IV - Le travail

2378 Words
IVLe travail Le travail est un devoir, selon les uns, un frein selon d’autres. Nous chantions en 1848 une chanson d’ouvriers qui disait : le travail, c’est la liberté ! Il y a du vrai dans chacune de ces affirmations, quoiqu’elles se contredisent entre elles. Vous remarquerez peut-être, si vous lisez ce livre jusqu’au bout, que j’évite le mot devoir, quoiqu’il soit très sonore, très clair et très noble. C’est que je me suis interdit la plus furtive excursion dans la métaphysique. Le devoir sous-entend un maître qui l’impose, comme la dette indique un créancier. Si le travail n’était qu’une obligation infligée à l’homme, on pourrait supposer que l’homme n’y a pas toujours été soumis et qu’il pourrait un jour ou l’autre en être dispensé. C’est pourquoi j’aime mieux dire que le travail est la loi de l’homme sur la terre. Les lois, suivant la belle définition de Montesquieu, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Tant que le monde sera monde et que l’homme sera homme, il faudra nécessairement travailler. La loi ne serait abrogée que si toutes les forces hostiles de la nature avaient désarmé devant nous, si tous les hommes étaient heureux et parfaits, si la somme de bien réalisée se trouvait telle qu’on n’y pût rien ajouter, ce qui est absurde. Ne pas faire le mal est une chose si simple, si naturelle et si peu méritoire que j’ai cru inutile d’en faire mention. Faut-il donc qu’on vous interdise de dépouiller, d’opprimer, de violenter, d’assassiner les descendants de ceux à qui vous devez tout ? Un homme qui nuit à son semblable fait cause commune avec la faim, la soif, la maladie, la gelée, la sécheresse, l’inondation, la foudre et les mille fléaux qui sont perpétuellement en armes contre l’humanité. C’est un traître qui passe à l’ennemi. Tout le monde est de cet avis, et ceux même que l’ignorance, la misère ou quelque maladie du cerveau égare dans les régions du crime sont avertis par un secret reproche qu’ils se dégradent en faisant mal. Ils se sentent tomber dans la catégorie des loups et des serpents à sonnettes. Ceux-là ne se font pas d’illusion sur leur abaissement, mais j’en sais beaucoup d’autres qui se trompent avec confiance, et même avec orgueil, au détriment de leur dignité personnelle et du bien de l’humanité. Je parle de tous ceux qui ont de quoi vivre et qui se croient autorisés à ne rien faire, parce que le besoin n’enfonce pas ses éperons dans leurs flancs. Lorsque j’étais encore au collège, et dans le plus pauvre et le plus laborieux collège de Paris, il y avait parmi nous trois ou quatre jeunes gens qui disaient avec une fatuité naïve : « moi, je ne ferai rien ; je vivrai de mes rentes. » Selon toute apparence, ils n’avaient pas trouvé cela tout seuls ; ils répétaient ce qu’ils avaient entendu dans la maison paternelle. Certes on les aurait bien étonnés si on leur avait répondu que l’oisif, si riche qu’il puisse être, est un ingrat qui méconnaît les bienfaits du passé, un banqueroutier qui nie sa dette envers l’avenir. On croit encore en plus d’un lieu, que l’oisiveté est une noblesse, un signe honorifique, une plume au chapeau. Pourquoi ? parce que le travail, après avoir été le lot des esclaves, puis des serfs, puis des vilains, est échu finalement aux prolétaires. Les révolutions que nous avons faites n’ont pas déraciné tous les préjugés du bon temps. Nous crions sur les toits que la démocratie déborde ; mais nous sommes restés passablement aristocrates au fond du cœur. Un manufacturier enrichi par le travail le plus utile et le plus réellement noble croit s’élever d’un étage en donnant sa fille à un marquis. Plus le jeune homme est de vieille race, plus le beau-père est radieux : pensez donc ! Il y a quatre cents ans que personne n’a fait œuvre de ses dix doigts dans la famille de mon gendre ! Faute de gentilhomme, on prend un simple fils de famille bourgeoise ; ses parents ont travaillé, c’est