I. Le signe du loup-4

2004 Words
— Faites vite ! Comme je vous le demande… sans attendre ! Et, tout disant, l’ermite avait empoigné un baquet dans lequel un fond d’eau croupie restait emprisonnée sous un peu de glace qu’il brisait vitement, vidait le tout à la volée, pour la remplacer aussitôt par quelques pintes de neige fraîche largement comptées. Les langes dénoués suaient une âcreté d’urine. Gelés, ils craquaient sous les mains qui tremblaient dans leurs mitaines de résille. Plutôt maladroitement, la jeune femme ôta le léger tricot en forme de cache-cœur, puis la minuscule chemise passementée de dentelle et ornée d’un chiffre, deux lettres brodées, comme entrelacées. Le petit corps d’enfant mâle se raidit sous le pincement du froid plus vif et une forme de cri tordit la petite bouche sertie de lèvres toutes bleues, mais aucun son, sinon une sorte de soupir ou de râle, n’en sortit. Prenant une belle mesure de neige, Anselme se mit en devoir d’en frictionner les petits membres. Après les jambes, les bras, puis les pieds et les mains toutes menues… C’est un regard incrédule, stupéfait, effrayé même, qui, cette fois, l’interpella sans équivoque. — Vous croyez que je vais l’achever ? dit-il. Qui sait ? Ou… peut-être… Si Dieu le veut ainsi… Vous… Vous… Mettez des bûches sur la flamme, de la neige dans le chaudron et faites-le chauffer ! Allez ! Vite ! Après les membres, ce fut le tour du dos et ensuite de la petite poitrine. Il puisait à pleines mains dans la générosité blanche du baquet et, au fur et à mesure qu’il frottait, ses paumes se faisaient plus fortes, plus insistantes, elles s’alourdissaient, elles fondaient la neige en eau, puis sublimaient l’eau en chaleur… La jeune femme interpellée hésita un moment à se saisir des bûches criblées de lichens et de mousse, et plus encore devant le chaudron noir de suie. Puis, elle regarda ses propres mains où l’onglée étirait de profondes et douloureuses morsures. Elle jeta son regard aussi sur celles de l’ermite, noueuses et peu soignées, mais qui devenaient belles dans leurs gestes appliqués, sous les lueurs que lançaient les grandes flammes gourmandes. Alors, résolument, elle prit à son tour une large mesure de neige, puis deux, trois, ou plus, et les jeta dans le chaudron, jusqu’à déborder. L’autre continuait son massage, sans ménager le petit corps dont les orteils et les doigts minuscules commencèrent à s’ouvrir, à s’étirer puis se refermer en petits poings têtus. Quand il vit un frisson courir sur le torse frêle, ainsi qu’un souffle de vent passe sur les blés, une onde venue d’on ne sait où mais qui semble bien être la vie même, Anselme posa deux doigts sur la poitrine délicate de l’enfantelet et y reconnut le vivant tumulte. Il soupira et sourit en hochant la tête. Alors, à ce moment-là, le cri, le cri ressuscité jaillit de la petite gorge. La bouche, les lèvres s’arrondirent en une merveilleuse grimace et, quelques secondes plus tard, la voix rebondit contre les murailles de l’oratoire jusqu’aux cimes blanches qui décoraient la pente, vers la vallée. — Par saint Lambert ! Dieu soit loué ! Il revient. Vite ! Donnez-moi l’eau chaude ! dit-il d’une voix souriante et douce à la jeune femme dont une larme ornait le visage. Il se mit alors, avec un bouchon d’étoupe, à ondoyer d’une tiédeur ruisselante le petit bout d’homme qui, de belle évidence, ne l’appréciait guère et le faisait bien entendre. Tout attendrie, la jeune femme s’approcha. Elle regardait encore les mains noires, calleuses, meurtries de crevasses, les ongles déchirés, les doigts noueux aller et venir, se resserrer sur l’étoupe avec une ferveur qui semblait faite de la même lumière que celle du foyer où les bûches et les branchages se consumaient en flammes généreuses. — Voyez, lui dit Anselme, en montrant une petite tache de vin triangulaire couronnée de deux points sous la nuque rose du bambin, là où, dans l’homme, se croisent les forces de la pensée, de l’effort et de la patience… Voyez cette petite marque rouge, on disait autrefois que c’était « le signe du loup »… Le regard, cette fois, questionnait : — Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce mal ? Il comprit. — Quel mal pourrait-il y avoir dans ce chérubin ? Ce n’est qu’une tache comme chacun en porte ici ou là. Jadis, elle aurait pu vous envoyer au bûcher… Mais autrefois, bien avant cela, pour les habitants des forêts c’était le signe de ceux à qui était donné le pouvoir de comprendre les bêtes, de comprendre les loups… de les… — Balivernes ! coupa brutalement