Chapitre 5
Une heure plus tard, Claire-Marine Le Brabant franchissait à son tour les hautes grilles du domaine de Kersallec. Situé au fond d’une cour ceinturée de deux immenses pelouses bien entretenues, le manoir, dont le corps principal datait du XVIIe siècle, offrait à l’œil une agréable perspective. Nonobstant, l’un de ses anciens propriétaires, un hobereau du XIXe siècle, avait jugé opportun d’y ajouter sa touche personnelle en bâtissant de chaque côté de l’austère monument, une tour ronde crénelée, vestige, sans doute, de ses lectures moyenâgeuses et qui détruisait, cela va sans dire, l’harmonie architecturale de l’ensemble. Aussi un amateur éclairé restait-il perplexe devant l’ouvrage que tous les enfants et doux rêveurs, en revanche, trouvaient admirable…
La jeune fille n’eut pas le temps de se faire une opinion personnelle. Dès qu’elle sortit de sa voiture, un majordome aperçu quelques semaines plus tôt, lors de son casting, dévala les escaliers du perron de façon peu orthodoxe pour lui grommeler, d’une part qu’elle était en retard, et, d’autre part, qu’elle ne pouvait pas stationner là. Claire-Marine fut donc priée de contourner le manoir, de garer sa voiture dans l’ancienne écurie, à l’arrière du bâtiment et d’entrer par les communs.
— Eh bien ! songea-t-elle en reprenant le volant, voilà de quelle manière, à l’époque de nos grands-mères, on congédiait les bonnes…
Un peu vexée, l’étudiante obtempéra. Néanmoins, elle se plut à trouver aigrelette la crème du gâteau rose… ce que le pingouin à plastron rayé appelait pompeusement les « écuries » n’était somme toute qu’un hangar. Elle avisa ensuite une simple porte blanche qui jurait avec les massives pierres de taille du manoir. Pour se donner de l’allant, elle se mit à parler à haute voix en prenant un ton snob :
— Les accès aux « communs », je suppute ? Si Mademoiselle veut se donner la peine d’entrer ! Non… Non… J’insiste ! Après vous ! Ne me faites point offense, très chère !
Parvenue dans un vestibule au sol carrelé, la jeune fille hésita. Trois portes s’offraient à elle. Elle toqua, soudain intimidée, elle allait récidiver sur celle qui lui faisait face, lorsque la troisième s’ouvrit, laissant apparaître le petit ventre rond d’un cuisinier en toque. L’homme, à la cinquantaine finissante, arbora aussitôt un sourire avenant en tendant la main à l’étudiante.
— Claire-Marine ? C’est vous ? Bienvenue dans votre nouvel antre ! Je ne sais pas si ce sera la vie de château pour nous, mais, à mon avis, ça ne se présente pas mal… Appelez-moi Georges, ce sera plus simple.
La jeune fille suivit donc Georges dans une cuisine impressionnante. Malgré le piano aux chromes brillants, la pièce dégageait un charme suranné avec son haut plafond parcouru de poutres grossièrement chanfreinées, ses murs recouverts dans leur partie basse de mosaïques bleues et blanches aux motifs champêtres et désuets, surmontées par une batterie de casseroles et d’ustensiles au cuivre rutilant.
Sur la longue table de chêne massif étaient disposés trois plateaux de mignardises plus appétissantes les unes que les autres. Claire-Marine se retint pour ne pas en chiper une.
— Puisque vous êtes là, prenez donc un pochoir et ajoutez une touche de crème sur les tartelettes aux fraises uniquement.
D’entrée de jeu, la jeune fille se trouva confrontée à la dure réalité de sa situation…
— Heu… le pochoir ? répéta-t-elle, perplexe.