un malheur ; mais grâce au ciel, voici plus de dix ans qu’ils sont retirés des affaires. Quant à lui, nous sommes tranquilles : jamais, au grand jamais il ne fera rien ! Un fonctionnaire est encore un parti convenable. Les fonctionnaires font si peu de chose dans notre admirable pays ! Ils vont à leur bureau par acquit de conscience. Leurs occupations sont si futiles qu’ils ont presque le droit de se dire rentiers sur l’État. Les plus recherchés parmi eux sont naturellement ceux qui gagnent le plus avec le moins de fatigue. Par exemple un receveur général sortant du collège ! Voilà ce qui s’appelle un jeune homme méritant ! Cent mille francs à gagner et rien à faire ; tout au plus quelques signatures à donner : le fondé de pouvoir, un n***e blanc, se charge du reste. Et l’on est un personnage ! La troisième autorité du département ! Aucun père n’hésitera dix minutes entre un haut fonctionnaire et un grand industriel, l’homme laborieux fût-il dix fois plus intelligent et plus riche. C’est que le fonctionnaire est presque un gentilhomme : il travaille si peu ! Quand par malheur une jeune fille est réduite à épouser un beau garçon, riche, instruit, honnête, bien élevé et gagnant vingt mille écus par an dans le commerce, elle prend de longs détours pour expliquer cette déchéance à son amie de couvent. « Mon mari est dans le commerce, mais dans le haut commerce ; il fait les affaires en grand, il ne s’occupe pour ainsi dire de rien ; à peine s’il se montre à son bureau une demi-heure par jour. Du reste nous comptons nous retirer bientôt. » L’amie, qui doit épouser un sous-préfet à 4500 francs, l’embrasse avec effusion et lui dit : pauvre belle ! je serai toujours la même pour toi. Mon mari n’a pas de préjugés. Tu nous présenteras le tien, lorsqu’il sera sorti des affaires ! Voilà comme la société française apprécie les services qu’on lui rend. Elle commence à considérer un homme le jour où il ne travaille plus. Elle met l’industriel et le commerçant qui font marcher la grande machine nationale au-dessous du fonctionnaire inutile et gourmé qui place solennellement des bâtons dans les roues. Ô les fonctionnaires ! C’est qu’ils ne sont pas même heureux, les malheureux ! Assermentés, enrégimentés, condamnés à changer d’opinion à tous les changements de régime, soumis jusque dans leur costume et dans les poils de leur barbe au caprice d’un chef, astreints au célibat dans certaines positions, au mariage dans quelques autres ; nomades, logés partout en garni ou forcés de courir la France et les colonies avec une traînée de bagages ; occupés souvent à des niaiseries qu’une mécanique ferait mieux qu’eux, non seulement ils s’interdisent tous les rêves qui sont permis à l’épicier derrière son comptoir, mais ils renoncent presque tous à cultiver leur esprit. Que de fois j’ai entendu des hommes d’administration (et non pas, s’il vous plaît, de simples copistes) s’écrier d’un ton important : « Je ne lis pas. Vous savez ? Les affaires ! » Je connais en revanche des filateurs, des forgerons, des négociants, des agents de change qui lisent tout. Les ouvriers de Paris lisent peut-être plus que les expéditionnaires. Il est vrai qu’ils gagnent plus et qu’ils ont moins de frais. Ah ! si la jeunesse de notre pays connaissait un peu mieux le néant des carrières publiques ! Elle porterait son activité sur d’autres points l’État, obligé, faute de candidats, à réduire le nombre des places, ferait exécuter par dix hommes la besogne de cent, et les carrières utiles se recruteraient comme par miracle. Mais il faudrait d’abord que le peuple le plus spirituel du monde apprît à estimer le travail. Malheureusement les travailleurs eux-mêmes ont les idées les plus fausses sur leur mérite respectif. Le négociant qui n’a pas d’enseigne à sa maison se croit supérieur à ceux qui en ont une ; le marchand en gros prend le pas sur le détaillant, le détaillant sur le revendeur, le