IV Le dernier salon de ParisMademoiselle Cléopâtre fit deux fois le tour de la rivière avec son beau dédain et ses attitudes impérieuses.
Les femmes du monde la regardaient avec fureur, disant presque toutes :
– Cette créature !
La vieille madame de ***, qui était avec son cousin le hussard, lui dit ingénument :
– Voilà pourtant, mon cher Arthur, les demoiselles pour qui nos maris nous abandonnent.
Le hussard rit dans sa moustache, en pensant qu’il abandonnerait volontiers sa cousine pour mademoiselle Cléopâtre.
La femme du banquier *** fit un bleu à son mari, parce qu’il se retourna afin de voir plus longtemps la belle nonchalante.
– Si c’est pour cela que tu viens au Bois !
– Les beaux chevaux ! dit le mari prudent, qui ne voulait pas que le soir sa maîtresse pût lui demander qui l’avait tatoué ainsi.
Le dernier salon, c’est le bois de Boulogne. C’est là que les belles promeneuses de l’an de grâce 1864 se font des visites de quatre à six heures. Elles se saluent d’un sourire, elles se parlent d’un regard, et tout est dit. Et que voulez-vous dire de plus ? N’y a-t-il pas le grand et le petit journal ? Tout ce qu’on pourrait conter le soir est imprimé le matin. Ce qu’on n’imprime pas se lit sur la voiture, sur la robe, sur le chapeau, sur la physionomie des promeneuses. Si on est dans son coupé, c’est qu’on a ses raisons pour n’être pas au grand jour. Si la robe est claire, c’est que le cœur est en fête. Si le chapeau a un voile, c’est qu’on cachera quelque chose à son prochain. Si la physionomie est triste, c’est que le rendez-vous du hasard est manqué. Je n’indique que l’alphabet de la langue du Bois. C’est mieux qu’un spectacle dans un fauteuil, ce spectacle dans une victoria, dans une calèche ou dans un coupé ! on remue sans faire un mouvement. On dort à demi, on rêve et on regarde. On épie la nouvelle du jour dans le vrai monde ou dans le mauvais monde. De quel côté est le plus joli scandale ?
Une vraie grande dame qui passait en landau salua Cléopâtre d’un charmant sourire bien connu dans la franc-maçonnerie des femmes.
Je dirai plus loin comment mademoiselle Cléopâtre et la duchesse d’Armailly avaient franchi l’abîme – jonché de roses – qui séparait leur blason.
Paris est comme une bibliothèque en désordre, où les livres les plus graves côtoient les romans les plus légers. Il reste à faire toute une géographie mondaine de Paris ; mais quel est le Malte-Brun qui pourra jamais marquer les limites des divers mondes dans ce flux et ce reflux où ils se confondent tous ? Combien de contrastes et combien de nuances ? Dans le meilleur monde, il y a du plus mauvais, dans les plus mauvais il y a du meilleur. Ces dames ne reçoivent pas ces demoiselles ; les comédiennes ne daignent aller que chez les femmes déchues, car la femme déchue garde toujours quelque chose de son origine. Le faubourg Saint-Germain ne reçoit pas le faubourg Saint-Honoré, qui ne reçoit pas la Chaussée d’Antin, qui ne reçoit pas le Marais. Les Champs-Élysées forment un monde à part, où l’on ne se reconnaît jamais, tant il y a d’étrangers. La haute galanterie s’y accentue depuis quelque temps, abandonnant le pays Notre-Dame des Lorettes aux danseuses du Château des Fleurs.
C’était aux Champs-Élysées que Cléopâtre avait fondé son despotisme.