V - Le droit

2267 Words
VLe droit Homme grand ou petit, riche ou pauvre, fort ou faible, savant ou ignorant, noble ou roturier, Bourbon ou Durand, je te déclare, au risque d’étonner ta sottise et d’épouvanter ta couardise, que tu n’as ni maître, ni chef, ni supérieur naturel, et que ta personne et tes biens ne relèvent que de toi. Ton corps, si chétif et si laid que la nature l’ait voulu faire, est plus inviolable que le Palladium des Troyens et l’arche sainte des Hébreux. Aucun pouvoir, aucune force, aucune armée ne peut légitimement toucher à un cheveu de ta tête, ou t’obliger à t’asseoir lorsqu’il te plaît de rester debout, ou te faire tourner à droite lorsque tu préfères aller à gauche, ou te contraindre à dire que deux et deux font cinq si ta raison n’est pas de cet avis. Sois un nain trouvé sur la borne, élevé dans la rue et riche de deux sous pour tout capital ; vienne un géant né d’un roi, entouré de cent mille soldats : s’il fait mine de vouloir prendre tes deux sous sans ta permission, défends-toi et tue-le si tu ne peux l’arrêter autrement. Tu seras dans ton droit. Qu’as-tu donc ? Te voilà plus étonné et plus tremblant qu’un loup tombé dans la fosse ou un chevreuil pris au filet. L’animal libre et fier n’est pas si stupéfait en présence de l’esclavage que l’homme esclave de père en fils en présence de la liberté. Comme on t’a mal élevé, mon pauvre frère ! Tu as ouvert les yeux au milieu d’un monde artificiel, et tu as cru que la nature était faite ainsi. On t’a montré un homme vénérable, habillé d’une robe longue, et l’on t’a dit qu’il était chargé de penser pour toi. On t’a montré quelques gaillards en tunique bleue et en pantalon rouge, et l’on t’a dit qu’ils étaient chargés de te défendre ou de t’empoigner selon le cas. On t’a fait voir un Alsacien couvert de buffleteries jaunes, et l’on t’a dit qu’il était né pour te mettre en prison, si tu n’obéissais pas à tout le monde. On t’a donné deux livres reliés en noir et l’on t’a dit : tu trouveras dans le premier tout ce que tu dois croire, et dans le second, qui a la tranche bariolée, tout ce que tu dois faire. Tu as vu arriver chez ton père un petit papier vert, rouge ou bleu ; tu as entendu ton père, qui n’était pas riche, dire avec un visible ennui : « Il faut porter dix francs chez le percepteur, si nous ne voulons pas qu’il saisisse nos meubles ; » et tu t’es persuadé que le percepteur était un homme créé par la nature pour saisir l’argent ou les meubles du pauvre monde. Tu as vu ton frère aîné revenir de la mairie avec des rubans au chapeau ; il a bu toute une journée, puis il a pleuré quelques jours en disant qu’il appartenait au roi, puis il a mis un paquet au bout d’un bâton et il est parti en chantant avec les camarades ; puis on a su qu’il ne reviendrait plus au village, attendu qu’il était mort pour le service du roi. Qu’as-tu pensé du roi ? Qu’il était sans nul doute un homme autrement fait que les autres et dont l’étoffe valait plus cher. La première fois que tu es allé à l’école, on t’a battu, tu as rendu les coups, le maître est arrivé, il t’a battu plus fort pour t’enseigner que dans ce monde artificiel il n’est jamais permis de se faire justice soi-même. La première fois que ton parrain t’a donné dix sous à sa fête, ta mère te les a pris, et voilà comment tu as fait connaissance avec la propriété. La première fois que tu as voyagé en chemin de fer, tu es tombé entre les mains de dix ou douze messieurs en casquette brodée qui t’ont poussé, tiré, hélé, apostrophé, gourmandé : « Par ici ! On n’entre pas là ! En avant ! En arrière ! Plus vite ! Moins vite ! Montez ! Descendez ! Entrez ! Sortez ! Rentrez ! » C’est ainsi que tu as fait connaissance avec l’administration, ce mécanisme éminemment national qui nous rend mille petits services en échange de notre argent et de notre liberté. Oublie tout ce que tu as appris, et prête-moi ton attention pour quelques minutes. Ce n’est pas un ordre que je te donne, car personne au monde n’a d’ordres à te donner. Tu n’es pas obligé de me croire, quoique je m’adresse à toi dans la sincérité de mon cœur. Accepte mes raisons, si elles entrent dans ton cerveau comme une arme dans sa gaine ; rejette-les sans hésiter si elles répugnent à ton bon sens. Tu ne dois ta créance qu’au vrai, et le seul juge du vrai, c’est toi-même. L’éducation qu’on t’a donnée est celle des petits arbres chétifs qui végètent péniblement à l’ombre d’une haute futaie. Les grands chênes s’abaissent quelquefois jusqu’à eux et leur disent : « Heureux arbrisseaux, nous vous protégeons contre le soleil et nous vous défendons de l’orage. Il y a longtemps que vous seriez brûlés ou brisés sans nous ! – Mais, répondent les