une voix terrible. Sornettes et billevesées ! Au lieu de radoter, curé, faites-nous chauffer la soupe ! C’est de cela que nous avons besoin, nous… Et d’une tranche de bon lard… Tandis que ce morveux-là… Le cavalier d’escorte se tenait, tout campé à l’entrée de la grotte, la cape couverte de neige qu’il brossait d’une main et qui tombait en eau sur la terre battue. L’autre main, enfouie dans la toison souillée, dans la dépouille arrachée de la louve, triturait la pelisse avec un plaisir sensuel à peine dissimulé… Quittant son sourire, le desservant se releva lentement, tandis que la jeune femme, à nouveau effarée, enveloppait dans son châle bien trop léger l’enfant qui pleurait et réclamait toujours. — Tenez-le bien au chaud. Couvrez-le, serrez-le, bercez-le, si la glace le reprend, il perdra son haleine. C’est vrai aussi qu’il doit avoir faim. Puis, il s’approcha du cavalier jusqu’à le toiser — Abattre une louve et laisser un enfant mourir de froid… Quelle pitance réclamez-vous pour cela ? L’autre serra les dents et son regard se chargea de la lueur des flammes. Il posa la main sur sa dague encore poisseuse en soufflant haut et fort. — Par le diable… Je vais vous apprendre… — Parbleu ! Grandjacques, s’exclama Saint-Léger qui venait d’apparaître à son tour, vous n’en ferez rien… Vous voilà encore plus capitaine et soudard qu’homme de bon sens ! Est-ce ainsi qu’on pratique avec un hôte ? — Donnez-moi ça, dit Anselme, en avisant la dépouille de l’animal. Puis, retrouvant tout aussitôt ses gestes de tendresse, il enveloppa l’enfant dans la pelisse fauve où saignaient encore quelques souvenirs de vie. Et les pleurs s’apaisèrent. Un coup du vent de bise fit vaciller les flammes. La Gueuse, quittant l’oratoire, s’en allait ailleurs. Tous se turent. Quelques instants plus tard, il ajouta : — Il me reste un peu de lait de chèvre dans l’écuelle, et aussi de la farine de châtaigne pour le petit. Pour vous, et… pour le… capitaine, un quignon de seigle, des pommes et du cidre. N’oubliez pas non plus Jonas. Moi, je vais porter à boire à vos chevaux. À nouveau, il combla de neige et d’eau chaude le baquet débordant de vapeur, puis, s’appuyant sur son bâton ferré, sortit comme nimbé d’un nuage bleu, alors qu’une première lueur de jour cherchait à s’accrocher aux branches. * Quand ils voulurent arracher le lapereau qu’Aînée tenait entre ses crocs, les deux louvarts se heurtèrent à un grognement sans équivoque. Depuis l’absence de Grand Mâle, Hurlou cherchait par ses hurlements répétés à faire entendre sa voix à tous les échos et à toutes les oreilles de la forêt. Il le savait. La meute devait se choisir un guide, un chef. Certes, Aînée pouvait se faire respecter. Tous lui reconnaissaient une solide expérience acquise. Elle avait cheminé des années durant, flanc contre flanc, auprès de celui qui, finalement, n’avait pu échapper ni aux mâchoires d’acier ni aux balles de plomb. Ils étaient d’ailleurs ses loupiots, ses loupiotes. Ou fils de ses fils. Ils la suivaient donc. Mais ils ne pouvaient lui obéir qu’avec réticence. Le premier d’entre eux parti, le clan avait éclaté. L’instinct social s’était perdu, une première fois déjà. Cela avait coûté cher, cela avait coûté la vie à Mère. À son tour, Aînée gronda, et l’autre, Hurlou, à contrecœur, laissa Flambeau et Tache dévorer en un instant la misérable proie. Pourtant, tôt ou tard, une autre loi de l’instinct devrait reprendre ses droits. On ne la suivrait plus. On ne la respecterait plus. On ne l’entendrait plus… Elle savait que seul un mâle reconnu, respecté, serait à même de les guider, de les entraîner vers des proies à la mesure de leur faim. Un mâle, un couple surtout, par force et sagesse, par tutelle et protection. Un mâle qui marquerait, défendrait son – leur – territoire en défiant à mort les autres loups, les solitaires à la recherche d’autres clans à fonder. Un mâle qui ferait taire ce Hurlou, qui n’a que trois ans et qui, pourtant, voudrait déjà laisser croire à toute la forêt que ses cris sont des cris de chef. Ils la suivirent néanmoins. Docilement ils descendirent les escarpements, les ravins, comme pour laisser derrière eux la lande enneigée avec son hiver de privations. En haut, c’est vrai, la saison s’est déjà figée dans un sommeil glacé, sans autre vie apparente que l’envol noir et croassant des freux, la résonance lugubre des cognées. Là-dessous, par contre, dans la vallée, la neige résiste encore mal, quelques courants d’air attiédis retiennent une dernière illusion d’automne et les