III Portrait de mademoiselle CléopâtreMademoiselle Cléopâtre était belle comme la beauté. Les plus graves ne voyaient pas sans émotion ses beaux cheveux vénitiens ondés à la grecque, ses yeux bleus profonds comme le ciel et voilés par de longs cils bruns, sa bouche voluptueusement entrouverte, ses grâces de roseau penché, l’exquise distinction de son sourire, qui tempérait la sereine fierté de son regard. Vue de profil, c’était la beauté des statues ; mais vue de face, Cléopâtre se féminisait : c’était la femme trois fois vivante qui portait sur sa figure toutes les passions de son temps.
On la trouvait un peu pâle dans ses moments de repos, dans ses heures de rêverie ; mais dans ses réveils, le sang s’annonçait doucement sur ses joues comme les premières teintes de l’aurore sur le ciel froid du matin.
Ce n’était pas cependant « la beauté incomparable des héroïnes de roman. » Plus d’une chose en elle la désespérait, mais elle avait l’art de cacher ses défauts. Un grain de petite vérole volante qui avait marqué au coin des lèvres était devenu, sous son pinceau savant, un grain de beauté « d’un charme irrésistible, » selon l’expression stéréotypée d’un de ses adorateurs.
Un de ses sourcils avait été un peu brûlé ; mais elle le peignait si bien, qu’il eût fallu la regardera la loupe pour reconnaître l’art dans la nature.
Pourquoi ces critiques ? Comme disait si bien M. de Voltaire, il n’y a que les petits esprits qui constatent les imperfections des chefs-d’œuvre ; or, mademoiselle Cléopâtre était un chef-d’œuvre.
C’était plutôt une Junon qu’une Vénus, une duchesse qu’une courtisane. Elle avait les nonchalances voluptueuses, mais elle avait les fiertés indomptables. Ce qui frappait en elle au premier abord, c’était, la majesté. On disait d’elle, tout en la jugeant de haut : « Elle a du sang et de la race. » D’où cela lui venait-il ? C’est là le miracle des destinées. Dieu crée des reines où il lui plaît, sans consulter le livre héraldique. Le plus souvent, les courtisanes ne sont pas nées sur les marches d’un trône, ce qui ne les empêche pas d’être de siècle en siècle les plus rares exemplaires de la beauté humaine, de la beauté corporelle, de la beauté visible. Les femmes du monde, les femmes du peuple qui ne courent pas les hasards de l’amour ne sont pas déshéritées pour cela ; elles ont la beauté immatérielle et divine, celle qui resplendit sous les rayons de l’âme.
Il faut bien le dire, la nature ne finit pas son œuvre, elle ébauche largement, elle oublie dans sa rapidité d’exécution certaines nuances qui parachèvent. On sent le pouce du grand sculpteur, mais l’art humain ne nuit pas à l’art divin. Or, les courtisanes ont cet art inné de corriger les fautes de l’auteur : l’une en inventant pour sa chevelure des gerbes opulentes ou des coiffures de statues ; l’autre en accusant, par un crayon savant, un sourcil mal dessiné ; celle-ci en apprenant le sourire amoureux ou en jouant la malice provocante ; celle-là en retrouvant, à force de chercher des poses, les grands airs des déesses et cette grâce plus belle encore que la beauté. Et je ne parle pas du génie de s’habiller, que toutes possèdent, les unes à force d’argent, les autres par cet instinct des coquetteries qui leur vient même avant d’aimer.
Ceux qui vivent à Paris dans la région des enfants prodigues et des courtisanes, – vieux mots qui seront toujours nouveaux, – se souviendront longtemps du luxe inouï de cette Cléopâtre qui amenait à ses pieds les plus dédaigneux. Dès qu’elle se fut montrée, dès qu’elle eut levé le masque, elle régna impérieusement par sa beauté et par son esprit. Elle gouverna la mode. On ne jurait que par elle ; c’était le plus admirable scandale qui eût jamais désespéré les femmes du monde. Ce qu’il y avait de merveilleux, c’est qu’elle les désarmait par sa suprême distinction. On disait d’ailleurs, sans trop savoir son origine, que c’était une fille bien née qui se vengeait d’une trahison.
Elle avait eu l’esprit, de mettre les artistes et les gens de lettres de son parti. C’étaient d’ailleurs ses alliés naturels. Mademoiselle Cléopâtre était musicienne comme les Garcia, et elle dessinait comme madame Henriette Browne.
Voulez-vous savoir comment mademoiselle Cléopâtre était habillée ce jour-là ?
Elle régnait sur les couturières et les modistes célèbres avec le despotisme, le caprice et la fantaisie de la beauté qui a toujours raison, quoi qu’elle fasse. Cléopâtre, d’ailleurs, qui peignait au pastel avec un vrai sentiment de la ligne et de la couleur, se fût bien gardée, quand elle commandait une robe ou un chapeau, d’indiquer des formes extravagantes et de choisir des tons tapageurs.
Elle posait pour la simplicité ; seulement c’était la simplicité d’une duchesse qui a trois cent mille livres de rente ; elle dédaignait les étoffes à ramages, qui, pour beaucoup, sont le miroir aux alouettes ; elle se contentait des étoffes d’une seule teinte, mais tout le monde se demandait où elle les trouvait, tant c’étaient des merveilles par l’éclat et le velouté, par la majesté des plis, par la splendeur des effets.
On ne les trouvait pas, ces admirables étoffes ; depuis plus d’un an déjà on travaillait pour Cléopâtre seule les plus belles soies et les plus beaux velours. Plus d’une femme du meilleur monde avait beau courir les magasins, écrire à Lyon et à Londres, elle perdait son temps.
Une actrice célèbre, jalouse des robes de la courtisane, s’imagina qu’elle lui prendrait son secret en lui prenant sa femme de chambre ; mais Cléopâtre était impénétrable même pour sa femme de chambre.
Son art de s’habiller s’étendait à tout ; elle se fût trouvée fort mal mise dans une voiture de mauvais style avec des chevaux d’occasion. Il fallait toujours que le cadre fût digne du tableau. Elle avait transformé tous les carrossiers. Les turfistes les plus renommés étudiaient son regard quand ils produisaient au Bois quelque attelage hors ligne. Quand on pouvait dire : « La Cléopâtre donnerait bien vingt mille francs de mes deux chevaux, » on croyait que tout était dit.
Et avec quelle éloquence elle développait sa théorie du luxe et du style en toutes choses ! Faut-il descendre aux détails ? Ce jour-là, la Dame de Carreau était affublée d’une robe tapageuse aux larges envergures et à la queue invraisemblable, une avalanche de taffetas qui eût habillé une demi-douzaine de pauvres filles. Cléopâtre, au contraire, portait une robe aux nuances fondues rose et blanche, d’une coupe discrète, qui prouvait que, tout en s’inquiétant des accessoires, le portrait devait dominer le cadre.
– N’est-ce pas, lui dit la Dame de Carreau, que ma couturière a de belles inspirations ?
– Oui, ta robe est tout un monde, mais elle est hors de saison, puisque tu n’as pas de n***e pour porter ta queue.
Au premier aspect, les chapeaux de Cléopâtre étaient comme tous les chapeaux du monde ; mais, ainsi que pour les robes, elle avait ses couleurs. Et ses fleurs, dans quel jardin féerique les cueillait-elle ? Et ses plumes, où était l’oiseau de paradis perdu qui les lui apportait ? Qui donc avait l’art de nouer ainsi les rubans ? Et quelle fraîcheur ! Combien d’heures durait ce magique travail de quelque fée parisienne ? Tous les dimanches, la marchande à la toilette venait acheter sept chapeaux à sa fille de chambre.
Et à propos de coiffure, dirai-je avec quel goût charmant elle éparpillait en gerbes prodigues ses cheveux sur son front ? On voyait bien qu’elle avait étudié les statues antiques. Elle n’avait garde de se découvrir les tempes ; ses bandeaux ondoyaient jusqu’à ses sourcils et baignaient même le coin de ses yeux, ce qui donnait à ses regards je ne sais quoi de voilé, de voluptueux, de corrégien. Zeuxis a représenté ainsi Vénus. Baudry dit un jour à Cléopâtre : « Quelle belle Diane sous la ramée je peindrais en vous regardant, si vous vouliez dénouer un peu vôtre ceinture pour moi ! » Mais Cléopâtre lui répondit : « Je ne pose pas même devant l’Amour. »