— Ben, oui ! Sur la desserte. Là, devant vous, juste à côté de l’égrugeoir… du mortier, si vous préférez…
Claire-Marine ravala sa salive et sa superbe par la même occasion. Elle avisait cinq « trucs » sur la desserte en question et conjecturait ses chances de tomber sur le bon. Bien qu’elle lui tournât le dos, la jeune fille sentit le regard du cuisinier posé sur elle… Et la sentence de tomber aussitôt :
— Vous n’êtes pas du métier, pas vrai ? On vous a embauchée pour votre côté créatif, hein ? Eh ben… On n’est pas sortis de l’auberge… C’est le cas de le dire…
L’étudiante rougit, prise en faute. Pourtant, si le ton du chef était bourru, elle ne perçut dans sa voix aucune agressivité.
En deux pas, il fut à côté d’elle et remplit la poche de crème fouettée.
— Ce n’est pas grave. Je vais vous montrer. Ensuite, il faudra aller vous habiller. Dans une demi-heure arrivent nos hôtes. Vous devrez être prête.
Assise face à Georges qui, lui, pétrissait une pâte, Claire-Marine s’acquittait du mieux possible de sa tâche.
Une conversation à bâtons rompus s’était engagée entre l’homme de l’art et son apprentie. Ainsi la jeune fille découvrit-elle que Georges d’ordinaire « faisait les saisons » : l’hiver à la montagne et l’été au bord de la mer. C’était sa façon à lui de voyager et de ne pas s’ennuyer. C’est par petite annonce également qu’il avait trouvé cet extra fort bien rémunéré.
À l’instar de l’étudiante, un barbu ventripotent lui avait fait passer une audition, suite à laquelle il avait été retenu.
— C’est lui notre patron ? L’homme de télé ? interrogea la jeune fille, curieuse.
Georges hocha la tête en signe de dénégation.
— Non… D’après ce que j’ai pu comprendre, il s’agit juste d’un intermédiaire. Le boss, lui, je ne l’ai pas vu depuis mon arrivée ici, ce matin. Il se fait appeler Monsieur le comte. C’est tout ce que je sais… Pourtant, quelque chose me dit qu’on ne le verra jamais… Il doit peut-être rester dans l’ombre par rapport à leur jeu… Va savoir ! En tout cas, nous serons tous sous haute surveillance…
— Comment cela ? s’étonna la jeune fille.
Le cuisinier, les mains enfarinées, pointa alors du menton en direction du plafond.
— Il y a déjà deux caméras dans cette pièce. Le grand salon et la salle à manger en sont truffés. Je ne suis pas monté dans les chambres, mais, à mon avis, c’est la même chose. À propos, vous savez faire un lit, j’espère ?
— Naturellement ! pavoisa Claire-Marine qui ne connaissait que l’usage de la couette. Mais dites-moi, Georges… Un invité doit être déjà installé. Je l’ai croisé sur la côte, il y a une heure. Il cherchait sa route.
— Ah ! Le jeune homme en Bugatti sans doute ? Il était en avance… Le majordome l’a prié de revenir plus tard. À ce que j’ai compris, Monsieur le comte a exigé que tous les hôtes arrivent en tir groupé pour les besoins de la caméra… Filez vous habiller à présent… Comme ça, vous pourrez assister au spectacle de l’une des fenêtres du grand salon…
*
Georges conduisit la jeune fille dans la chambre qu’on lui avait attribuée. La pièce, attenante à la cuisine, était exiguë, sans ouverture vers l’extérieur. Un unique poster, d’un intérêt médiocre, égayait les murs d’un blanc monacal. Cette chambre, au confort spartiate, donnait sur un minuscule cabinet de toilette pourvu d’une seule bouche d’aération. Une désagréable sensation de claustrophobie noua la gorge de l’étudiante qui se força alors à la pensée positive.
