Chapter 5

778 Words
V Comment l’esprit vient aux fillesCléopâtre descendit de sa victoria pour aller émietter du pain aux cygnes. La Taciturne la rejoignit bientôt avec des gâteaux. Qu’est-ce que la Taciturne ? C’est une grande fille, venue je ne sais d’où et qui va au même endroit. Elle est bête à faire peur, bête au point que si, à force de remuer des mots, elle finit par trouver un mot qui soit drôle, – comme ces gens qui, à force de jouer à la loterie, finissent par prendre un bon numéro, – elle se hâte de désavouer son mot, dans la crainte d’avoir dit une bêtise. Avec cela de la figure, un estomac d’autruche pour souper, des vices d’occasion ; au demeurant, la meilleure fille du monde. – Pourquoi ces airs penchés ; lui dit Cléopâtre ? on dirait un saule pleureur qui a reçu un coup de vent. – Ah ! ma chère, si tu savais comme je m’ennuie ! tous mes amis sont en voyage. – Je t’ai vue hier aux Italiens, avec le duc d’H ***. – Oui ; mais il m’a dit que j’avais décidément trop d’esprit pour lui tout seul. Il m’a plantée là, au beau milieu de la représentation. Cléopâtre se mit à rire. – Que lui avais-tu dit ? – On jouait la Gazza ladra ; je lui ai demandé si c’était Alboni qui jouait le rôle de la Gazza ladra. – Je comprends. Écoute, ma chère, veux-tu que je te donne de l’esprit ? – Tu vas encore te moquer de moi. – Non, je veux que tous ces fats qui rient quand tu parles soient bientôt stupéfaits de ta métamorphose. C’est si facile d’avoir plus d’esprit qu’eux. – Comment faire ? – Écoute-moi bien. Ta bêtise est de trop parler. – Quand je ne disais rien du tout, on me trouvait bien plus bête encore. – Eh bien ! à partir d’aujourd’hui, tu ne parleras ni trop ni trop peu ; retiens bien les quatre phrases que je vais t’apprendre ; c’est toute une grammaire, c’est l’alpha et l’oméga, c’est le premier et le dernier mot de l’esprit. Tu jures de ne pas dire autre chose que ces quatre phrases ? – Oui. – Eh bien ! retiens-les : – J’en accepte l’augure. – Question d’argent. – Ni oui, ni non. – Je suis désarmée. Avec ces quatre mots, tu peux répondre à tout. Et pour varier, tu chanteras par-ci par-là un air nouveau. – Tu es folle. Comment veux-tu que je réponde à tout avec : Ni oui, ni non ? – Chut ! voilà tout justement le prince Élim qui vient à nous ; essaye ton nouveau répertoire, tu verras comme il sera émerveillé de ton esprit ! – C’est une farce que tu me fais, mais je m’en moque. Voyons un peu. Le prince salua, regarda à la dérobée si son monde ne le voyait pas, et marcha bravement en compagnie des deux demoiselles. – Pas une allumette, dit-il en montrant un cigare. Et comme il aimait les phrases, il ajouta : – Je vais allumer mon cigare à l’enfer des yeux de Chantilly. –Question d’argent, répondit-elle gaiement. – Souperons-nous quelque soir ensemble ? –Ni oui, ni non. – Je ne comprends pas, ou plutôt je comprends. Savez-vous que vous faites votre stage dans la diplomatie ? –J’en accepte l’augure. – C’est cela, l’esprit et la beauté. On dit que c’est l’eau et le feu ; mais vous êtes bien la preuve du contraire. –Je suis désarmée ! – Une femme n’est jamais désarmée, car elle a le diable qui est en sentinelle à sa porte, tandis que les pauvres hommes… Voyez-vous, là-bas, Edmond qui vous salue ? En voilà un qui est désarmé depuis sa bonne fortune. La Chantilly se mit à chanter : Fallait pas qu’il y aille. – Bravissima ! dit Cléopâtre à l’oreille de la Taciturne. Maintenant le silence est de rigueur. Cueille une marguerite et effeuille-la, pendant que je vais continuer la conversation. La docile Chantilly cueillit une marguerite qui, comme elle, ne savait que quatre mots. – Savez-vous, dit le prince à Cléopâtre, que Chantilly a presque de l’esprit ? on la disait si bête ! – Pas du tout ! dit tout haut la Taciturne en jetant la marguerite. – Voyez, reprit le prince en souriant, comme elle est pleine d’à-propos. – Mon cher prince, dit Cléopâtre, est-ce que vous avez trouvé une femme qui eût moins d’esprit que vous ? Les femmes ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ! Je ne vois pas une petite fille, à sa dernière tartine de confiture, qui n’en remontrerait à son maître de danse. Chantilly était timide ; mais maintenant qu’elle a jeté son bonnet par-dessus, le balcon du café Anglais, elle a autant d’esprit que la première venue. – Mais, en vérité, elle me plaît beaucoup aujourd’hui. Et se tournant vers la Taciturne : – Vous voilà devenue mélancolique. Pourquoi ? demanda-t-il. –Question d’argent, répondit-elle. – Eh bien ! je ne veux pas qu’un seul nuage passe sur ce beau front. Vous donnez ce soir une petite fête. Tenez, voilà mille francs pour les huîtres, mille francs pour les violons et mille francs pour être le dernier convive. Adieu, car on nous regarde, et je vais vous compromettre. Chantilly regarda Cléopâtre avec enthousiasme. – Oh ! ma chère amie, tu m’as sauvé la vie ! c’est la première fois que trois billets de mille francs se rencontrent dans ma main. – Tu me promets de suivre rigoureusement ma leçon de grammaire ? – J’aimerais mieux me couper la langue que d’oublier une seule de tes phrases.
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