Les découvertes de notre siècle marchent d’un autre train. C’est qu’autrefois l’inventeur était un homme à part, isolé de ses plus proches voisins par sa supériorité même. Entre lui et son temps, l’ignorance, les préjugés, les erreurs officielles et quasi religieuses élevaient mille barrières. Ce n’était pas tout de découvrir une vérité ; il fallait la faire comprendre à des hommes qui n’en avaient aucune idée ; il fallait l’imposer à des corporations anciennes et puissantes qui fondaient leur autorité sur l’erreur ; il fallait enfin la colporter jusqu’au bout du monde, dans un temps où la moindre montagne et le plus modeste cours d’eau séparaient invinciblement deux peuples, et où la moitié du genre humain ignorait l’existence de l’autre.
Que les temps sont changés ! Aujourd’hui, tous les peuples se connaissent et communiquent régulièrement entre eux : il ne faut pas plus d’un mois à une idée pour faire le tour du monde. L’inventeur ne prêche plus dans le désert ; dès qu’il ouvre la bouche il est compris à demi-mot par deux cent mille hommes environ, qui sont tous au niveau de la science actuelle, qui connaissent les données de tous les problèmes et qui saisissent les solutions au vol. Quelquefois même, tant l’ardeur de progrès est universelle, deux chercheurs séparés par les mers trouvent en même temps sans s’être donné le mot. C’est ainsi que l’ovariotomie, une merveille chirurgicale, vient d’être retrouvée à peu près à la même heure en Angleterre et à Strasbourg. C’est ainsi que les nouvelles planètes ont souvent deux ou trois inventeurs. Chaque progrès établi devient le point de départ de nouvelles recherches : tous les curieux, tous les ardents, tous les ambitieux de la science ou de l’industrie courent au fait, le constatent, y touchent barre et se lancent en avant avec une nouvelle fureur. Chaque carrière devient un turf bruyant et tumultueux où le coureur le plus rapide ne saurait s’arrêter et reprendre haleine sans être dépassé ou culbuté. Inventez la machine la plus ingénieuse et la plus utile, la machine à coudre, par exemple ; si vous ne lui donnez pas d’emblée toute la perfection qu’elle comporte, vous serez débordé ce soir même par quelque perfectionnement. Trouvez l’anesthésie par l’éther, et votre nom sera inscrit sur le livre des bienfaiteurs de l’humanité ; mais si votre éther n’était pas d’une innocuité parfaite, s’il endormait quelquefois les malades d’un sommeil définitif, le chloroforme viendrait bientôt prendre sa place et l’on effacerait votre nom pour en écrire un autre dans le souvenir des peuples.
Cette collaboration de tous à l’œuvre du siècle, cette concurrence dans le bien, cette rivalité active, finira par produire, un effet moral assez imprévu : elle supprimera la gloire. Le grand livre dont nous parlions tout à l’heure sera couvert de plus de noms que la colonne de Juillet : or, personne ne s’amuse à lire la colonne de Juillet. Que serait-ce, si elle fourmillait de renvois, de surcharges et de ratures ? La table de Pythagore est définitivement acquise à Pythagore, et personne ne s’avisera jamais d’en attribuer le mérite à M. Le Verrier ; mais il n’y a pas une grande découverte de notre siècle qui ne soit disputée ou tout au moins partagée par une multitude d’inventeurs. À qui devons-nous les merveilles de la photographie ? Est-ce à Daguerre ? Est-ce aux Niepce de Saint-Victor ? À Talbot ? à Lerebours ? à Gaudin ? à Fizeau ? à Chevalier ? à Foucault ? Et supposé que l’on partage le prix entre tous ceux-là, n’y aura-t-il rien pour leur père en physique, Baptiste Porta, inventeur de la chambre noire ? Et ne sera-t-il pas bon d’inscrire à côté d’eux une vingtaine de chimistes, sans qui les physiciens n’auraient jamais fixé l’image fugitive ? Ne faudra-t-il pas enfin réserver une place à Martin et à tous ceux qui, comme lui, travaillent à graver la photographie ? C’est tout un calendrier d’hommes utiles. On en ferait un autre, et plus considérable, avec ceux qui ont découvert, ou perfectionné les divers usages de la vapeur. Et l’électricité ! Je parie pour cinq cents inventeurs, tous dignes de gloire, et qui seront tous oubliés parce qu’ils sont cinq cents ; tandis que le monomane Érostrate, qui brûla le temple de Diane à lui seul, est immortel.
À tous les ouvriers qui travaillent en commun sur le grand chantier du Progrès, la postérité devra joindre dans sa reconnaissance deux classes entières sans lesquelles le dix-neuvième siècle n’aurait rien fait, ou peu de chose. Je veux parler des agioteurs et des folliculaires.
