préférence étudiantes en hôtellerie, en vue de participer à un jeu de téléréalité. Sans égard pour d’éventuelles autres postulantes, Claire-Marine avait subtilisé l’affichette au lieu de noter l’adresse et le rendez-vous du casting et l’avait fourrée dans sa poche, décidée à décrocher ce job providentiel sûrement bien rémunéré.
Trois jours plus tard, elle se rendait au manoir de Kersallec, forte de sa joyeuse humeur et de son inexpérience. Elle fut cependant désappointée lorsqu’un domestique la fit entrer dans un salon transformé en salle d’attente. Une dizaine de candidates l’avaient précédée…
Au bout d’une heure et demie de bâillements, le même majordome vint la chercher pour la conduire dans une pièce aussi nue que la main d’un nouveau-né.
Les murs blancs et aveugles ne protégeaient qu’un bureau et un fauteuil déjà occupé par un homme portant une barbe fournie et des lunettes fumées. Un cameraman la filma dès son entrée.
Cette mise en scène, censée rendre mal à l’aise les impétrants, stimula les défenses de Claire-Marine. Convaincue d’avoir l’air d’une godiche endimanchée, elle se piqua au jeu, flattant la caméra et déambulant calmement dans l’exiguïté de la pièce.
— Racontez-nous quelque chose, Mademoiselle, dit enfin le bouddha assis d’une voix aussi suave qu’un sirop de prunelle.
Prise au dépourvu, Claire-Marine récita son dernier cours d’hémato-pathologie qu’elle venait d’apprendre par cœur. Mais elle le fit avec grâce et coquetterie, soulignant par un battement de cils des passages qui auraient pu passer pour coquins.
Le gros poussah l’avait arrêtée de sa main grassouillette pour se tourner vers son acolyte.
— Comment tu l’as, Pierre-Yves ?
— Parfait pour moi. Elle crève l’écran.
C’est ainsi que la jeune fille avait été embauchée, pour un rôle, certes modeste. Heureusement pour elle, on avait omis de lui demander ses compétences en matière de service à table.
*
Emmitouflée dans sa parka, traînée par son chien qui piaffait d’impatience, Claire-Marine Le Brabant suivit le chemin côtier qui débouchait sur le parking du Musée des Coquillages. Bondé à la belle saison, il n’était occupé, en ce vendredi 30 octobre, que par un autocar de touristes allemands et quelques voitures d’autochtones amoureux de paysages sauvages. Des bourrasques, vestiges de la tempête de la veille, l’obligeaient parfois à progresser courbée. La jeune fille longea le tout petit port dont la digue, jusqu’au musoir, était inlassablement léchée par la langue râpeuse des flots. La marée montait, déchaînant un branle-bas de forces obscures venues du ventre de l’océan dans un fracas extraordinaire. La bête mouvante mordait le quai, l’avalait pour le recracher aussitôt, le blessait dans des gerbes de salive écumante.
Le chien de Claire-Marine n’osait jamais s’aventurer là. Il entraîna donc sa maîtresse à une centaine de mètres plus loin, sur la cale qui descendait à la plage. Rox se retourna alors vers la jeune fille, pencha la tête de côté tout en jappant. Elle n’eut pas le cœur de bouder le plaisir de ce retors et le libéra de sa laisse. Le chien n’attendit pas qu’elle eût changé d’avis. Il déguerpit au pas de course, s’abandonnant à son jeu favori et dérangeant par ce fait même une colonie de goélands qui s’envola pour se reposer bien plus loin. Qu’à cela ne tienne ! Le vaillant chasseur les poursuivit et fit une pirouette lorsqu’un retardataire, négligeant le danger, faillit y laisser des plumes. Ce manège, sans l’intervention de Claire-Marine, pouvait durer des heures. Le nigaud fend-la-bise passait et repassait devant elle jusqu’à ce que, immanquablement, il s’écroule sur le sable, ses rêves de festin évanouis…
Pour l’instant, Rox y croyait encore. Aussi sa maîtresse s’assit-elle sur le feston de galets qui ourlait la plage. Claire-Marine aimait beaucoup se retrouver à cet endroit. Situé juste au milieu de la baie d’Audierne, Penhors jouissait d’une vue incomparable. À main droite de l’anse, les villages de Plozévet et de Plouhinec dentelaient l’échancrure de la côte. À gauche, en revanche, l’interminable robe de sable se perdait dans la gaze éthérée de brumes nacrées, couturée au lointain par la tête d’épingle du phare de Penmarc’h. En face, une mer qui ne dévoilait pas toujours ses couleurs tant l’écume de ses gigantesques vagues la blanchissait, telle une lavandière du cosmos.
