Chapter 6

1374 Words
VI De la rencontre d’un fiacre et d’un carrosseMademoiselle Cléopâtre ne voulut pas repasser une troisième fois par ce salon au vent, où tout Paris veut régner deux heures par jour, où les plus discrètes s’imaginent qu’on ne les a pas vues quand elles ne se sont pas affichées. Cléopâtre avait trop le sentiment de la haute coquetterie pour donner dans ce travers. Elle avait toujours l’air de promener ses chevaux. Le plus souvent elle fuyait dans les avenues désertes, plus fière de l’admiration des rares dilettanti que des exclamations de la foule. Comme quelques grandes comédiennes, elle ne jouait pas pour le parterre, mais pour trois ou quatre spectateurs. Elle se souvint tout à coup que la veille, en lui disant adieu, Max avait l’air plus sérieux que de coutume. – Chantilly a peut-être raison, murmura-t-elle, Max est trop généreux pour me parler jamais d’argent. Et d’ailleurs j’ai dépensé si peu ! Je donnerais des leçons d’économie domestique aux mères de famille. Comme elle remontait l’avenue de l’Impératrice un peu plus tôt que de coutume, ses chevaux quelque peu emportés épouvantèrent au passage une grave famille de province qui, pour la première fois, allait dans un méchant fiacre admirer les splendeurs du bois de Boulogne. – Quelle poussière ! C’est la Cléopâtre, dit le cocher de fiacre en se retournant vers les gens qu’il conduisait. La belle fille s’était retournée : elle devint pâle comme la mort. Qu’y avait-il donc dans ce fiacre qui pût l’émouvoir ainsi ? Il y avait un homme de cinquante ans, une jeune fille qui ressemblait à une pensionnaire et un jeune homme qui regardait beaucoup la jeune fille, – un de ces mille tableaux, en un mot, qu’on rencontre tous les jours à Paris. – Y avait-il donc là de quoi faire pâlir Cléopâtre ? Quand elle fut à l’Arc de Triomphe, elle se retourna encore une fois pour regarder au loin la voiture qu’elle avait failli renverser. – Et ce cocher qui a dit : la Cléopâtre ! Elle soupira et sentit deux larmes dans ses yeux. Un jeune homme qui conduisait un tilbury s’arrêta tout à coup devant la victoria. – Eh bien où es-tu donc ? Je te parle et tu ne m’entends pas. – Ah ! c’est toi, Max. – Des larmes ! – Que m’a donc conté la Chantilly ? Tu as tout perdu excepté moi. – Et c’est pour cela que tu pleures ! Qui ne voudrait tout perdre à ce prix-là ? – Non, je ne pleure pas pour cela, Max. – Point de phrases. Cette folle m’a inquiétée ; dis-moi tout. Max sauta à terre, remit les guides à son groom et monta près de sa maîtresse. – Nous allons nous compromettre tous les deux, lui dit-elle en essayant de rire. – Dis-moi pourquoi tu pleurais, Cléopâtre. – Non. N’est-ce pas Max que ce n’est pas moi qui t’ai ruiné ? Max la regarda avec quelque surprise. – Toi ! tu ne m’as jamais demandé d’argent. – En vérité, j’ai quelquefois a***é du superflu, mais combien de fois aussi n’ai-je mangé qu’une mandarine pour mon dîner ! – Oui, hier j’aurais peut-être mieux fait de t’envoyer un jambon d’York qu’un bouquet de violettes de Parme. – Oh ! oui, ce magnifique bouquet signé Alphonse Karr ? N’est-ce pas qu’avec le prix d’un pareil bouquet on pourrait nourrir toute une famille pendant le carême ? Combien coûtait-il ? – Je ne sais pas. Quand il n’y a plus de violettes que dans le jardin d’Alphonse Karr, il vend ses bouquets vingt francs à madame Prévost, qui ne les revend pas beaucoup plus de quatre-vingts francs. – Mais, j’y pense, tu m’envoies un bouquet tous les jours. Trois cent soixante-cinq bouquets par an plus rares que ceux du paradis perdu : décidément c’est moi qui t’ai ruiné, sans compter que quand j’ai du monde tu fais monter chez moi tous les jardins de Babylone. – Rassure-toi, je ne paye pas mes bouquets cent francs, quoique je n’aie jamais marchandé tes fleurs. – C’est égal, ce chapitre-là coûte bien vingt-cinq mille francs, car je sais qu’avec les fleurs tombées de mes bouquets on fleurit les jardinières des autres. Cette année tu m’as acheté un château ruineux. Je ne parle pas des trois cent mille francs qu’il t’a coûtés, mais le mobilier, mais les écuries, mais le potager improvisé où j’ai voulu avoir des raisins là où il n’y avait que des pommes ? Ma couturière se plaint pourtant que je ne lui « inspire » plus de robes. Il est vrai que je n’ai pas encore porté les dix dernières qu’elle m’a faites. Huit chevaux à Paris : on ne peut cependant pas se faire traîner à moins. Mes gens sont très raisonnables, ils me volent si peu qu’ils ne