I. Le signe du loup-2

2013 Words
Le hurlement d’un loup arrêta son geste. Il se signa. Il le connaissait bien, mais aussi familier soit-il, chaque fois son poil se dressait aux tempes, et chaque fois, malgré lui, sa main esquissait un signe de croix, conjurant le démon. Puis, peu après, c’en fut un autre, beaucoup plus proche… Alors, vivement, il saisit le fanal et un solide bâton. * Depuis un bon moment, l’odeur des sueurs moites leur était apportée par le vent. Et aussi l’autre, plus pimentée : celle de la peur. Une sorte de fil ténu, tendu, vibrant, qui agace la t****e, les narines, malignement… Elle fouette la faim. Elle réveille les sens. Elle trouble la sérénité du groupe, irritante. Elle trouble la patience, agaçante. Elle trouble la vision, impérieuse. Mais l’orée du bois est si proche du village… Même sous la neige, l’air est trop chargé de senteurs de braises, de miasmes de f****r, de fientes, de foin moisi, de graillon refroidi, de cent autres relents d’hommes, de mille âcres et puants pissats de chien. Aînée, la louve grise que chacun respecte, se méfie. La neige, sous le gel, fige trop les traces. Elle en garde la mémoire. Les effluves, les voix surtout, dans l’air qui cristallise les flocons pour les suspendre en guirlandes festonnées de givre aux aiguilles des pins, en ourlets aux feuilles desséchées des chênes et aux barbes des genêts… les voix surtout remplissent la nuit. Et celui-là qui hurle sans cesse… Comme pour défier les fourches, les piques et les mousquets ! Se taira-t-il ? Les autres hésitent. Ils ne comprennent pas vraiment pourquoi Aînée qui mène la horde à présent s’est arrêtée à la limite des brûlis. Pourquoi ne les a-t-elle pas emmenés à travers les essartages qui conservent toujours leurs effluves de cendre froide ? Pourquoi choisit-elle en outre de faire demi-tour ? Pourquoi regagne-t-elle le sous-bois d’un air indifférent ? Mais, parce qu’elle est Aînée, toute chenue, et qu’elle ne se trompe pas. Même si… même si… Même si la neige a chassé les mulots dans leurs galeries, si les lapins sont rentrés frissonner à l’aise dans leurs garennes, si les faisans sont juchés, si les perdreaux sont allés se coucher au pied des meules d’hiver… Même si les biches ont entraîné leurs faons au plus profond des hêtraies, là où les branches sont si basses qu’on ne peut se faufiler qu’en rampant, et qu’aucun assaut n’est possible… Même si les gorets sont serrés l’un contre l’autre en bauge, derrière le terrible rempart des crocs et groins énormes des bêtes rousses… Même… Eh bien ! même s’il n’y a rien à trouver en forêt, la faim d’aujourd’hui est préférable à la traque de l’homme, demain… Le Grand Mâle – si futé pourtant – pris aux mâchoires d’un piège et abattu à la dernière lune montante, en aurait bien su que dire, lui. Et l’oncle, Le Fol, comme son nom l’indique, n’est plus fiable… En arrière, seule, traînant en deçà de la lisière, avec ses deux rejetons impatients qui pleurnichent tant la faim leur tenaille le ventre, Mère, l’autre femelle, hésite à son tour. Aînée se trompe peut-être ? Sans doute l’âge lui a-t-il muselé toute audace au point de confondre prudence et sagesse, patience et couardise ? Alors que là-bas, à cinq ou six bonds de distance tout au plus, il y a des bergeries, des clapiers, des poulaillers. Il suffirait… La neige, oubliée l’espace d’un instant, s’est remise à tomber à gros flocons, et les chaumières lointaines, avec leurs fumantes cheminées, glissent à nouveau dans le brouillard laiteux. Toute la campagne s’enfouit, se recroqueville dans une pelisse blanche, ne livrant plus du paysage qu’une pelote rebondie, muette, inerte, quasi inodore. L’espoir de la curée s’est englouti avec une grande goulée d’air vif, poivrée de résine, salée d’amertume. Mais la faim, elle, demeure. Dure la faim ! Dure la faim, et plus encore pour les jeunes appétits. Mère ne s’est pas engagée dans le bois à la suite de la meute. Elle suit la lisière. Elle vient à la crête de la colline. À contre-ciel de neige, les trois ombres glissent comme des fantômes gris portés par la brume farineuse entre des massifs de ronciers blancs et bossus. C’est là, comme ils arrivent au détour des chemins taillés dans le schiste, que le fil ténu de l’odeur et de la peur toute moite se renoue, les défie. Le fil ! Le fil les entortille de nouveau, de la t****e aux viscères. Les jeunes, Flambeau, le plus fort avec sa queue