Avis au lecteurIl y a cent trente ans que vivait Luisa Sigea, Espagnole, native de Tolède. Remarquable par son esprit, son érudition, sa beauté, elle brilla de toutes les vertus qu’on estime chez la plupart des femmes et qui conviennent surtout à celles qui sont honnêtes. Mais elle ne faisait point consister la vertu dans un abject et stupide abaissement du caractère, dans les sordides soins du ménage, dans la vile occupation des frivolités : s’appliquer aux études libérales, s’acquérir par ses écrits une renommée éternelle, tendre vers la sagesse la plus haute et non poursuivre de grandes richesses, voilà ce qu’elle estimait, ce qu’elle proclamait être bien préférable, quoique la plupart des femmes, par indolence, s’en soucient peu et que nombre d’hommes, par sotte et lourde bêtise, n’aient pour tout cela que du mépris. Comme elle aimait le vrai, elle invectivait librement les dépravées ; ce qu’elle ressentait, elle le disait tout haut, et elle exerçait du haut de la chaise curule une sorte de censure dont toutes se méfiaient, vers laquelle elles tournaient toutes leurs regards. Elle se montrait particulièrement animée contre les débordements des femmes, leurs dissolutions honteuses, et s’efforçait de les amender, en les faisant du moins rougir. Elle ne pouvait supporter, disait-elle, que les femmes brillantes par leur beauté, recommandables par leur noblesse, mises comme hors d’elles-mêmes par l’espoir ou l’assouvissement d’une courte jouissance, se donnassent, elles-mêmes, en jouet. Elle ajoutait que si pour la Vertu c’est chose honnête et glorieuse de se présenter nue aux yeux des mortels, c’est chose honteuse pour les Vices. Celles qui vivaient à la façon des courtisanes, elle voulut pour cette raison les tirer des repaires où elles se cachaient et les produire dans leur nudité sur la scène de la vie humaine, afin de montrer par leur exemple que ce n’est pas impunément que manquent à l’honneur des femmes d’un grand nom, de mine altière, issues de haute race. Celles, en effet, qu’elle appelle Tullia, Octavia, Sempronia, Victoria, furent les épouses ou les filles de ducs, de marquis, de comtes ; elle n’a rien narré d’elles qui n’ait vraiment eu lieu ; et comme elle était on ne peut plus ennemie du mensonge et de toute espèce de dissimulation, elle s’est servie du style le plus libre, le seul qui pût convenir. Elle donna le nom de s****e sotadique à son œuvre, composée de sept dialogues, et la dédia à Eleonora Margarita, femme du marquis Rodrigo, son amie d’enfance, sur l’ordre pressant de laquelle elle l’avait entreprise et achevée en un seul mois, suivant les propres termes d’une lettre qu’elle lui adressa. De Sotadès, je n’ai rien à dire : personne n’ignore qu’il fut un auteur licencieux et qu’il composa des ouvrages érotiques. Mais on ne doit pas s’étonner qu’une femme se soit appliquée à traiter de semblables matières : Éléphantis, une jeune fille, et quelques autres encore, se rendirent célèbres par des compositions du même genre. Au surplus, les femmes sont plus aptes à peindre ces sortes de tableaux, pour peu qu’elles soient d’une intelligente et spirituelle lubricité ; ne sont-elles pas elles-mêmes le terrain des voluptés, le champ où naissent, florissent, prospèrent et, pour le dire en un mot, prennent leur orient et leur couchant les séduisantes jouissances et les plus délicieux plaisirs ? Peut-être ne fut-elle pas si ferme qu’elle se refusât à laisser amollir son âme par le sentiment de la volupté et à goûter les joies de la vie ; une partie des aventures qu’elle raconte sont les siennes propres, je pense, et ce doivent être les meilleures. Elle écrivit en espagnol ; le savant Jean Meursius, une des plus pures lumières de l’Académie de Leyde, en Hollande, alors adolescent et à peine sorti de la jeunesse, traduisit l’ouvrage en latin ; sans doute y ajouta-t-il certaines choses que je croirais difficilement venues à l’idée de Luisa. Mais le livre de Luisa est perdu ; le travail manuscrit de Meursius, ou, si l’on veut, son commentaire, m’est seul parvenu : je n’oserais rien affirmer. Quoi qu’il en soit, ces dialogues ne sont l’œuvre ni d’un esprit stérile, ni d’une érudition indigente ; ils ne causent nul ennui au lecteur et n’irritent aucunement la bile du vrai sage. Nous produisons au jour les cinq premiers qui, par un heureux hasard, sont tombés entre nos mains : il eût été honteux d’en priver notre âge, ami des lettres, et c’eût été bien dur pour les studieux amateurs de la haute philosophie. Les deux qu’il nous reste à éditer surpassent, dit-on, de beaucoup les autres, par leur perfection et leur ingénieuse lasciveté ; le sixième ne se contente pas de décrire, il place les tableaux sous les yeux : le septième récrée merveilleusement par une variété de récits et d’anecdotes qui se rattachent au sujet : il repaît l’esprit comme d’un mets assaisonné de sel attique et dont on ne peut jamais se rassasier. Avant qu’il soit longtemps, ils tomberont, grâce à moi, dans le domaine public ; qui ne supporterait malaisément et péniblement d’être privé de si piquants, de si plaisants et même de si utiles préceptes de bonne vie, pour insensible et engourdi qu’il soit ? L’orateur Tullius peut recommander les bonnes mœurs ; le philosophe Platon en tenir école : les mimes Publius Syrus et Laberius y exhorteront bien mieux. Celui-là frappe et émeut l’esprit qui sait mêler l’utile à l’agréable, et le verbeux orateur, le philosophe décharné, sont fort éloignés de ce mérite. Un habile médecin augmente la force des remèdes, en écartant d’eux la répugnance et le dégoût, lorsqu’il les fait prendre dans des sucreries ; telle était la pensée de Luisa : il lui semblait qu’elle remporterait tous les suffrages, elle qui, si ingénieusement, si plaisamment, avait su mêler l’utile à l’agréable. Adieu.