arbrisseaux, nous aussi nous sommes des chênes. Si votre ombre ne pesait pas sur nos têtes, nous deviendrions assez forts pour braver l’orage ou le soleil. » Va-t’en voir une forêt où l’on a coupé les grands arbres : tu remarqueras que les petits sont devenus grands à leur tour. Ton père t’a engendré et ta mère est accouchée de toi sur une boule de terre humide qui tourne autour d’une masse en feu. Parcours dans tous les sens ta planète natale, la seule qui soit accessible à ton observation. Qu’y verras-tu ? Des corps inorganiques, des végétaux vivant d’une vie immobile, et des animaux plus ou moins parfaits. De tous les animaux qui peuplent ce globe, le plus parfait c’est l’homme, c’est toi. L’histoire des temps écoulés, écrite lisiblement dans les entrailles de la terre, te montre que ta naissance est le dernier effort de la nature ; elle a cheminé de progrès en progrès durant quelques milliers de siècles pour arriver à un but définitif ou provisoire qui est toi. Si le jour qui luira demain faisait naître au milieu de nous un animal mieux organisé que l’homme, celui-là serait ton supérieur, ton maître et ton Dieu légitime. Il te réduirait en domesticité, comme tu as réduit le chien, le bœuf et le cheval. Le droit, l’inviolabilité de la personne, n’appartiendrait plus qu’à lui. Tu lui devrais l’hommage et l’obéissance ; tu serais sa chose, comme aujourd’hui le chien et les autres animaux, tes aînés, sont la tienne. Mais tant que l’heure n’aura pas sonné, tant que l’animal supérieur à toi sera encore à naître, tu conserves le premier rang, tu n’appartiens qu’à toi, nul ne peut entreprendre légitimement contre ton pouvoir souverain, l’inviolabilité absolue de ta personne est un principe que nul être vivant ne peut contester ; tu règnes sur la terre avec un milliard d’autres hommes tes semblables et par conséquent tes égaux. Il me semble que tu commences à te faire à cette idée. Je n’en suis pas surpris ; régner est une obligation à laquelle on se résigne aisément. Tu relèves la tête, tu enfles ta poitrine en écartant les coudes et tu marches déjà d’un pas de sénateur. Mais que fais-tu ? Arrête, malheureux ! Tu as failli marcher sur ton égal ! Ton égal ! Oui, ton égal ! Je ne m’en dédis pas ; ton égal ! Ce vieux n***e en haillons, ignorant, ivrogne, abruti, vicieux, criminel même, car il a subi deux ou trois condamnations ; c’est ton égal. Sois de bon compte, mon ami. Si tu es l’égal de tous les autres hommes il s’ensuit nécessairement que tous les autres hommes sont tes égaux. C’est une vérité mathématique. Il est impossible qu’A égale B, sans que B égale A par un juste retour. Le principe en vertu duquel tu n’as personne sur la tête, t’interdit de mettre personne sous tes pieds. Hâte-toi d’avouer que ce n***e est un souverain légitime, inviolable et sacré, si tu tiens à garder ta propre couronne ! – Mais il est noir et je suis blanc ! Il est gueux et je suis riche ! Il est ignare et je suis bachelier ! Il est stupide et vous voyez que je raisonne ! Enfin c’est un vieux scélérat et je suis honnête homme, que diable ! – Prends garde de plaider contre toi ! Car enfin, soit dit sans reproche, tu n’es ni le plus blanc, ni le plus beau, ni le plus riche, ni le plus savant, ni le plus spirituel, ni le plus vertueux des hommes. Si tu réduis ce n***e en esclavage, tu appartiens au premier Antinoüs, au premier Rothschild, au premier Humboldt, au premier Voltaire ou au premier Socrate qui voudra mettre la main sur toi. Te prévaudras-tu de ta force ? Nous avons Rabasson et Arpin le terrible Savoyard qui te tomberont en un tour de main. T’appuieras-tu sur ta naissance ? Il reste encore dans l’almanach de Gotha plus de cinq cents douairières allemandes qui t’inviteront à battre l’eau de leurs fossés ! La moindre chanoinesse de Bavière a bien seize ou dix-sept quartiers de plus que toi. Avoue, c’est le plus sûr, qu’il n’y a point de degrés dans la dignité humaine ; que nul de nous ne peut légitiment mettre le pied ou même la main sur un autre. – Quoi ! Personne ne commandera ? Pas même le plus sage et le meilleur ? – Pas même celui-là ! S’il est sage, qu’il nous conseille ! s’il est bon qu’il nous tende la main ! Mais je lui refuse obstinément le droit de nous obliger malgré nous. Serviteur au despotisme paternel qui, pour nous engraisser, voudra nous mettre en cage ! Tout homme, bon ou mauvais, sage ou fou, a les droits les plus illimités sur la nature entière ; il n’en a aucun sur la personne d’un autre homme. Une violence, une injure, une contrainte exercée sur le plus humble individu est un véritable attentat contre ce qu’il y a de plus auguste sur la terre. L’intention, même la plus pure ne justifie pas un tel