touffue, Tache, avec son médaillon noir, se remettent à geindre. Mère sent dans ses entrailles le double nœud de la faim et de l’instinct. Chasseresse, elle l’a suivi, le fil, vers le chemin forestier. Dans la forêt, derrière Aînée inquiète, qui ne les voit pas revenir et qui pressent confusément qu’aux affres du jeûne se mêle un poids de drame, le mâle de trois ans se remet à hurler sa faim, auprès de l’autre femelle, à hurler trop haut et trop longuement. Ligotés par le fil, attirés, excités par les miasmes de sueur, de moiteur pleine d’angoisse mêlée aux senteurs épicées de cuir mouillé, les autres n’entendent ni les grognements ni les jappements de Mère qui hésite à son tour, flairant aussi des relents d’homme et de poudre. Les jeunes insensés se mettent à courir… se mettent à sauter par-dessus les mottes des sillons retournés, jaillissant, comme si la faim leur accrochait des ailes. Jeté entre les deux odeurs de meutes, celle du clan des Fauves dans la forêt proche, et celle de la petite horde affamée dans la plaine là-bas, le cheval se libère, s’arrache de l’homme. Mais il ne sait ni comment ni par où courir sa fuite. Soudain, rênes lâchées, sa grande ombre folle, masse échevelée, bondissante, hennissante, se jette en avant, ahan et souffle, ruant des quatre fers… Avalée d’un coup par la double nuit de l’obscurité et du ciel plombé qui s’ajoute à la densité d’un taillis de prunelliers… Puis aussitôt retrouvée quand le bridon, emmêlé, noué dans les branches épineuses, l’entrave, l’immobilise, l’offre au c*****e, tel un appât. Lorsqu’il se retrouve ainsi, tout à coup impuissant devant les trois chasseurs, il se pétrifie sous leurs regards dorés. C’est une chape d’angoisse qui lui soude les quatre fers au sol. Statue bottée de glace. Tout grognant et la bave aux crocs, les jeunes loups resserrent alors leur approche et leur audace. Comme si elle trouvait là l’occasion d’une initiation à la curée, la louve elle-même en oublie toute réserve, excite la faim, et attaque. Pourtant, la monture retenue, même ligotée aux branches, reste une proie dangereuse qu’il faudrait faire basculer. L’encolure haute et forte ne craquera pas, ne cédera pas sous la première morsure… Au contraire, ses forces réveillées, les ruades demeurent fort menaçantes… Alors, tandis que les jeunes continuent leurs rondes hallucinantes, le cou tendu, la nuque renversée, Mère hurle son cri, entre appel et plainte, au reste de la meute. Déjà, il s’en est fallu de peu que l’animal, sorti de sa stupeur pour une folie désespérée, n’assomme de ses fers et ne broie l’échine du plus téméraire des louvarts, Flambeau, qu’il envoie, sans trop de mal néanmoins, rouler dans la congère. Mère relance encore son appel. Là-bas, au-delà des taillis et de l’orée du bois, ni Aînée ni les autres de la horde ne répondent. L’odeur de l’homme est bien trop proche, trop précise. Mais le mufle rempli de celle du cheval, tout étourdie par les jappements de ses rejetons dont l’un vient encore de rouler sous la ruade, la louve ne s’en rend pas compte. Elle ne se rend pas compte non plus que, sous le vent, le cavalier qui a couru sur les traces de sa monture, pestant, jurant, emporté par une colère de dépit qui décuple ses forces, à quelques pas, entre deux buissons, la met en joue, fermement. Le fracas de la détonation roule jusqu’à la forêt et jusqu’au chemin neuf. La balle de plomb, infaillible, a déchiré l’appel dans la gorge même. Mère tombe d’un coup, sans autre geste qu’un sursaut et deux hoquets avec le terrible gargouillis du sang qui inonde la déchirure. Les jeunes, sidérés, clopinant, fuient aussitôt, poursuivis par l’écho d’un autre hurlement : le cri de triomphe lancé par l’homme. — Crève donc ! Je t’ai eue, diablesse ! * Hurlements, fracas et cri ont rebondi jusqu’à Jonas, penché sur la roue tombée. Au seuil de la panique, il s’est redressé d’un coup… pour se trouver face au spectre immense d’un personnage sorti de l’ombre, à contre-ciel, droit et raide comme la justice. De longs cheveux flottent à la bise sous des cornes menaçantes. Drapé dans une longue cape aussi sombre que la nuit, agitée par la tourmente, il tient, rond à plein poing, un fort bâton non moins inquiétant… et, dans l’autre main, haut levée, une lueur d’enfer qui jette une fantasmagorie immense sur le champ de neige… — Ventre-saint-gris, Jonas, que se passe-t-il encore ? L’homme a jailli comme son juron, encore une fois, de la caisse à demi renversée, brandissant une vieille épée… — Jonas, je vous… Mais, à voir l’autre cloué de stupeur, la menace ne franchit pas ses lèvres. Son regard suit celui du cocher, écarquillé, comme figé par une hallucination. Il sursaute à son tour en apercevant la silhouette hiératique de l’ermite. — De par le diable ! Je vais… — Vous allez… quoi… mon frère ?