I. Le signe du loup-3

2001 Words
— Ah ! la belle affaire, la belle idée d’emmener un bâtard et une g***e pour courir aux armées, avec un parti de sans-culottes sur les talons ! — Cela suffit, Grandjacques, vous êtes mal logé pour jaser de la sorte… Même les vagissements s’étaient tus. La neige gelait et commençait à craquer sous les pas. Le froid glacial prenait possession de la nuit. On respirait le givre qui se soudait aux branches. L’horizon se redessinait avec des ombres forestières plus noires que charbon, ourlées de blancheurs scintillantes. — On ne pourra jamais redresser la caisse sans aide. Il faudra attendre le jour. Venez avec moi, il y a du feu à l’ermitage, prononça frère Anselme, très fermement, en s’adressant à la femme. Si vous ne réchauffez pas bientôt l’enfant, c’est sûr qu’il sera transi avant l’aube… Et alors, sans plus attendre, il se remit en route, sur ses propres brisées presque effacées sous la couette blanche. La femme regarda en hésitant, avec un air implorant vers les hommes. Saint-Léger eut un geste du menton, comme pour dire : « Ça va, allez-y… ». Alors, elle s’encourut vivement, glissant, trébuchant, dans de trop fines chaussures habillées de rubans, les bras encombrés du paquet de langes et de laine où mollissait et s’engourdissait la petite vie, pour tenter de rejoindre l’homme au tricorne. Lui, il allait déjà à grandes enjambées vers la baraque de son ermitage. * Les oreilles encore toutes bourdonnantes de la mortelle déflagration, Flambeau et Tache, les deux louvarts, tremblant, clopinant, queue entre les pattes, se faufilèrent sous des ronciers, oubliant leur faim. Misérablement blottis l’un contre l’autre, entre quelques touffes d’herbe sèche que la neige, retenue par des vestiges de l’été, n’avait pas encore envahies, ils se mirent à geindre doucement, contenant comme ils le pouvaient une plainte que la froidure aurait pu amplifier jusqu’aux hameaux. Le froid. C’était une nouvelle et cruelle expérience. Il y avait peu, juste l’espace d’un clair de lune, ils se réfugiaient encore dans la chaleur soyeuse de la fourrure, blottis entre les pattes de Mère. Ils y mesuraient leur quiétude au rythme ralenti de sa respiration. Alors, ils s’endormaient sans vigilance, sans autre souci que celui de façonner leur couette vivante à la forme de leur corps, à la courbe de leurs jeunes membres fatigués par les jeux. Déjà, ils avaient vécu le drame du sevrage. S’ils avaient mâchouillé sans déplaisir leurs premiers lambeaux de chair déglutis, croquant prudemment ces choses dures qui se brisent sous la dent avec des saveurs d’appétence, ils se souvenaient néanmoins des douceurs onctueuses et sucrées qui coulaient des mamelles gonflées et chaudes. Louveteaux, ils s’étaient délectés surtout des dernières gouttelettes accrochées au petit poil dru de leur mufle qu’ils pourléchaient sans faim. À présent, même la mémoire du lait fondait sous la neige. Plus ils cherchaient à retrouver la tiède douceur fourrée de la toison maternelle en se poussant du dos l’un contre l’autre, plus ils faisaient place à la poigne dure, implacable, du froid qui les saisissait, qui les broyait, les rendait plus orphelins encore. Ils se recroquevillaient, la t****e aplatie contre le sol comme pour mieux s’y fondre, Les frissons de l’un réveillaient les frissons de l’autre. En outre, collée à leur poil, restait toujours cette odeur mêlée de sang et de poudre qui avait soudainement jailli et rempli toutes les ressources de leur instinct. Avec le bruit ! Et le cri brutalement éteint de Mère ! Et aussi celui de l’homme – ils ne l’oublieraient jamais – qui avait écrasé d’un seul coup la faim et la cuisance endolorie des ruades. Mais voilà que peu à peu cette faim-là se réveillait à son tour, bientôt plus lancinante, plus obsédante que jamais, plus aliénante que la froidure. Ils lapèrent un peu de neige. Alors, quand, au grand ciel sombre lavé de ses nuages, tout scintillant de gel, s’allumèrent une à une quelques poignées d’étoiles autour d’une lune froide et lisse, Flambeau, le plus lourd des deux, renversa la nuque et libéra son premier hurlement de jeune loup. Quelques longs moments plus tard, ils devinèrent, puis perçurent nettement le souffle court qui les cherchait, qui les reconnaissait, qui leur rendait une identité dans le groupe, et une place dans la meute. Enfin, se tirant sur les coudes, avec des pleurnichements d’enfant, ils se faufilèrent hors des ronciers