premiers flocons hésitants s’évanouissent dans l’humidité vaporeuse des aulnes. Avant les grands sommeils de décembre, ils trouveront peut-être quelques proies, des campagnols, des grenouilles, des canards et des poules d’eau, et même, pourquoi pas, en bord de la Semoy que la glace ne festonne pas encore, un dernier saumon gras. Le risque, lui, s’est toujours tapi dans les nombreuses masures qui s’échelonnent, accrochées aux rives des méandres. Il faut manger. Or il n’y a point de chasse sans chef. Ils la suivent donc. Ils arrivèrent au bord de l’eau comme le jour naissait. Aînée remonta le cours rapide jusqu’à hauteur d’un élargissement où la rivière, plus ample mais moins profonde, jouait un air de gargouillis entre des cailloux moussus. Le clan suivit en fouinant çà et là, croquant un escargot, mâchonnant quelques baies. Sans hésiter, Aînée s’avança dans l’eau froide. Flambeau et Tache, qui n’osaient la quitter, voulurent suivre. Elle gronda. Les autres mirent les pattes dans la rivière. Elle fit de même. Et cela jusqu’au moment où toute la petite meute, rassemblée sur la rive, queues rabattues entre les pattes, geignant, comprit qu’elle refusait qu’on la suive. Ils reculèrent tous. Ils lui dirent leur perplexité par de petits jappements plaintifs dont elle ne sembla avoir cure. Elle traversa la Semoy en trottinant. Elle ne s’arrêta qu’une seule fois pour humer l’eau, sans se retourner. Puis elle disparut dans les taillis de l’autre versant. Flambeau trouva un hotu crevé, entre deux touffes de massettes, Hurlou le lui arracha, en grognant. Étrangement, sensation nouvelle, Flambeau, contrarié, sentit se dresser son poil, là, entre les épaules… * Dans la cabane enfumée, la purée de châtaigne fut payée d’une grimace, le lait de chèvre, d’une plus drôle encore, mais le bambin affamé avala sans trop de peine tout ce que la jeune femme lui présentait sur le bout du doigt, car de cuiller, là, il n’y avait point. Ses pleurs avaient cessé. Il semblait vouloir s’assoupir. Saint-Léger se pinçait le nez en portant à ses lèvres un cruchon ébréché lesté d’un mauvais cidre dont il éructait les relents acides. Grandjacques, lui, en était à cracher un cinquième ou sixième trognon de pomme reinette qu’il mâchait bruyamment, pestant contre la mauvaise fortune. — Morbleu ! C’était affaire de dragons et pas de Suisses… On ne reçoit pas la racaille avec des perruques et des ronds de jambe. Il fallait brûler tous leurs cahiers de doléances et faire donner les beaux régiments… Faute de l’avoir voulu, à présent, nous en sommes à courir devant des sabres de sans-culotte ! Essuyant son menton d’un revers de manche, il interpella la jeune femme. — Viens donc me tirer les bottes, citoyenne Jeanneton, ou le croque-mort n’aura plus que des glaçons à s***r… Et jette quelques bûches aux flammes. Stupéfaite, hésitante, avec l’enfant assoupi dans la pelisse toute poisseuse sur les bras, la jeune femme se tourna vers Saint-Léger qui prit le temps d’une autre lampée avant de répondre, en évitant son regard. — Jeanne n’est pas à votre service, Grandjacques. Pas plus qu’au mien d’ailleurs… Et, ventre-saint-gris… à celui de personne depuis que les sans-culottes promènent nos têtes au bout de leurs piques ! Alors… alors… Bah ! Après tout… c’est vrai qu’elle n’ira pas le raconter… La jeune femme, atterrée devant le sourire gourmand du soudard, eut un mouvement de recul qui la fit trébucher dans les branchages coupés, puis tomber à la renverse. L’enfant, à terre, se remit à crier. — Après tout, comme vous dites, si ce n’est les bottes, pourquoi pas les cottes… ? Morbleu ! Ça, c’est une belle idée… pour se réchauffer, on va tisonner la braise… Jeanne se recroquevilla au plus noir de l’ombre, reprenant l’enfant contre sa poitrine comme pour un ultime rempart, tandis que l’autre ôtait sa cape, détachait déjà le baudrier et l’épée qui lui battaient flanc et cuisse. — Grandjacques, mâchouilla Saint-Léger sans conviction, la bouche pleine d’un dernier quignon, il paraît qu’à Liège et à Bruxelles, Provence et Bourbon rassemblent les émigrés… On dit que leurs camps sont pleins de filles… Gardez vos forces, vous en aurez besoin. Ventre-saint-gris ! Il sera encore bien temps alors de trousser les républicaines quand nous reviendrons dans nos provinces… — Pourquoi attendre ? Le morceau est trop beau, il me met en appétit ! Et comme l’enfant pleurait… — Fais donc taire ce braillard-là, ma belle, ou je le jette dehors ! Ah ! la jolie g***e !
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