Le ciel, étuvé par la tempête, avait balayé à l’horizon ses nébuleuses scories anthracite pour laisser peau neuve à un azur opalescent. Une mouette rieuse, bout au vent, renonça finalement à cet exploit sportif et chavira dans un vol oblique. Un autre, sur la plage, donnait lui aussi des signes de faiblesse… Claire-Marine siffla son chien qui revint, cahin-caha, la truffe constellée de filets de bave et désenchanté. La jeune fille tenta alors de le consoler.
— T’es un bon chien, Rox ! Maman est très fière de toi ! Mais si, je t’assure ! Ne fais pas le museau… C’est la faute de ces oiseaux… Ils ignorent l’honneur que tu leur fais… Il n’y a pas plus con qu’un goéland, tu sais ! Si… Tu as raison… Une paire de poules… Allez, viens, mon beau… On s’en va… Mais on part la tête haute ! Et l’on reviendra souhaiter leur fête à ces emplumés ! Qu’ils se tiennent sur leur garde ! Je suis sûr que tu réussiras à en croquer un, un jour…
Sur le chemin du retour, ils furent dépassés par une voiture de collection. Elle stoppa, un peu plus loin, à hauteur d’un marin qui sortait du café Ar Men. Le conducteur avait déployé une carte routière et semblait demander un renseignement. Le pêcheur se gratta l’oreille avant d’esquisser un geste évasif de la main. Lorsque la jeune fille se fut approchée, il la héla :
— Eh ! Claire-Marine, tu saurais expliquer à ce monsieur où se trouve Kersallec ? C’est compliqué parce qu’il ne connaît pas les lieux-dits.
« Tiens, voici l’un de mes futurs clients », songea Claire-Marine en abordant l’étranger.
C’était un homme âgé d’une trentaine d’années. L’étudiante remarqua aussitôt la finesse de ses mains posées sur le volant. Brun aux yeux bleus, il affichait un sourire et un visage ouverts.
— Vous avez un stylo, Monsieur ? Le plus simple est que je vous trace le trajet sur la carte. Il va falloir revenir au bourg et prendre la direction de Quimper. Le manoir de Kersallec est limitrophe aux communes de Pouldreuzic et de Peumerit.
— C’est ce que j’ai cru comprendre sur la plaquette que j’ai reçue, mais je me suis égaré…
Le jeune homme, tout ouïe, écoutait les explications de Claire-Marine tandis que Fanch, le marin, tournait, admiratif, autour de la voiture.
— Belle bête ! fit-il. Ça doit en bouffer de l’essence !
— Oui… C’est une Bugatti. Mais on me l’a prêtée… crut bon d’ajouter le conducteur.
Cette précision, à laquelle le jeune homme n’était pas obligé, le rendit sympathique aux yeux de Claire-Marine qui n’aimait pas les hâbleurs.
Il allait repartir lorsque l’étudiante perçut une lueur de curiosité dans son regard.
— À propos, Mademoiselle… Excusez mon indiscrétion, mais vous connaissez les propriétaires de ce manoir ?
— À vrai dire, non… Kersallec a été racheté, il y a trois ans peut-être, par un acteur anglais. Un coup de cœur ou de folie car il n’y est pratiquement jamais venu… D’ailleurs, cet acteur a reloué le manoir il y a six mois environ. À qui ? Je l’ignore… Une société, sans doute. Les nouveaux locataires ne fréquentent pas du tout le pays. Tu sais, toi, Fanch ?
Le marin avoua lui aussi sa lacune.
— Ce n’est pas grave, conclut le conducteur… Merci pour votre gentillesse et au revoir…
— À tout à l’heure ! rectifia la jeune fille d’un air mutin.