… questionne une voix grave. Il n’y a point de diablerie céans. Rien qu’un humble serviteur de saint Lambert et du Seigneur Dieu… — Euh ! Je… nous avons versé… et perdu notre escorte, balbutie l’autre, quelque peu honteux en découvrant la bonhomie dans le ton et, à la lueur du fanal, le geste ouvert de la main tendue. Anselme s’approche. Il regarde la roue démembrée. La fusée de l’essieu gît contre la roche, déclavée, retenue comme par miracle, ce qui a évité à la caisse de se coucher tout à fait, de verser dans le ravin, et à la fusée de se briser. Les pleurs de l’enfant semblent s’affaiblir quelque peu. Par la porte béante, ouverte à la bise comme à la neige, une jeune femme, emmitouflée dans un châle, cherche à sortir, maladroite et grelottante, encombrée d’une brassée de langes et de laine d’où fusent encore les quelques pauvres cris. Les flocons se remettent à tomber, toujours plus drus. Le fanal jette une lueur blafarde sur la pelote de linges d’où ne sortent bientôt plus que des vagissements plaintifs au milieu de senteurs d’urine et de vomi. Le tricorne se penche, l’homme découvre les petites lèvres toutes bleues comme celles d’une cicatrice dans la pâleur diaphane d’une frimousse gercée, noyée de larmes. — Cet enfant est transi, il va mourir ! Vite ! venez avec moi jusqu’à l’ermi… Mais un terrible juron sorti de la nuit lui coupe la parole. — Par la semence du diable, je l’ai eue cette chienne rousse de Satan ! Je l’ai crevée… Mon biscayen* lui a merveilleusement déchiré la gargamelle… Regardez-moi ça, Jonas ! Regardez-moi ça, Saint-Léger ! La g***e voulait se tailler un rôt dans mon roncin ! Ah, ah, ah ! Je l’ai bien crevée… Alors, d’un geste aussi rageur que triomphant, le cavalier d’escorte jette contre la berline la dépouille sanguinolente de la louve abattue. Et les flocons fondent en pleurs d’hiver dans les taches de sang chaud qui souillent le poil dru. Puis, soudain, il aperçoit la caisse renversée à la lueur tremblante de la lanterne toute peignée de neige. — Tudieu ! Jonas ! Saint-Léger ! Qu’avez-vous fait pour verser de la sorte ? raille-t-il, tout en attachant son cheval aux basses branches d’un charme noueux. Ce n’est pas ainsi ni à cette heure que nous pourrons rejoindre l’armée… Vous dormiez, parbleu ! pendant que les loups me voulaient priver de monture… Tudieu ! Je l’ai bien ajustée et puis crevée, cette fichue chienne du diable ! Apercevant l’ermite… Et qui est-ce celui-là ? Satan chair et os qui me vient réclamer sa charogne ? Ah ! je vais lui couper les cornes… Et sortant une dague de dessous sa casaque, il s’avance vers l’ermite qui ne cède pas pour autant. — Holà ! Grandjacques ! Soudard vous êtes, soudard vous resterez, dit celui que l’autre avait apostrophé en l’appelant Saint-Léger. Nous avons versé en cognant la roche parce que, tout cavalier d’escorte que vous êtes, vous préférez courre le loup que de nous montrer la voie. Et la seule assistance qui nous vienne est celle de ce dévot que vous prétendez maintenant occire comme un autre loup ! — Moi, je n’ai rien à craindre de bravaches et de mécréants comme vous, jeta Anselme, sans hausser le ton. Mais, pendant que vous pérorez, une femme qui se languit tremble comme feuille, et un enfançon meurt de froid. Beau Noël que celui qui vient, poussant jusqu’ici des damnés comme vous ! La femme lui montra un visage éploré, avec un regard noyé où se lisaient le désarroi et la peur. Sans dire mot, elle tendit comme une offrande un petit corps de quelques mois, glacé dans ses langes quasi gelés… — Ventre-saint-gris ! Grandjacques, et vous Jonas, faites donc quelque chose… Il ne faut pas qu’il passe ! Jonas reniflait et s’employait tant bien que mal à sortir les deux chevaux de leurs enrênements mêlés. Le cavalier, lui, du bout pointu de sa dague, s’était mis en devoir de dépiauter à grands coups la louve sous les yeux effarés de son cheval qui soufflait en retroussant les naseaux et couchant ses oreilles.
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