revendeur sur l’ouvrier, l’ouvrier des villes sur l’ouvrier des campagnes. Entre ouvriers il y a des catégories, un classement aristocratique. Les imprimeurs prennent la tête ; les chiffonniers, les vidangeurs, les égoutiers ferment la marche. Tous les autres corps d’état se croient au-dessus d’eux ; eux-mêmes, j’en ai peur, se placent par une modestie absurde et sans motif au-dessous de tous les autres. Et pourquoi ? parce que leur travail est plus pénible et plus répugnant ? Mais pauvres imbéciles que vous êtes, plus grands sont les dégoûts et les difficultés, plus il est honorable de les vaincre ! Les premiers en ce monde sont les meilleurs et les plus utiles. Soyez honnêtes gens, ne vous roulez pas dans l’ivrognerie et la débauche, et tout en remplissant vos hottes, en roulant vos tonneaux, en balayant vos égouts, vous prendrez le pas sans difficulté sur les petits messieurs qui s’enivrent au café Anglais avec des demoiselles. Les musulmans, qui n’ont pas l’habitude d’être cités en exemple, raisonnent moins sottement que nous sur la question du travail. Ils disent qu’un homme doit être honoré pour ses vertus en sa sagesse, quel que soit le métier qui lui donne du pain. Dans les bazars de Constantinople ou même d’Alger on vous montrera des talebs que le peuple consulte et vénère : celui-ci fait des babouches, celui-là raccommode les vieux burnous. Comment dont s’appelait ce philosophe grec qui tirait de l’eau durant la nuit pour gagner sa vie ? Pendant le jour, il donnait la sagesse pour rien. Je me suis laissé dire que M. Victor Hugo en exil avait trouvé de grandes consolations dans l’amitié d’un homme éclairé, lettré, versé dans toutes les études libérales et entouré d’une admirable bibliothèque. C’est, si je ne me trompe, un épicier de Guernesey. Qu’en pensent les loustics de Paris ? Je connais personnellement, à Paris même, un jeune officier de cavalerie qui est sorti de la garde pour se faire épicier. Il est dans sa boutique ce qu’il était au régiment : un gentleman irréprochable et un homme distingué dans le sens le plus large du mot. Un de mes anciens camarades d’école normale, se voyant un peu trop persécuté dans l’instruction publique, abandonna la partie et se mit à préparer des sardines. Il a fait, me dit-on, une fortune considérable. Au point de vue de la niai série française, c’est un homme qui a dérogé. Je suis sûr qu’on ne l’invite plus aux soirées de M. le recteur, et qu’il perd à cela trois verres d’eau sucrée. Mais est-il moins honnête homme, moins libre, moins instruit, moins entouré de livres, moins au courant des idées nouvelles que dans la période glorieuse où il préparait des bacheliers selon la formule ? Au contraire ! S’il n’est pas de travail humiliant pour l’homme de bien, il y a, je l’avoue, des travaux absorbants, fatigants, tuants. Supprimons-les ; nous le pouvons. Il fut un temps où deux pauvres portaient un riche dans sa chaise à travers les rues de Paris. Ce spectacle scandaleux, qui n’étonnait personne en 1764, exciterait une émeute aujourd’hui. L’homme ne veut plus voir son semblable jouer le rôle d’un cheval. Nous possédons en 1864 trois millions de chevaux, d’ânes et de mulets et deux millions de bœufs en état de faire la grosse besogne. C’est un joli commencement, mais ce n’est pas le dernier mot du progrès. Les 29 millions d’habitants qui peuplent la Grande-Bretagne, se sont confectionné de leurs propres mains 83 millions de chevaux métalliques, sans préjudice de l’autre bétail. Ces 83 millions d’animaux en fer forgé, qui consomment de la houille au lieu d’avoine exécutent, bon an, mal an, le travail de 400 millions d’hommes. Ainsi, chaque insulaire est servi par treize ou quatorze manœuvres qui ne connaissent ni la fatigue, ni la douleur, et que le forgeron guérit à coup de marteau lorsqu’ils se trouvent malades. Voilà des successeurs tout trouvés pour nos journaliers, nos manœuvres et tous ceux qu’on appelle