— Eh bien, ma petite, murmura-t-elle pour se tenir compagnie, tu vas connaître le sort réservé au menu fretin domestique du début du XXe siècle ! C’est une fabuleuse expérience pour ton ego ! Et si tu es bien sage, ajouta-elle en sortant de la penderie une robe noire assortie d’un tablier blanc à frous-frous, attifée comme Cendrillon, tu auras peut-être, tout à l’heure, l’insigne honneur de recevoir une main aux fesses de la part de l’un des invités…
Tout en s’habillant, la jeune fille dut admettre que l’organisateur de ce divertissement télévisé avait eu le compas dans l’œil. La robe, un petit 38, lui tombait de façon impeccable. Elle n’aurait pas à la reprendre à la taille, comme souvent. Les chaussures à talons lui posèrent davantage problème. Elle aurait volontiers conservé ses ballerines, plus pratiques pour le travail qu’on attendait d’elle…
— Quelle idée ! fulmina-t-elle en les essayant. C’est bien l’image que le commun des hommes se fait d’une femme : moitié p**e, moitié bonniche… Les fantasmes masculins tiennent toujours de l’ère des dinosaures…
Elle prit donc l’initiative d’envoyer valdinguer sous le lit les jolis escarpins et de se chausser confortablement lorsque l’on toqua à sa porte.
— Claire-Marine, êtes-vous prête ? Ils arrivent… Dépêchez-vous !
Quelques minutes plus tard, dissimulée derrière la tenture de velours rouge qui ornait la haute fenêtre du salon, la jeune fille prenait un réel plaisir à observer la scène qui se déroulait à l’extérieur, sur le parterre et le perron où un cameraman, assisté d’un éclairagiste et d’un perchiste, filmait les arrivées successives des invités. Certains, aux moyens financiers sans doute plus réduits, franchirent à pied les grilles du manoir. L’étudiante repéra ainsi une femme d’un certain âge au profil d’oiseau, vêtue d’un tailleur de tweed et coiffée d’un ridicule chapeau vert. Elle peinait à porter sa mallette, mais personne ne lui offrit son aide. Archétype de la vieille fille, elle semblait sortie d’un roman d’Agatha Christie. Sur ses talons arrivèrent ensemble deux autres femmes qui, pourtant, ne paraissaient pas se connaître. La plus grande, une magnifique rousse, pouvait avoir une trentaine d’années, même si son look sophistiqué la vieillissait un peu. L’autre, plus menue et moins charpentée, de vingt ans peut-être son aînée, était vêtue en cavalière. Sa bombe laissait s’échapper des mèches argentées.
Cette dernière créa l’incident… Alors qu’elle s’avançait d’un pas énergique vers le perron, Claire-Marine la vit se retourner brusquement et fouiller le petit sac à dos qu’elle portait sur l’épaule. La sentence fut immédiate… Une voix, sortie de nulle part, déformée par un hygiaphone, la prit en faute :
— Patricia… Vous n’avez pas obéi à mes ordres stricts… Tss… Tss… Je suis donc obligé de sévir… Soit vous quittez immédiatement le jeu, soit vous confiez à Gontran, mon fidèle majordome, cet objet insolite qu’on appellera plus tard « téléphone portable »… Le cas échéant, Patricia, vous perdez, évidemment deux jetons de votre cagnotte personnelle.
Ahurie, la femme fouilla des yeux la façade du manoir, cherchant l’endroit où devait être dissimulé un haut-parleur. Elle se plia aux injonctions, sous les rires étouffés de certains invités, peu charitables, et tendit son portable à un Gontran imperturbable…
Le bruit d’une pétarade fit soudain diversion. Chevauchant une moto hors d’âge et d’usage, un homme apparut dans la cour. L’engin, au bord de l’asphyxie, toussa tel un vieillard cacochyme avant de caler lamentablement au pied du perron.