tiennent pas à moi. J’ai peut-être eu tort de donner souvent à dîner, pourtant je crois que mes festins ne sont pas ruineux ! – Oh ! non, dit Max en souriant, à peu près trois mille francs par semaine. – Pourquoi aussi me laisser aller à Bade ? Il est vrai que j’ai joué si-peu de temps. – C’est vrai, dit Max ; seulement le temps de perdre cinquante mille francs. – Mon cher Max, je commence à voir que je ne suis pas aussi raisonnable que je me l’étais figuré. Je vais réformer ma maison ; et pour commencer je n’allumerai pas demain le grand lustre. – C’est cela, des économies de bouts de chandelles. Ne parlons pas de ces misères, ma chère Cléopâtre, c’est ma faute et non la tienne. – Après tout, reprit mademoiselle Cléopâtre, je n’ai jamais vu ton argent, je ne sais pas ce que tu en as fait. Je n’ai pas de rentes sur le grand-livre. Tu m’as donné une argenterie de haut style, un chef-d’œuvre digne des maîtres florentins, mais te l’avouerai-je ? je n’ai pas beaucoup plus de chemises que madame Ève. Il est vrai que les chemises coûtent plus cher aujourd’hui que de son temps. En devisant ainsi ils arrivaient au rond-point des Champs-Élysées. Tous les promeneurs les regardaient passer et semblaient se dire : – Voilà donc comment on est heureux ! Et, en effet, tant de jeunesse, tant de beauté, tant de folie, ces beaux chevaux nés pour traîner des princes tout fiers d’emporter Cléopâtre et sa fortune, cet insolent jockey qui regardait du haut de Stradella les petites gens qui allaient à pied, tout cela ne chantait-il pas la chanson des joies de la terre ? Oui, ils étaient bien heureux, lui et elle ! Lui, avait son lit fait à Clichy pour la nuit prochaine ; elle, devait trouver dans son salon la statue du commandeur. Au rond-point, le cocher prit l’avenue Gabriel, cette belle avenue qui ferait croire aux amoureux que Paris a encore une porte ouverte sur le paradis. Mademoiselle Cléopâtre demeurait rue du Cirque, dans un hôtel dont elle avait oublié, dans son livre de dépenses, de compter le loyer. Il est vrai que cela coûtait si peu : quelque vingt-cinq mille francs par an. Quand la victoria fut sous la porte-cochère, Max, quoiqu’à peine de la taille de mademoiselle Cléopâtre, la prit dans ses mains et la posa doucement sur le marbre du péristyle. – Adieu, ma mie. – Adieu, mon chien. Max noya ses lèvres dans les cheveux ondes de Cléopâtre. – Où vas-tu ? lui demanda-t-elle. – Je ne sais pas, mais je viendrai ce soir. – Tu sais que la fête de la Chantilly commence à dix heures ? Vas-y de bonne heure, si tu veux voir les grands airs de la dame de Carreau et la robe incroyable d’Olympia. Elle en aura si peu en haut, qu’à minuit il n’en restera plus du tout. Il est vrai qu’elle n’a rien à montrer. – J’ouvrirai le bal avec elle, dit Max en s’éloignant. Il se retourna pour voir encore dans l’escalier sa maîtresse, dont les jupes ruisselantes inondaient bruyamment les marches. Elle ne se retourna pas ; elle monta avec plus de rapidité que de coutume comme si elle fût attendue, Max s’en alla avec inquiétude. – Elle ne m’aime pas comme je l’aime, murmura-t-il. Et pourtant qui donc la force de rester avec moi ? Elle m’a ruiné, mais elle n’en sait rien, puisqu’elle ne m’a jamais demandé d’argent. Max reprit l’avenue Gabriel et marcha à grands pas vers la rue Royale. – C’est peut-être la dernière fois que je la vois, se dit-il en s’arrêtant tout à coup. D’une main il souleva son chapeau et de l’autre il s’essuya le front. Il regrettait de ne pas être monté avec Cléopâtre. – J’aurais dû la presser bien fort sur mon cœur. Au moins si je ne dois plus la revoir, je la sentirais plus longtemps dans mes bras. La pauvre fille ! Si je vais à Clichy, que deviendra-t-elle demain ? Elle n’a pas un sou vaillant. Ce château, dont je n’ai payé que le tiers du prix, n’est qu’une folie et pas une ressource. Et d’ailleurs, qui sait ce qu’il faudrait pour l’océan de ses dettes ? Il y a des gens qui s’imaginent qu’on peut arrêter le budget d’une maîtresse. Mais le budget d’une maîtresse, c’est l’imprévu, l’imprévu c’est le déficit, le déficit c’est la banqueroute. Qui donc va me donner un million ? car pour la sauver et me sauver moi-même il faut un million. Ce n’est pas Rothschild, je suppose, qui va soumissionner cet emprunt-là. Ah ! si l’on pouvait comme au Moyen Âge donner son âme au diable pour avoir de l’or ! Max n’était pas si loin qu’il le croyait de donner son âme au diable.
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