hommes de peine. M’avez-vous bien compris ? Il n’est pas à espérer ni même à désirer que le travail disparaisse jamais de la terre, mais nous pouvons avec un peu d’activité créer des instruments qui l’allègent pour nos descendants. Il tient à nous d’épargner aux générations futures la fatigue ingrate et continue et l’abrutissement qui s’ensuit. L’intervention des machines dans l’industrie ne tardera pas à supprimer tous ces travaux écrasants qui assimilaient l’homme à un bœuf de labour. L’ouvrier, dans cinquante ans, ne sera plus employé comme force, mais comme intelligence dirigeante : tous les progrès de la mécanique tendent à ce but. Le travailleur des champs ne suera pas toujours dans le sillon, et l’on peut prédire avec certitude que l’eau, le vent, la vapeur, l’électricité défricheront, bêcheront, sarcleront, moissonneront bientôt, sous la surveillance de quelques jeunes gens bien mis, sachant lire, écrire et voter. Ces jeunes messieurs seront tes descendants, eh ! brave homme qui fouailles tes chevaux en jurant comme une brute ! Ils vaudront mieux que toi, mais ils ne te mépriseront pas, car ils sauront que tu as travaillé comme eux, dans la mesure de tes forces et de ton intelligence, et poussé à la roue de la civilisation. Où s’arrêtera le progrès, si notre activité se soutient encore un siècle ? Qui oserait limiter les espérances de l’avenir et dire au génie bienfaisant du travail : tu n’iras pas plus loin ? On croyait, il y a deux mille ans, qu’il y aurait toujours des maîtres et des esclaves ; l’expérience a prouvé qu’on se trompait. On croit encore aujourd’hui qu’il y aura toujours des riches et des pauvres : le temps fera justice de ce préjugé égoïste et décourageant. Voici déjà que les inventeurs et les poètes désapprennent le chemin de l’hôpital. Voici que le marchand ne végète plus quarante ans derrière son comptoir pour amasser une petite aisance : sept ou huit heures de fatigue par jour, dix ou douze ans d’activité dans la vie suffisent à construire un honnête capital. Pourquoi donc l’ouvrier des villes et le manœuvre des champs seraient-ils condamnés au labeur sans récompense et sans repos ? On peut voir à des signes certains que leur condition deviendra meilleure. Un ouvrier de New-York a sa maison à lui, son jardin, et mille douceurs inconnues aux petits bourgeois de notre patrie. C’est que le capital social en Amérique est infiniment plus considérable que chez nous. Accroissons le fonds commun par la culture et l’industrie ; défrichons nos terres, exploitons nos mines, transformons les métaux inertes en machines laborieuses ; plantons, élevons, multiplions la vie autour de nous, utilisons toutes les forces de la nature, et bientôt s’ouvrira une ère de travail heureux et facile ; bientôt l’homme le moins doué achètera au prix de quelques heures de fatigue quotidienne le droit de consacrer le reste du jour à la culture de son esprit et à l’éducation de ses enfants. L’ignorance alors disparaîtra d’elle-même, car l’ignorance n’est qu’une des faces de la misère, le dénuement du cerveau. Et les vices qui résistent le plus victorieusement à l’éloquence des prédicateurs et au tricorne des gendarmes, se guériront tout seuls. Les vices (passez-moi la comparaison) ressemblent à ces champignons difformes qui poussent dans les caves sans soleil : approchez votre lampe, ils tombent en poussière. L’industrie n’est pas un fléau, comme certains moralistes à courte vue le crient sur les toits, mais plutôt une providence. C’est le travail perfectionné, simplifié, accommodé à la délicatesse de l’organisme humain. Non seulement elle prolonge notre existence, mais elle l’élargit et l’élève. C’est à elle que nous devrons un jour d’être tous éclairés et tous honnêtes. Elle fera des hommes sans préjugés et sans vices, comme elle a créé des taureaux sans cornes : le miracle n’est pas plus grand.
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