Chapter 1
I Stradella et la pluie-qui-marcheCe jour-là, le 5 juin 1863, mademoiselle Cléopâtre, à peine éveillée, se coucha voluptueusement dans sa victoria attelée en demi-daumont. Il était trois heures ; le soleil, contre son habitude, répandait ses gerbes d’or sur Paris ; la gaieté éclatait en mille rayons. Ceux qui n’avaient rien à faire prenaient leur part de soleil.
La victoria était emportée par deux admirables chevaux, crinières aux vents, yeux de feu, fiertés de race, fronts indomptables. Et pourtant ces diables à quatre, trente-six quartiers de noblesse, étaient domptés par un écuyer de seize ans qui avait tout l’air de M. de Cupidon poudré à frimas, casaque bleu de ciel, casquette rayée d’or, bottes à la Souwaroff qui rappelaient, d’un peu loin, celles du chat botté.
– Mes beaux chevaux ! dit mademoiselle Cléopâtre ; comme ils vont désespérer mes ennemis aujourd’hui !
Elle promenait plus encore ses chevaux qu’elle-même.
Et elle se pencha à droite et à gauche pour voir les robes noires des deux merveilleuses bêtes qui dévoraient l’espace avec un entrain et une fierté dont s’émerveillaient messieurs les chevaliers du turf. Près de l’Arc de Triomphe, comme on venait d’arroser avec abondance, l’un d’eux fut éclaboussé et se retourna furieux ; mais dès qu’il reconnut l’attelage de mademoiselle Cléopâtre, il salua et s’écria avec enthousiasme :
– Ah ! Stradella et la Pluie-qui-Marche ! les plus belles bêtes de Paris !
Mademoiselle Cléopâtre était allée elle-même en Angleterre pour acheter ses chevaux. Les railleurs, tout en les estimant très haut, disaient qu’ils ne lui avaient pas coûté cher. Ils lui avaient coûté deux mille livres sterling, sans compter quelques poignées de napoléons jetées aux valets d’écurie et aux maquignons ; il est vrai que la main de Cléopâtre était si petite !
À Chantilly, aux dernières courses, on lui avait offert, au nom d’un prince – qui désirait garder l’anonyme, – cinquante mille francs de ses deux chevaux. Elle avait répondu : – Ni pour or, ni pour argent ; j’aimerais mieux me séparer de mon amant que de mes chevaux. – Je vous crois sans peine, avait dit l’ambassadeur du prince ; mais, si vous voulez, vous ne vous séparerez pas de vos chevaux. Ils seront encore à vous, seulement ils vous conduiront par un autre chemin.
Mademoiselle Cléopâtre avait refusé du même coup le prince et ses cinquante mille francs, ce que mademoiselle Chantilly et la Dame de Carreau trouvèrent outrecuidant : – les femmes ne comprenant pas les femmes qui ont un quart d’heure de vertu.
Mademoiselle Cléopâtre descendait l’avenue de l’Impératrice avec ce beau dédain qui la relevait presque de ses chutes. À peine répondait-elle par un sourire perdu à tous les saluts que les jeunes gens lui offraient au passage, pour se prouver – les fats –qu’ils étaient fort de ses amis, – illusion qui ne trompait qu’eux-mêmes.
Elle fermait à demi ses beaux yeux, jouant des paupières et des cils comme d’autres jouent de l’éventail. En descendant de sa chambre à coucher pour monter dans sa Victoria, elle n’avait fait que changer de lit. On eût dit qu’elle poursuivait un songe amoureux après un sommeil interrompu. Elle pensait peut-être tout simplement au mémoire de sa blanchisseuse. Les jeunes gens qui la voyaient ainsi enviaient tous son amant, et se demandaient par quelle force invisible M. Max Auvray régnait despotiquement sur ce cœur rebelle et cet esprit impérieux.
Cléopâtre n’était pas précisément le nom de baptême de la dame. On vous dira bientôt son histoire d’hier. – Une fille bien née, – une cantatrice, – une grande dame, – une courtisane. – On peut déjà vous dire pourquoi elle portait le nom de la reine d’Égypte, quoiqu’elle fût de Troyes en Champagne.
Elle avait une passion pour les perles, – non pas toutefois jusqu’à en faire dissoudre quelques-unes pour son déjeuner. Elle aimait les perles comme d’autres aiment les roses, – les chiffons, – les dentelles, – le vin de Chypre, – le jambon d’York et autres agaceries des yeux et des lèvres. Comme elle le disait à la Dame de Carreau, elle couchait seule, mais jamais sans son collier à trois cents perles, la merveille des deux mondes. Elle sentait vivre ses perles sur le satin de son beau cou, elle frissonnait voluptueusement sous les caresses froides de ces filles de la mer.