Le motard, un petit rondouillard aux moustaches altières, serra aussitôt les mains sans prendre le temps d’ôter ses curieuses lunettes de plongée…
Le dernier arrivé, se souvenant sans doute de la leçon, fut le jeune homme à la Bugatti rouge. Dès qu’il eut remis ses clefs de contact au majordome, celui-ci pria les invités de se rendre au salon où leur serait servie une collation. Au même instant, à l’intérieur du manoir, Georges, le cuisinier, hélait Claire-Marine :
— Hep ! Vite à l’office ! Ne restez pas rêver maintenant ! C’est à nous de jouer et à vous d’apporter les plateaux et de monter les bagages de ces dames !
La soubrette improvisée essuya le coup de feu avec plus ou moins de bonheur… Elle faisait le va-et-vient de la cuisine au salon, mémorisant le nom de cocktails dont elle ignorait la composition.
— Georges ! Au secours ! La vieille bique veut un bloody mary. C’est quoi ? Je lui ai suggéré un porto, mais elle n’en démord pas de son truc !
— Je m’en occupe, Claire-Marine… Mais un conseil : essayez de vous organiser davantage ! Vous virevoltez comme un papillon, pour rien ! Première chose : on ne repart jamais les mains vides ! Votre mère ne vous a jamais appris ce principe de base ? Nos hôtes ne sont pas nombreux pourtant !
Et en effet, à la grande honte de l’étudiante, ils n’étaient que sept à profiter du confortable salon décoré à l’anglaise.
Mais le métier de service ne s’improvisant pas, la jeune fille dut faire encore plusieurs allers-retours de la cuisine à la salle de réception. Les yeux rivés sur son plateau, elle apportait les verres lorsqu’elle faillit lâcher sa charge. La voix de l’hygiaphone l’avait surprise une nouvelle fois… Il faudrait sans doute s’y habituer…
— Mesdames, Messieurs, bienvenue au manoir de Kersallec. Et vous, Claire-Marine, décidez-vous à poser votre plateau avant qu’il n’arrive une catastrophe…
Bouche bée, la jeune fille, imitée en cela par plusieurs invités, inspectait les hauts plafonds pour tenter de capter l’origine du son. Il emplissait la pièce mais semblait n’avoir aucune source précise.
— Permettez-moi de me présenter tout d’abord, reprit la voix déformée. Je suis le maître du jeu et vous devez m’appeler Monsieur le comte. Compris ?
Si deux ou trois hôtes sourirent, goguenards, les autres, plus intimidés, se contentèrent d’acquiescer d’un signe de tête.
— Bien ! Je repère quelques récalcitrants dans notre petite assemblée que je saurais mettre au pas… N’oubliez jamais que vous êtes constamment filmés même si vous n’apercevez pas de caméras à l’intérieur de notre demeure… Sachez aussi que, où que vous vous trouviez, je vous entends et je vous couve de mon regard de maître… Tss… Tss… Frédéric, gardez pour vous vos réflexions infantiles… Oui… Je suis mégalo à tendance paranoïaque, comme vous le soufflez à votre voisine. Et alors ? N’êtes-vous pas ici pour gagner ce que je vous offre ?
Le jeune homme à la Bugatti, pris en flagrant délit de bavardage, fronça les sourcils, médusés. Il était pourtant certain d’avoir émis son opinion à voix basse.
— … Reprenons, voulez-vous ? Vous me semblez peu loquaces, si ce n’est pour proférer des insultes à l’encontre de mon auguste personne… Inhibés, peut-être ? Gardez en vue que vous êtes là pour faire le spectacle ! Sinon, vous serez éliminés ! J’ai donc décidé, afin de dérider l’atmosphère, de vous présenter les uns aux autres. À l’appel de votre nom, veuillez vous lever s’il vous plaît. Honneur aux dames… Hermione !
Mademoiselle Hermione Favennec se mit debout et salua ses condisciples d’un air pincé.
— Hermione, poursuivit la voix, imperturbable, nous vient de Saint-Brieuc où elle a exercé la profession d’institutrice. En retraite depuis cinq ans, elle est en vente en viager. Malgré cela, personne n’a voulu en faire l’acquisition.