forfait. Tu peux me gouverner, me servir, me conduire à mon bonheur si je te l’ai permis ; sinon, non. Heureusement, la notion du droit finit par se répandre parmi les hommes. Nous avons débuté par nous manger les uns les autres. À l’anthropophagie a succédé un régime moins nourrissant, mais plus humain et plus doux, l’esclavage. Le progrès a transformé l’esclavage en servage, le servage en vasselage, le vasselage en prolétariat. Les vaincus de la grande bataille humaine, après avoir été rôtis comme des moutons, ont été attelés comme des chevaux. Ils ont obéi au plus fort, ensuite au plus noble, et finalement au plus riche. Il me semble que l’on commencera bientôt à ne plus obéir à personne. Car ce n’est pas obéir que de se conformer aux lois qu’on a faites, de remplir ses engagements envers les chefs qu’on a choisis : c’est se commander à soi-même. Efforçons-nous seulement de ne pas nous commander des choses trop difficiles ou trop désagréables. Trente-sept millions d’individus s’unissant en société afin de protéger plus sûrement tous leurs droits naturels ; voilà ce que j’appelle une excellente affaire. La Société, pour rendre tous les services que nous espérons d’elle, a besoin d’être forte ; il faut qu’elle ait des droits, et les citoyens seuls peuvent lui en donner. On se cotise donc pour elle, et l’on fait bien. Chacun de nous abdique en sa faveur le droit de rester en paix, le droit d’aller en guerre, le droit de se faire justice soi-même, de sortir armé dans la rue, de reprendre son bien où on le trouve ; le droit de chasser en tout temps et partout les animaux sauvages, le droit de puiser de l’eau salée dans la mer, le droit de cultiver du tabac, le droit de fabriquer la poudre, le droit d’importer librement les denrées dont on a besoin, etc., etc., etc. Mais si par un excès de zèle et pour donner plus de force à la société, nous cédions le droit de nous associer librement entre nous, le droit de nous réunir plus de 19 dans une chambre, le droit de penser, de parler, d’écrire et d’imprimer, le droit de n’être pas arrêtés sans motif et transportés à Cayenne sans jugement ; si, en un mot, nous abandonnions 90 droits sur cent pour mieux nous assurer la jouissance des dix autres, où serait l’économie ? Ne cédons à la société que les droits dont elle a besoin pour nous servir utilement ; conservons avec soin tous ceux dont l’individu peut user sans danger pour lui-même. Mais surtout gardons-nous bien de réclamer des droits imaginaires, absurdes, en contradiction ouverte avec la notion même du droit ! Je ne suis pas encore bien vieux, et pourtant j’ai entendu la foule aveugle réclamer sous le nom de droits les choses les plus impossibles et les plus stupides, comme le droit au travail, le droit à l’assistance, le droit à l’éducation, et même (j’ai honte de l’écrire) le droit à l’insurrection. Le prétendu droit au travail, qui a fait couler le sang de deux ou trois mille hommes en juin 1848 sur le pavé de Paris, peut se formuler en ces termes : « L’individu peut légitimement prendre les armes pour obliger la société à contraindre d’autres individus à commander et à payer des services manuels dont ils n’ont pas besoin sur le moment. Utopie d’hommes ivres. » Le prétendu droit à l’assistance, le voici : « Tu as des capitaux, acquis par ton travail ou par celui de ton père. Si je te mettais pied sur gorge pour te persuader de les partager avec moi, je serais un pur brigand. Mais je couche en joue la société pour qu’elle te fasse violence et te dépouille à mon profit ; et, ce faisant, je suis un vertueux révolutionnaire. » Fi donc ! ce jeu consiste à faire une lettre de change, à la bourrer dans un fusil, et à tirer à travers le corps de la société sur le premier propriétaire qui passe. Le droit à l’éducation (j’ai lu le mot il n’y a pas un mois dans un journal très honorable) est la folle prétention d’un pauvre qui veut obliger les riches à payer l’éducation de ses enfants. Si les riches m’en croyaient, ils payeraient de bonne grâce, et ce serait de l’argent bien placé. Mais de ce que j’ai raison de faire une chose il ne s’ensuit nullement qu’un autre homme, mon égal, ait le droit de me l’imposer. De ce que la personne humaine est naturellement inviolable il ne s’ensuivra jamais qu’elle puisse v****r ou contraindre la liberté d’autrui. Chacun de nous peut exiger qu’on ne lui fasse aucun mal ; si tu veux obliger les autres à te faire du bien, embusque-toi sur une grande route à la tombée de la nuit, et méfie-toi des gendarmes ! Le droit d’insurrection, sous un régime de suffrage universel est le complot de quatre individus pour en asservir quarante.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD