Chapter 2

705 Words
II Que pour savoir l’histoire de M. Rodolphe de Marcillac il faudrait savoir l’histoire de mademoiselle CléopâtreQuand la Victoria fut au bord de la rivière, deux jeunes cavaliers, le duc Guy de Chavailles et le comte Rodolphe de Marcillac, qui revenaient de Jérusalem et qui sans doute ne voulaient pas retourner en terre sainte, aventurèrent leurs chevaux pour mieux voir Cléopâtre. – Tu la connais ? dit le duc à son ami. – Non, répondit le jeune homme en cachant son émotion. – L’autre soir elle a chanté les grands airs de Verdi et de Meyerbeer. – Oui, comme la Patti. Elle a passé trois ans à Milan et à Naples. – C’est singulier, reprit le duc, elle est si belle qu’elle me fait peur. – Quelle idée ! C’est mademoiselle Léonie qui te fait peur ? Depuis quand as-tu peur d’une belle femme ? – Depuis que j’ai lu un proverbe arabe dans le Dictionnaire de M. Littré ; écoute : La beauté est un navire qui jette toutes les marchandises à la mer. – Ce qui ne l’empêche pas de faire naufrage. Sais-tu ce qui arrivera un jour, c’est que Cléopâtre se jettera en pleine mer et que je m’y jetterai avec elle. – Donc tu la connais ? – Eh bien, oui, j’ai été son premier amant et je serai le dernier. Rodolphe s’était singulièrement attristé. – Pourquoi as-tu passé la main ? – Parce que je ne connaissais pas mon jeu. – Et pourquoi ne vas-tu pas à elle aujourd’hui, si tu l’as aimée hier, – si tu l’aimeras demain ? – Parce que aujourd’hui il y a entre nous une montagne, un volcan, un océan, que sais-je ! – Pas de phrases, il y a un homme. – S’il n’y avait que cela ! Le jeune comte exprima un dédain superbe. – Dis-moi, est-ce que c’est vraiment une femme hors ligne ? – Oui, comme Cléopâtre. – Pourquoi l’a-t-on surnommée Cléopâtre ? – Je ne sais pas. Elle se nomme Angèle. Elle ne pouvait pas se nommer Angèle dans le monde où elle vit. – J’aime mieux Cléopâtre. Pour conserver la fraîcheur de sa maîtresse, Bolingbroke lui donnait des faisans nourris de sang de vipère. Dans la beauté de toutes ces courtisanes il y a du sang de vipère. Quand l’aspic mordit le sein de la vraie Cléopâtre… Tu ne m’écoutes pas, Rodolphe ? – Je t’écoute, mais je suis indigné de ce mot : courtisane. C’est une cantatrice. – Qui a perdu sa voix et qui fait chanter ceux qui l’aiment. – Courtisane ! Va donc lui offrir ton cœur et ta bourse ! Et d’ailleurs, où commence, où finit la courtisane ? Elle commence à Sappho et à Aspasie, elle finit à Ninon de Lenclos et à Sophie Arnould. Elle va du libertinage de l’esprit à celui du cœur, en passant par le vrai libertinage, comme Marion Delorme. Mais combien qui ont eu les heures de sainte Thérèse ! Sache bien qu’on ne peut pas dire de la Cléopâtre qui va passer devant nous que c’est un carrosse de Brion qu’on loue à l’heure ou à la journée pour prendre, à La Marche ou à Longchamp, des airs de marquis. La Cléopâtre est tout une, elle se donne et ne s*****d pas. – Et qui donc lui paye ses robes et ses chevaux ? Elle a un hôtel rue du Cirque et un château je ne sais où. – Tu t’imagines qu’elle a tout cela ! Elle est dans tout cela, mais elle n’a rien. Tu la verras tout abandonner à sa prochaine fantaisie. Pour quelques femmes, l’amour c’est l’argent ; pour quelques autres, c’est la curiosité ; pour elle l’amour, c’est l’amour. Cléopâtre venait de dépasser les deux cavaliers. – Elle ne t’a pas vu, dit le duc à son ami. – Elle me croit au bout du monde. Mais je lui ai écrit aujourd’hui. – Conte-moi donc cette histoire. – Non. Puisque tu as cité les Arabes, je vais te dire aussi un de leurs proverbes ; « Ne parle jamais de ton voisin, mais parle encore moins de toi. » D’ailleurs, les histoires amoureuses ne sont bonnes que pour celui qui se les conte à soi-même. – Quand tu rencontreras Cléopâtre, demande-lui son histoire, son histoire c’est la mienne. – Sais-tu, dit le duc, je trouve qu’elle ressemble prodigieusement à la marquise Vittoria Cavoni. – Es-tu fou ! La marquise est brune et Cléopâtre est blonde. – Oui, mais dans l’air de tête, dans la profondeur du regard, dans je ne sais quoi d’étrange et d’attractif, je reconnais la marquise. – Tu as peut-être raison ; mais je l’ai à peine vue un soir chez ta cousine et un matin à Sainte-Clotilde. – Crois-tu à la fatalité ? – Oui, puisque je ne fais jamais ce que je veux faire. – Eh bien, ces deux femmes, celle que j’aime et celle que tu aimes, voilà notre destinée. Tout ce qu’elles feront contre nous, tout ce que nous ferons pour elles, c’est écrit là-haut !
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