L’agiotage est flétri par les moralistes épais de la gérontocratie, les prédicateurs des vieux dogmes l’anathématisent ; les poètes de la routine le flagellent à coups d’alexandrins. Les gouvernements ne sont pas encore bien fixés sur ses dangers et ses mérites ; ils le poussent, l’arrêtent, l’encouragent et le découragent par intermittence ; aujourd’hui lui bâtissant des temples et demain lui jetant la porte au nez. Mais la postérité, qui verra plus clair que nous dans nos affaires, rendra justice à la sublime invention de l’Écossais Law. L’agiotage est l’art de rassembler les petits capitaux pour faire de grandes choses. C’est lui qui a créé les routes royales de France en 1720 et tous les chemins de fer de l’Europe vers 1850. C’est lui qui a fondé toutes les merveilles que Turgan réunit dans son épopée industrielle ; c’est lui qui fournit aux inventeurs le nerf du travail. L’agiotage a ses défauts et ses dangers, ses caprices et ses injustices. Il a fait des victimes ; la vapeur en fait aussi. Il nous amènera peut-être un jour ou l’autre quelque crise désagréable, où l’on verra l’Europe incommodée par une pléthore de papier. Mais la circulation de ce papier dont l’agiotage nous inonde aura créé des richesses durables. Les isthmes seront percés, les montagnes seront éventrées, les fleuves canalisés, les villes assainies, les marais desséchés, les pentes reboisées ; la terre sera un séjour plus habitable et la somme de biens qui est le patrimoine commun de tous les hommes aura doublé. Nos descendants béniront alors ces manieurs d’argent que la gérontocratie traite avec un dédain sublime, lorsqu’elle n’a pas d’actions à leur demander.
Et nous aussi, pauvres barbouilleurs de papier, nous aurons bien mérité de l’avenir ! Ce n’est pas seulement parce qu’un petit pamphlétaire du nom de Pascal aura inventé la brouette ; ni parce que deux ou trois autres auront résolu le problème de la navigation aérienne ; ni même parce que tel ou tel d’entre nous découvre de temps en temps une vérité d’intérêt universel comme la souveraineté du peuple ou le principe des nationalités. Ne fussions-nous que de simples intermédiaires, des colporteurs d’idées et rien de plus, notre rôle aurait encore une assez belle importance. Les idées, comme les capitaux, se multiplient par le mouvement. Il suit de là qu’un publiciste capable remplit exactement les mêmes fonctions que M. de Rothschild : il y gagne un peu moins, voilà tout.
Ces jours derniers, comme je descendais la route de Phalsbourg, je rencontrai un petit porte-balle de quarante à cinquante ans. Il s’était assis, pour souffler, sur un mètre de pierre. Je pris place à côté de lui, et après les politesses usitées entre voyageurs, je lui demandai s’il était content de son sort ?
Il hocha mélancoliquement la tête, et répondit : « Je suis marchand de lunettes ; marchand ambulant, comme vous voyez. Le commerce irait assez bien, car les hommes d’aujourd’hui, même les plus pauvres et les plus ignorants, aiment à voir. Le mal est qu’on ne peut pas traverser un village sans que les gamins vous jettent des pierres et sans que les gendarmes vous demandent vos papiers. On se débarrasse encore des gamins ; mais avec les gendarmes, c’est le diable ! Ils vous tracassent comme des malfaiteurs, et le chagrin d’être pris pour ce que je ne suis pas m’a donné mille tentations d’abandonner la partie. Je continue pourtant, car il faut vivre ; et puis je me dis tous les soirs, en me couchant, que bien des hommes mes frères seraient comme aveugles si je ne leur portais jusqu’au fond de leurs villages les moyens de voir plus clair.
– Touchez là ! lui dis-je. Presque tous mes amis font le même métier que vous. Ils colportent dans la France et à l’étranger des verres de toute sorte à l’usage des yeux du peuple. Ils vendent des verres roses, dans lesquels le malheureux voit un avenir de justice et d’égalité ; des verres bleus qui permettent au simple citoyen de regarder les trônes dorés et les couronnes étincelantes sans en être même éblouis ; des verres grossissants à travers lesquels un homme utile vous apparaîtra dix fois plus grand qu’un préfet dans sa gloire. À l’aide des instruments qu’ils colportent jusque dans les campagnes, vous verrez tous les fourbes démasqués, tous les oppresseurs renvoyés, tous les jougs secoués, tous les hommes unis pour bien faire ; la vérité, le travail et le droit régnant partout.
– Parbleu ! mon bon monsieur, voilà un commerce qui ressemble au mien comme un télescope de cent mille francs à une paire de besicles de dix sous. J’aime à croire que vos amis n’ont rien à craindre des gamins ni des gendarmes ?
– À vous dire le vrai, leur commerce est surtout incommodé par les chefs de bureau. »
Le colporteur se découvrit à ce nom, car personne n’ignore en France que les chefs de bureau sont, de temps immémorial, les véritables maîtres du pays. C’est grâce à leur prudence et dans l’intérêt de leur sécurité que la presse n’a jamais été libre. Les souverains, qui lisent peu, se soucient médiocrement des choses qu’on peut écrire ; il se trouve quelquefois des ministres assez courageux pour suivre leur chemin sans craindre la critique. Mais le prince le plus libéral et le ministre le plus intrépide n’obtiendront jamais que les chefs de bureau nous accordent la liberté. Chacun d’eux est fermement convaincu que tous les journalistes veulent vendre des lunettes rouges au peuple pour renverser le gouvernement et s’emparer de tous les bureaux.
Qu’y ferions-nous, hélas ? Rien de meilleur assurément, ni de plus utile au Progrès que notre humble métier de marchand de lunettes. Mieux vaut rester où nous sommes, quoique nous n’y jouissions pas des sept allégresses, quoique le bon public ne nous dédommage pas toujours des rigueurs de l’administration, quoique nous n’apercevions pas même à l’horizon lointain cette grande consolation des orgueilleux, la gloire !
Car il faut en prendre notre parti : nous n’obtiendrons qu’une gloire collective. Aucun de nous, à moins de hasards imprévus, ne fera parvenir son nom jusqu’à la postérité. Mais qu’importe, après tout ? Le bien que nous aurons laissé ne sera pas perdu pour elle. Travaillons !