Chapter 9

1500 Words
IX La planche de salutUn grand laquais, qui avait fait son stage chez un diplomate, vint présenter sur un plat d’or – un chef-d’œuvre de ciselure – la carte du prince ***. – Madame, lui dit sa fille de chambre, le prince est venu vous demander une invitation pour aller chez mademoiselle Chantilly. Sa fête fait fureur. Il faudra des gardes municipaux pour empêcher le siège de sa maison. – Qu’est-ce que cela me fait ? dit mademoiselle Cléopâtre en jetant la carte sur la table. Léontine, nous dépensons trop d’argent. – Trop d’argent ! Mais d’où vient donc, madame ? Trop d’argent ! je ne sais pas une maison dans Paris tenue avec autant d’ordre que la nôtre. Et d’ailleurs il faut laisser aux femmes mariées l’art de compter avec leur cuisinière. Trop d’argent ! Mais mademoiselle Brisetout est allée à Bade avec cent robes, mademoiselle la Ruine a huit chevaux à Paris et huit chevaux à Chantilly, mais toutes celles qui viendront demain ont des diamants à revendre à madame. Trop d’argent ! Mais il y a deux ans que je suis avec madame, et c’est à peine si j’ai eu le temps de faire ma fortune. J’ai toujours dit que madame se perdrait par trop de vertu. – Tu as raison, Léontine, j’ai beau me chercher des torts, je n’en ai pas. – J’ai mes idées, moi, c’est qu’on est toujours pauvre quand on n’a qu’un seul amant, même quand on le ruine. Ah ! si le prince avait le droit de venir voir chez vous lever l’aurore. – Chut ! Léontine. – Ce qui n’empêcherait pas monsieur Max de voir ici le coucher du soleil. Vous n’auriez pas un concierge qui vous traiterait en locataire. L’hôtel serait à vous. – L’hôtel à moi ! À quoi bon pourvu que j’habite une belle robe ? C’est la seule architecture qui me plaise. Disant ces mots, mademoiselle Cléopâtre avait déjà dégrafé sa ceinture pour défaire sa robe. – Comment m’habillerai-je ce soir pour aller chez la Chantilly ? – En blanc, comme une vision. Votre robe à la grecque avec les camées et les bracelets pompéiens. Avec cette robe, on ne s’habille que pour l’amour de Dieu. Madame a de si beaux bras et de si belles épaules ! Il faut bien que tout aille ce soir à la fête. Pendant le babil de sa femme de chambre, mademoiselle Cléopâtre s’était déshabillée. Son miroir de Venise lui disait bien plus éloquemment que Léontine qu’elle avait le plus beau bras, la plus belle épaule et le plus beau sein du monde. Tel est l’empire de la beauté sur la beauté elle-même, que mademoiselle Cléopâtre, quoiqu’elle fût toute à ses inquiétudes, ne put s’empêcher, en se regardant au miroir, de pencher furtivement sa bouche et de b****r son épaule. On venait de sonner. – Vite, mon burnous, dit-elle. – Est-ce que madame y est ? demanda Léontine en présentant à sa maîtresse un burnous blanc rayé de rose. – Oui et non, tu le sais bien. Léontine sortit pour aller dans l’antichambre et elle revint aussitôt annoncer à mademoiselle Cléopâtre qu’un monsieur, qui avait l’air d’un homme de loi, demandait cinq minutes d’audience. – Un homme de loi ? – Oui, madame, funèbre comme un corbeau sur la neige. – Dites-lui d’entrer. – Madame a bien tort ; il va gâter la fête. – Dis-lui d’entrer, te dis-je ; je ne ferme ma porte qu’aux amoureux. – Alors cet homme a le droit d’entrer. Presque au même instant, la porte s’ouvrait et un homme tout de noir habillé se présentait gravement sur le seuil. – Madame, puis-je vous parler à vous seule ? L’homme tout noir se cachait à demi la figure avec son chapeau. – Oui, monsieur, asseyez-vous sur ce fauteuil. Mademoiselle Cléopâtre venait de s’asseoir elle-même sur un canapé. L’homme noir se tint debout devant le fauteuil et démasqua sa figure, une figure où l’étude, où la bonté, où le chagrin avaient marqué leur empreinte. – Ah ! mon Dieu ! s’écria mademoiselle Cléopâtre en reconnaissant son père. Elle se leva et retomba presque évanouie sur le canapé. – Madame, j’ai l’honneur de n’être pas connu de vous. – De grâce… – Laissez-moi dire, madame. Je m’appelle Georges d’Hercigny, car il faut bien que vous sachiez mon nom. J’habite la Champagne, un pays que vous ne connaissez pas. Je suis un pauvre avocat qui n’ai jamais eu que de mauvaises causes à plaider, de mauvaises causes que j’ai toujours perdues. J’en vais plaider une bonne. La perdrai-je comme les autres ? M. Georges d’Hercigny regarda Cléopâtre qui tremblait vaguement comme la forêt quand vient l’orage, avant que le vent n’ait soufflé. – J’avais deux filles. Dieu me les donna belles. La mère est morte il y a un an, une sainte femme. On dit que les morts veillent là-haut sur les vivants. Hélas ! les vivants ne veillent pas toujours sur les morts. J’ai pleuré ma femme, une de mes filles a pleuré avec moi, mais j’avais à pleurer ma femme et ma première fille. M. Georges d’Hercigny se tut. Le silence fut terrible. – Je ne sais pas si mademoiselle Cléopâtre comprend les larmes. – Oh ! oui, monsieur, dit-elle en sanglotant. – Je ne m’imaginais pas que mon histoire vous toucherait ainsi. Oui, j’ai perdu ma femme ; oui, j’ai perdu une de mes filles, la plus belle et, le dirai-je ? la plus aimée. Voilà comment Dieu punit les injustices du cœur. Elle s’appelait Angèle… comme sa mère… Comme sa mère elle était blonde, et elle avait des yeux de ciel. On eût dit un ange. Elle même s’était peinte au pastel vers sa seizième année. C’est une merveille ; mais j’ai mis un voile noir sur ce portrait et je ne soulève ce voile qu’en mes jours de pénitence. – Ô mon père ! mon père ! s’écria mademoiselle Cléopâtre. – Votre père ! Vous avez un père, madame ? Mais ceci ne me regarde pas. J’ai eu tort peut-être de vous parler de ma première fille. Elle est morte, ne réveillons pas sa cendre. Je marie ma seconde fille. – Caroline ! dit Cléopâtre. – Chut ! vous ne la connaissez pas. – Vous avez raison, monsieur, je ne la connais pas. – Je viens vous prier… – Me prier… – Écoutez-moi. Ma fille épouse un galant homme. Il sait que c’est une fille unique. Petit-fils d’un maréchal de France, il gagnera sa croix dans les batailles de l’éloquence. Je n’ai pas voulu ni pour lui ni pour elle que le mariage se fît à Troyes. J’aurais réveillé pour un jour de fête trop de souvenirs de deuil. Nous sommes venus nous cacher à Paris. Il faut bien cacher son bonheur ! M. Georges d’Hercigny soupira tristement. La courtisane baissait la tête et se voilait dans son mouchoir. – Mais à Paris, madame, on peut faire de mauvaises rencontres. Déjà nous nous sommes rencontrés tout à l’heure dans l’avenue de l’Impératrice. Si jamais, en allant à l’église, nous allions nous rencontrer encore… – Ô mon père ! mon père ! souvenez-vous d’Angèle. – Je prierai Dieu pour elle à la messe de mariage. Mais souvenez-vous qu’après la messe on ira peut-être se promener au Bois… – Je vous ai compris, monsieur ; vous ne me trouverez pas sur votre passage. Je serai peut-être aussi à la messe, mais à la messe des morts. M. Georges d’Hercigny s’éloigna gravement, sans détourner la tête. – Mon père ! mon père ! dit-elle encore. Mais le père n’écoutait plus sa fille. Avait-il voulu plaider une dernière fois la cause du bien devant cette âme égarée ? Lui qui, comme il le disait, avait perdu toutes ses causes, devait-il gagner celle-là ? Mademoiselle Cléopâtre s’était jetée à genoux, joignant les mains avec désespoir. Elle courut vers son père ; mais tout à coup le sentiment de sa fierté la ressaisit, l’orgueil reparut sous le repentir. – Est-ce qu’il me compare à ma sœur ? dit-elle en se promenant comme une exaltée. Est-ce que j’étais née pour m’embourgeoiser dans ces mœurs de province ? Est-ce que je puis étouffer mes aspirations ? Est-ce ma faute si je suis passionnée pour les aventures ? Je reconnais bien là mon père avec ses phrases insidieuses. Il y va toujours par quatre chemins. S’il perd tous ses procès, c’est qu’il cherche toujours midi à quatorze heures. C’est fort touchant ce qu’il m’a dit là ; je me croyais à l’Ambigu ou à la Gaîté ; mais j’aurais bien mieux aimé qu’il m’accablât d’injures, qu’il me jetât à ses pieds et me relevât tout en larmes pour m’appuyer sur son cœur. Ce n’est pas un homme, c’est un avocat. Elle arracha le cordon de sa sonnette. – Léontine ! s’écria-t-elle, donnez-moi mon chapeau. – Madame est toute en révolution. Où va donc madame ? – Est-ce que je sais ? tout droit devant moi. Mademoiselle Cléopâtre prit dans sa jardinière les merveilleux bouquets de Max et les jeta sur son balcon. – Ah ! madame, quelle profanation ! Comme disait l’autre jour le prince : C’est un dix-huit brumaire ! – Tu en verras bien d’autres. Ne m’agace pas ou je te jette aussi par la fenêtre, après quoi je m’y jetterai moi-même. – J’avais bien dit que cet homme noir était un corbeau de malheur. En ce moment, comme mademoiselle Cléopâtre remuait tout à tort et à travers, elle retourna un petit cadre en bois sculpté renfermant une gravure de deux sous qui représentait un prêtre au milieu de jeunes communiantes. Elle prit l’immobilité d’une statue et lut à haute voix sans s’inquiéter de la présence de Léontine. Mademoiselle Angèle d’Hercigny a fait sa première communion le 23 mai 1853 dans la cathédrale de Troyes. – Angèle d’Hercigny ! murmura mademoiselle Cléopâtre, qu’est-elle devenue ? ô mon Dieu ! ô mon père ! Elle tomba agenouillée involontairement et pleura toutes ses larmes. Elle pensa alors à la lettre qu’elle n’avait pas voulu lire. Elle la prit dans la cassolette, brisa le cachet et lut ces lignes : Ma chère Angèle, C’est moi qui ai fait tout le mal. Je reviens pour vous. Je vous aime à en mourir. Votre père est à Paris ; si vous le voyez, dites-lui que je suis prêt à signer nos folies jusqu’au contrat de mariage. Ordonnez et j’obéirai. Mais, pour Dieu, quittez votre maison ; vous ne serez chez vous que chez moi – où je vous attends – rue de Varennes, n° 12. Je me jette à tes pieds et je t’embrasse avec toute ma passion. RODOLPHE DE MARCILLAC. – Il est trop tard, dit Cléopâtre ; je n’irai pas et je ne le verrai plus.
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