et suivirent en trottinant Aînée revenue avec le reste du clan des Fauves. Elle tenait en pleine gueule la dépouille sanguinolente, toute broyée, d’un lapereau. * À dix lieues de là, dans une main d’éclaircies et d’essartages gagnés sur la grande forêt ardennaise, aux limites du hameau de Sart tout engourdi sous l’épaisse chape de neige qui étincelait de mille et mille cristaux d’étoiles, sous la clarté impériale et froide d’une lune pleine auréolée d’un halo de gel, des filets ténus de fumée s’étiraient entre terre et ciel. Pris dans la glace, comme les ajoncs de son cortège, le ruisseau s’était tu. Seuls quelques bruits étouffés de chaînes ou de sabots ponctuaient le temps, d’étable en étable. L’éclair fugace d’un fanal, ici ou là, disparaissait au coin d’un mur, aussitôt apparu, aussitôt happé par la nuit, ne laissant derrière lui que le claquement sec des galoches dont on secouait la neige. C’était une toute petite maison, de pierre et de torchis, assoupie comme ses voisines et sans autre richesse qu’un appentis de planches disjointes derrière lesquelles deux chèvres mâchonnaient patiemment quelques brins de paille amère. Devant l’âtre où charbonnaient plus de copeaux verts que de bonnes bûches, songeurs, Jamet et Mathy – son voisin qui était aussi son beau-frère – suivaient de leurs yeux rougis les efforts fumeux du quinquet et la mascarade d’illusions qui s’agitaient sur le pisé chaulé de la pièce. Le chat gris, frileux, s’était rapproché des cendres jusqu’à s’en griller le poil, et la Jamette, sur la chaise bancale, les coudes appuyés à la table de bois blanc, triait des pois secs. Il faisait si sombre, malgré le bon vouloir du quinquet, que la femme se fiait plus à ses doigts qu’à ses yeux pour séparer les petites pierres et les graines. Le pauvre hochepot du lendemain ne pouvait mettre en péril les rares mais précieux chicots qui tenaient encore à leurs gencives… Elle ne s’arrêtait qu’au moment où l’un des hommes marmonnait quelques mots qui n’attendaient pas vraiment de réponse. Alors, elle en profitait pour glisser ses phalanges engourdies sous les aisselles et réchauffer ses engelures. — Il y en a qui racontent qu’on va être Français, bientôt… Les kaiserlicks* n’ont pas pu venir à bout des patriotes… Ça m’étonnerait qu’ils viennent à bout des révolutionnaires 2… Elle attendit, mais comme Mathy n’en disait pas davantage, elle reprit sa besogne silencieuse jusqu’à ce que son mari renifle et ajoute : — Français et républicain… On aura, à ce qu’on prétend, un nouveau curé, « conventionné », comme on dit… On dit aussi que notre duc de la Tour d’Auvergne est prisonnier… Il y eut encore un long silence que les braises mirent à profit pour crépiter un peu plus haut. Mathy continua : — Si c’est vrai que c’est pour supprimer tout ce qui nous mange, les impôts, la gabelle, la dîme… et pour remplacer les racontars des curés par la « raison », comme ils assurent à Bouillon… pourquoi pas… — Misère ! soupira Jamet, moi, je crois qu’il n’y a rien de bon à attendre dans tout cela. Les Autrichiens ont tout démanché, les écoles, les ducasses… Les patriotes, eux, ont bien vécu sur notre dos. Ils n’ont rien laissé… On voit des milliers de crève-la-faim partout. C’est rapines et compagnies avant de déguerpir devant les sans-culottes… Je gage qu’ils s’installeront à leur place… Qu’est-ce que les Français pourraient encore nous prendre ? Mathy se redressa. Il se leva, repoussa la chaise contre le mur, enfonça un vieux chapeau jusqu’aux oreilles, releva son col et sortit en souhaitant : — C’est pourtant bien vrai… Il y en a des trop riches… et des trop pauvres… comme nous… Il soupira. Un grand bonsoir, mes gens. Je me demande si les Français, avec leur « raison », parlent le même patois que le nôtre ? La porte, vite ouverte, vite refermée, laissa entrer une bulle d’air glacé sur la question sans réponse. Le tri des petits pois s’interrompit plus longtemps. La Jamette, songeuse, ne savait pas trop ce que signifiait le mot « conventionné ». Elle leva un regard interrogateur vers son homme qui fouaillait dans le fourneau d’une pipe en terre. Elle en oublia de réchauffer ses doigts. — Il paraît que c’est des curés républicains comme à Sedan. L’Ernest du meunier m’a dit qu’il ne fallait surtout pas leur parler du pape… Je gage qu’il y a du diable là-dessous… Et, comme le dit l’Albert, des nouvelles misères… La Jamette se signa, ouvrit les lèvres pour parler, mais l’autre continuait à soliloquer. — J’ai achevé trois paires de galoches aujourd’hui… Il faudrait bien que j’en fasse une de plus, ça nous ferait encore un liard… On arriverait à douze deniers, un sou par jour ! Mais on n’y voit plus guère… Et puis, de toute façon, on nous les prendra avec tout le reste… Elle n’aurait pas interrompu son travail cette fois sur ces doléances qu’elle entendait chaque jour si, sorti du coin de l’âtre, du banot – un panier oblong en éclisses de coudrier tressées, posé à même le sol et gonflé de drap – un vagissement bientôt mué en pleurs convaincus n’était venu troubler l’engourdissement du soir et réveiller le chat qui s’étira pour aller, sans façons, prendre dans la berce la place chaude du bambin que la Jamette venait d’en sortir. — Elle a faim, la petite g***e… dit l’homme en souriant sous ses moustaches. Du bout du tisonnier, il se mit à ferrailler entre les chenets, jetant sur la braise une ou deux poignées de copeaux blancs choisis, bien secs, qui s’enflammèrent aussitôt, rebondissant contre la taque* en distribuant de-ci de-là des éclats de jour juste bons à souligner la noirceur des solives, les dents de la crémaillère, et la trompeuse opulence de deux chandeliers de cuivre. Une légère bouffée de chaleur s’attarda dans la pièce. Avec le poupon au creux de son bras, la femme tira sa chaise au seuil de l’âtre, écarta un pan de son châle, ouvrit à gauche la double épaisseur de son casaquin de tiretaine, puis, soulevant la flanelle de son caraco, offrit aux lèvres goulues de la petite le tétin rose et dur d’un sein rebondi. Alors seulement, bien installée dans son rôle de femme et de mère, avec l’aplomb tranquille de sa fonction exclusive et gravement assumée, elle parla. — Vous pourriez peut-être tailler deux sabots de plus, et moi garder un enfant en nourrice… Flore ne prend pas tout, et ça me tire de partout… La petite, pas du tout préoccupée de savoir qu’on envisageait de partager sa pitance, tétait avec application, ne s’arrêtant que le temps d’un battement de paupières, d’un soupir repu, d’un petit bâillement et d’un sourire aux anges. * Avec son fardeau de langes, la jeune femme peinait à marcher, trébuchant, courant sur la trace des grandes enjambées de l’ermite. Elle ne pouvait, sans un effort relancé à chaque instant, glisser son pas dans les marques appuyées. Ses chaussures toutes légères, justes bonnes et belles à danser le rigodon, se gonflaient d’eau de neige, comme des éponges, et mollissaient d’autant. L’autre l’entendait souffler et ahaner derrière lui, mais il ne ralentissait pas. — Plus vite, sinon c’est une dépouille d’ange que vous aurez faite et que vous porterez à ensevelir… Comme elle ne répondait pas, il se retourna et surprit le mouvement des lèvres par lesquelles ne passait aucun mot. — Ah ! Le Seigneur ne t’a pas donné la parole ? Elle hocha la tête avec un pâle sourire tout navré, puis elle posa un regard désespéré sur le poupon inerte. Elle fit le geste de montrer qu’il n’était pas sien. Anselme eut une courte hésitation, mais, comme si cela comptait davantage encore dans sa détermination, il repartit d’un pas plus accéléré et plus large aussi. La lueur du fanal, avec sa flamme vacillante, tantôt se heurtait à la muraille épineuse des ronciers et des genévriers, tantôt se diluait en pâleur fantomatique dans le vide béant du ravin. Il neigeait encore, mais c’était un flocon plus léger, plus fantasque dans un air glacé qui hésitait entre la respiration moite aux relents d’humus montant de la vallée et la bise sèche chargée des senteurs de résine glissant des hauts plateaux. Enfin, apportée par de vagues sursauts de bourrasque, une odeur miséricordieuse de feu de bois, bientôt pimentée de fumée, traça la voie. Encore quelques pénibles enjambées… Au fond de l’antre, là où l’ombre s’ajoutait à la nuit comme pour la rendre plus noire et plus dense, quelques braises rougeoyantes se mouraient en signes furtifs, en éclats fugitifs. Une généreuse brassée de fougères sèches et de genêts eut tôt fait de réveiller la flamme. Alors la lumière fantasque du brasier reprit aussitôt possession de tout l’oratoire. L’ombre échevelée, torse et gesticulante, se coula contre la muraille familière pour se réduire et se pencher sur un amas de paille couvert de loques, bien abrité, dans un recoin de la cabane. — Couchez-le sur ma paillasse et déshabillez-le… Elle semblait hésiter.
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