IIILe progrès au dix-neuvième siècle
Si vous découvriez, à l’âge de trente ans, qu’un brave marinier vous a sauvé la vie quand vous étiez petit garçon ; qu’il vous a rapporté chez vos parents dans sa veste, qu’il s’est enfui sans accepter aucune récompense et qu’il est mort de pleurésie huit jours après, voici ce que vous feriez sans nul doute. Vous chercheriez ses enfants, s’il en a laissé, ou les enfants de ses enfants pour vous acquitter envers eux. Riche, vous leur donneriez une partie de votre fortune ; pauvre, vous mettriez vos bras à leur service, et vous les aideriez à vivre. Si l’un d’eux n’avait pu recevoir aucune éducation, vous payeriez ses mois d’école, ou vous lui apprendriez à lire vous-même ; si un autre, plus à plaindre encore, était tombé plus bas que la misère, vous ne l’accableriez pas de votre mépris. Vous tendriez vos mains vers lui pour le relever, comme son pauvre grand-père vous a tendu les siennes. N’est-il pas vrai, monsieur, qu’en agissant ainsi vous feriez simplement votre métier d’honnête homme ? Vous l’avouez, j’en prends acte, et je poursuis.
Tout homme de trente ans qui réfléchit un peu s’aperçoit qu’il doit sa vie, sa santé, son bien-être, son éducation, tout ce qu’il a et tout ce qu’il est, à des millions de sauveteurs obscurs, inconnus, introuvables, qui sont morts à la peine, qui n’ont presque jamais reçu le prix de leurs services, mais qu’on peut récompenser dans leur postérité, car, le monde n’est peuplé que de leurs fils et de leurs filles.
Considérez, monsieur, que la terre est la plus ingrate des marâtres : elle ne produit spontanément que des végétaux insipides et des animaux farouches ; les seuls logis qu’elle prête gratis à ses enfants sont des cavernes fécondes en rhumatismes ; les vêtements, les chaussures et les coiffures qu’elle nous offre sont des feuilles et des écorces ; les seuls outils qu’elle nous ait jamais donnés sont les dix doigts de nos deux mains ; elle a soin de cacher au plus profond de ses entrailles les métaux qui pourraient nous aider.
Tous les biens dont vous jouissez aujourd’hui, vous les devez à l’effort héroïque des hommes qui vous ont précédé en ce monde. Il n’y a pas sur votre table un fruit, un légume, un condiment, un vin qui n’ait pu être l’objet d’un brevet d’invention, d’un brevet d’importation et de cent mille brevets de perfectionnement. Vous remerciez la nature quand vous vous promenez dans un jardin magnifique : c’est à l’homme qu’il faudrait rendre grâces. La plupart des fleurs naturelles que vous admirez là sont de fabrication humaine ; s’il en est quelques-unes auxquelles on n’ait pas travaillé, du moins s’est-on donné la peine de les aller chercher au bout du monde. Les céréales de la plaine, les arbres du verger, tout ce qui paraît sortir du sein de la terre, est importé, développé, perfectionné, amendé, métamorphosé par la main de l’homme. La forêt même est peuplée d’arbres que l’homme est allé prendre au-delà des mers. Votre écurie, l’étable, la bergerie, le têt à porcs, la basse-cour, le chenil, fourmillent d’animaux plus ou moins exotiques, mais tous domptés, apprivoisés, dressés, modifiés et comme pétris sur un modèle nouveau par les mains ingénieuses de l’homme. Je ne cite que pour mémoire les animaux féroces, dont l’absence est encore un bienfait de nos devanciers. Ils ont trié soigneusement les dons animés de la nature, supprimant les espèces tout à fait incorrigibles, et tournant à notre profit tout ce qui pouvait être apprivoisé.
Si vous jetez un regard sur le vêtement qui vous protège de la tête aux pieds (fussiez-vous habillé comme un pauvre) vous verrez que l’agriculteur, le filateur, le tisserand, le teinturier, le navigateur, le mécanicien, le tanneur, le tailleur, le cordonnier, le blanchisseur, le cartonnier, le chapelier, l’éleveur de vers à soie et vingt autres industriels, exerçant des arts difficiles ou même savants, ont appliqué l’étude et l’expérience de cinquante siècles à la confection de votre modeste enveloppe. Le moindre clou de votre chaussure résume en lui la découverte du fer, l’exploitation des mines, la fusion du minerai dans les hauts fourneaux, l’affinage de la fonte, les merveilles de la filière, la construction du soufflet de forge, le travail si rapide et si ingénieux du cloutier. Mille générations ont sué sang et eau pour produire cet ensemble fort laid, mais simple, commode et économique, que l’ouvrier parisien achète au Temple contre son salaire de quelques jours.
