À madame George Sand
À MADAME GEORGE SAND
MADAME,
Voici un gros volume où j’ai dit sans rhétorique, sans passion, sans calcul, sans flatterie ascendante ou descendante, mon humble sentiment sur les grandes affaires de la vie. Je ne sais s’il mérite d’être présenté au plus noble esprit de notre époque, mais je suis sûr d’y avoir mis le meilleur de moi afin de vous l’offrir. J’ai fait de sérieux efforts pour y concentrer toutes mes idées ; ceux qui ont la curiosité de connaître un homme trop loué par les uns, trop diffamé par les autres, le trouveront ici tel qu’il est.
C’est vous qui m’avez conseillé ce travail, peut-être un peu austère pour un esprit vagabond et naturellement dissipé. La solitude et la campagne m’ont prêté le loisir et l’apaisement dont j’avais besoin pour l’entreprendre. Chemin faisant, j’ai beaucoup lu, beaucoup médité, un peu mûri : je me suis aperçu que je n’étais plus un jeune homme, que je ne serais jamais un grand homme, mais que je pouvais me rendre utile en ajoutant quelques observations pratiques au fonds commun de l’expérience humaine.
Notre siècle est vraiment beau, quoi qu’en disent les mécontents de toutes écoles. L’homme qui joue des coudes dans la cohue s’insurge au moindre choc contre les petites misères du présent ; mais si, comme le peintre devant son tableau, on prend une bonne reculée pour le juger dans son ensemble, on voit qu’il fourmille d’idées neuves, d’aspirations hardies, de sentiments généreux. Ce qui lui manque, à mon avis, c’est la notion claire du vrai, du juste et du possible. La vie moderne est comme une eau large, puissante et trouble. Que les ambitieux y jettent leurs filets ! Que les orgueilleux désabusés la fouettent de verges à l’exemple du roi Xerxès ! Je suis plus que content si j’en ai filtré un bon verre.
Vous avez daigné m’écrire l’an dernier que je n’étais pas plus mal doué que beaucoup d’autres, mais que je laissais toujours échapper le génie entre mes doigts. Hélas ! madame, mon indigence me défend contre tout soupçon de gaspillage. Je n’ai reçu de la nature qu’un atome de bon sens, une miette balayée sous la table où Rabelais et Voltaire, les Français par excellence, ont pris leurs franches lippées. Quant au génie, je l’admire de loin, je le vénère profondément, j’obéis toujours à ses conseils, je m’honore aujourd’hui en lui dédiant un livre.
EDM. ABOUT.