Les perles de Cléopâtre étaient du plus bel orient ; elles venaient du golfe Persique, comme les belles filles viennent d’Arles, de Rome ou de Venise. Elles avaient enrichi trois pêcheurs des îles d’Ormuz. Le Hollandais qui les vendit à l’amant de Cléopâtre lui dit que c’étaient des perles de reines ou des reines de perles.
Cléopâtre adorait ses perles parce qu’elles étaient incomparables et parce qu’elles étaient venues, toutes virginales, caresser son cou. Porter un collier qui a fait mille fois depuis cent ans le tour du monde et le tour des femmes, c’est peut-être le luxe des orgueilleuses, mais sentir rouler sur son cou cette rosée toute fraîche tombée du sein de Vénus, c’est le luxe des Cléopâtres.
– Et pourtant mon vrai collier de perles, disait Cléopâtre avec un sourire plus railleur que cruel, ce sont les larmes que j’ai fait répandre.
Aux premiers arbres du bois, mademoiselle Cléopâtre se croisa avec la Dame de Carreau qui avait dans sa calèche mademoiselle Chantilly, surnommée la Taciturne, un miracle de bêtise humaine.
Cléopâtre permettait à ces demoiselles de lui parler, parce qu’elles étaient fort belles et qu’à son point de vue la beauté était un brevet de noblesse.
– Ah ! voilà Cléopâtre, s’écria Chantilly.
Et d’un coup d’ombrelle elle fit signe à son cocher d’arrêter court.
Mademoiselle Cléopâtre voulait passer outre, mais la Dame de Carreau donna, d’un air décidé, l’ordre d’arrêter Stradella et la Pluie-qui-Marche.
– Pourquoi me réveilles-tu ? demanda mademoiselle Cléopâtre.
– Parce que le feu est à la maison, répondit la Dame de Carreau.
– Chut ! murmura mademoiselle Cléopâtre ; ne vas-tu pas conter nos aventures à tous les échos d’alentour ? Tu ne vois donc pas que ces coqueluchons écoutent aux portes ?
– Voilà un mot qui restera, dit la Dame de Carreau, en regardant les cavaliers qui s’étaient approchés.
– Je saute dans ton carrosse, dit la Taciturne.
– De grâce, ma chère, mon lit est si étroit ! Tu sais bien que je me couche toujours seule.
– Je ne doute pas que tu ne te couches toujours seule, mais tu te coucheras d’autant plus seule cette nuit que ton amant sera ce soir à Clichy.
– Max !
– Oui, Max. Tu croyais que tous les chercheurs d’or travaillaient pour lui, mais la Californie lui est fermée.
– Qui t’a dit cela ?
– Mon argent de change.
– Lequel ?
– Est-ce qu’elle le sait ? dit la Dame de Carreau ; tous les agents de change font des affaires avec Chantilly.
Mademoiselle Cléopâtre ne put s’empêcher de sourire, mais la Taciturne dit en se mordant les lèvres :
– Tous les agents de change ne font pas des affaires avec Max.
– À cette heure, reprit la Dame de Carreau, je n’en sais pas un seul qui voulût acheter ou vendre pour lui trente-six mille à prime, dont cinq sous. Il avait trop compté sur la baisse ; moi, je ne jouerai jamais qu’à la hausse. Songez donc qu’il avait vendu cinq mille mobiliers à mille cinquante, les uns à terme, les autres dont vingt et dont dix ; on n’est pas plus imprudent.
– Comment, dit mademoiselle Cléopâtre, Max jouait à la Bourse ?
– Tu n’en savais rien ! s’écria la Dame de Carreau. T’imaginais-tu donc qu’il remuât des millions en ciselant, comme son père, un bracelet pour moi ou un plat d’argent pour t’offrir son cœur ?
– Je n’y avais pas songé, dit Cléopâtre avec ce beau naturel des femmes qui ne s’inquiètent jamais d’où vient l’argent ni où va leur vertu.
Les courtisanes s’imaginent que l’or doit venir à elles comme le soleil aux roses, comme la lune aux amoureux, comme le fleuve à l’Océan.
– À propos, dit Chantilly, tu n’oublies pas que je donne ce soir un souper de la décadence.
– À la bonne heure, dit la Dame de Carreau, tu commences à profiter de mes vocables.
– J’irai, dit Cléopâtre.
Sur un signe au postillon, Stradella et la Pluie-qui-Marche s’envolèrent vers la rivière. Cléopâtre reprit ses airs à la fois victorieux et penchés, regardant du haut de son dédain les enthousiastes et les critiques de sa beauté.