Maintenant levez les yeux de dessus mon livre et regardez la chambre où vous êtes. Le géomètre, l’architecte, le terrassier armé de trois ou quatre outils dont le plus simple est un chef-d’œuvre, le carrier, le maçon, le charpentier, le tuilier, le plâtrier, le peintre et le chimiste qui lui fournit ses couleurs, le verrier, le vitrier avec son diamant qu’on est allé prendre au Brésil, le menuisier, le serrurier (j’en passe, et des meilleurs) ont dû mettre en commun une somme prodigieuse d’études continues et de labeur accumulé pour vous loger le plus modestement du monde. Le moindre fauteuil plaqué d’acajou a coûté l’invention de la boussole, le perfectionnement de la navigation, la découverte de l’Amérique ! Le vernis commun qui le couvre vous rappelle qu’on a planté la vigne, pressuré le raisin, livré le moût à la fermentation, distillé le vin dans un alambic et rectifié l’alcool où l’on dissout la térébenthine de Bordeaux colorée par le santal de l’Inde ou le carthame de l’Égypte.
Si je ne craignais pas de pousser l’énumération au-delà des limites de votre patience, je vous dirais combien il a fallu d’inventions sublimes pour fabriquer matériellement le livre que vous tenez en main, ou simplement le savon dont vos mains sont lavées, ou la pendule qui interrompra tantôt votre lecture en sonnant l’heure du dîner. J’attirerais votre attention sur le catalogue du plus simple musée ou de la plus misérable bibliothèque pour vous rappeler quelques-unes des belles choses que les morts ont laissées pour vous. J’aime mieux, pour abréger, vous montrer vous-même à vous-même ; votre santé à laquelle un million de savants ont travaillé depuis Hippocrate ; votre mémoire meublée de beaux vers qu’on a faits pour vous, votre raisonnement redressé par les philosophes de vingt écoles, votre goût formé peu à peu par le spectacle des chefs-d’œuvre, votre cœur ennobli par les conseils de la sagesse et les exemples de la vertu.
Comprenez-vous maintenant que tous les hommes d’autrefois sont vos bienfaiteurs plus ou moins anonymes ? Que vous devez quelque chose à leurs fils, vos contemporains ? Qu’il ne suffirait point, pour acquitter votre dette, de ne pas faire le mal ? Qu’il faut faire le bien et laisser quelque chose après vous comme vos devanciers vous ont laissé quelque chose ? Que vous êtes l’anneau d’une chaîne, le degré d’une échelle ascendante, une transition vivante, active et laborieuse entre ce qui a été et ce qui sera ?
On ne vous demande pas d’opérer des miracles ; on désire seulement que vous laissiez quelque chose après vous. « Celui qui a planté un arbre avant de mourir n’a pas vécu inutile. » C’est la sagesse indienne qui le dit. En effet, il a ajouté quelque chose au capital de l’humanité. L’arbre donnera des fruits, ou tout au moins de l’ombre à ceux qui naîtront demain, affamés et nus. Un arbre, un toit, un outil, une arme, un vêtement, un remède, une vérité démontrée, une loi découverte, un livre, une statue, un tableau : voilà les additions que chacun de nous peut faire au trésor commun.
Il n’y a pas aujourd’hui un homme intelligent qui ne se sente lié par des fils invisibles à tous les hommes passés, présents et futurs. Nous sommes les héritiers de tous ceux qui sont morts, les associés de tous ceux qui vivent, la providence de tous ceux qui naîtront. Pour témoigner notre reconnaissance aux mille générations qui nous ont faits graduellement ce que nous sommes, il faut perfectionner la nature humaine en nous et autour de nous. Pour remercier dignement les travailleurs innombrables qui ont rendu notre habitation si belle et si commode, il faut la livrer plus belle et plus commode encore aux générations futures. Nous sommes meilleurs et plus heureux que nos devanciers, faisons que notre postérité soit meilleure et plus heureuse que nous. Il n’est pas d’homme si pauvre et si mal doué qui ne puisse contribuer au Progrès dans une certaine mesure. Celui qui a planté l’arbre a bien mérité ; celui qui le coupe et le divise en planches a bien mérité ; celui qui assemble les planches pour faire un banc a bien mérité ; celui qui s’assied sur le banc, prend un enfant sur ses genoux et lui apprend à lire, a mieux mérité que tous les autres. Les trois premiers ont ajouté quelque chose au capital commun de l’humanité ; le dernier a ajouté quelque chose à l’humanité elle-même. Il a fait un homme plus éclairé, c’est-à-dire meilleur.
Si nous sommes d’accord et si vous voulez franchement vous atteler au Bien, nous ne chercherons pas longtemps une honnête besogne à faire. Je vous détaillerai par le menu tout ce qui manque encore à la société humaine dans un pays aussi mûr et aussi civilisé que la France : vous choisirez librement le travail qui convient à vos goûts et à vos aptitudes. Je mettrai en lumière les moyens d’action, les facilités sans nombre, les collaborations actives et dévoués que notre siècle, le plus grand de l’histoire, offre à tout homme de bonne volonté.
Car notre siècle est grand entre tous aux yeux de l’homme qui ne se laisse point aveugler par ses incommodités personnelles ou par les fumées turbulentes de l’esprit de parti. Il faut être bien ignorant ou bien aveugle pour regretter aujourd’hui tel ou tel moment du passé.
Est-ce à dire que nos hommes d’État soient plus vertueux qu’Aristide ? nos généraux plus invincibles que César ? nos sculpteurs plus admirables que Phidias ? nos peintres plus divins que Raphaël ? nos poètes plus charmants que la Fontaine et Molière ? nos orateurs plus éloquents que Démosthène ou Cicéron ? Il s’en faut un peu, je l’avoue. Je dois même confesser que du point où je me place on ne voit pas beaucoup de grands hommes élever la tête au-dessus du niveau commun. Mais le niveau lui-même s’est élevé prodigieusement. Le siècle de Périclès, vu de loin, ne représente qu’un petit état-major de gens d’esprit, ou de génie, groupé autour de l’Acropole d’Athènes. Le siècle d’Auguste avec toutes ses grandeurs et ses gloires pourrait tenir en entier dans une des salles du Palatin. Vous rassembleriez sans peine le siècle de Léon X à la chapelle Sixtine et Versailles serait trop grand pour loger le siècle de Louis XIV ou sa cour (c’était tout un). Mais le commun des martyrs, le gros de l’armée, le milliard d’hommes qui habitaient la surface de la terre, comment vivaient-ils au temps de Louis XIV, de Léon X, de César, de Périclès ? Quelle était la durée moyenne de leur existence ? Au prix de quels efforts gagnaient-ils leur pain de chaque jour ? Et d’abord chacun d’eux consommait-il dans son année les trois hectolitres de blé qui sont le strict nécessaire pour l’homme moyen ? Combien de temps leur restait-il, sur vingt-quatre heures, pour penser, pour apprendre, pour raisonner, pour aimer, pour développer en eux l’être moral ? À quels dangers étaient-ils exposés ? Combien de malfaiteurs avaient-ils à redouter sur un million d’hommes pris au hasard ? C’est une grosse question, et digne qu’on l’étudie. Jadis une poignée de personnages éminents suffisait à marquer une grande époque ; aujourd’hui l’histoire commence à demander quelque chose de plus. La plus grande époque à ses yeux n’est plus celle où quelques individus ont le mieux fait ressortir la misère et l’ignorance de tous les autres, mais celle où l’humanité en corps a fait les plus longues étapes sur la route du Progrès.
Un trait caractéristique du temps où nous vivons, c’est la rapidité presque foudroyante avec laquelle chaque progrès se développe, se complète, se répand jusqu’au bout du monde, et porte ses derniers fruits. Je m’explique.
Il s’est écoulé probablement un siècle ou deux entre l’invention du cadran solaire et celle du sablier et de la clepsydre. Entre la clepsydre et cette ingénieuse mécanique qui fut envoyée, diton, à Charlemagne par le calife Haroun-al-Raschid, il faut compter plus de mille ans. L’horloge à poids, meuble massif et de transport difficile, a mis sept cents ans à se changer en montre portative. La montre du bon vieux temps, l’œuf de Nuremberg, ne se simplifie et ne s’aplatit que trois cents ans après sa naissance. Quelle incubation ! La boussole était inventée depuis plus de deux mille ans lorsque Christophe Colomb eut l’idée de s’en servir pour chercher les grandes Indes. La poudre à canon, découverte en Chine, on ne sait quand, arrive en Europe au quatrième siècle, et c’est huit ou neuf cents ans plus tard qu’on s’avise de fabriquer un canon. Du canon à l’arquebuse, de l’arquebuse au mousquet, du mousquet aux armes modernes, l’industrie chemine à pas si lents, qu’il s’est écoulé plus de trois siècles entre l’arquebusade dont mourut Bayard et l’invention du revolver Colt. Voilà plus de trois mille ans qu’on fabrique le verre, et les instruments d’optique se sont perfectionnés aussi lentement que les armes à feu.