I
Le signe du loupCe n’est que bien après les grands bois de Sedan, au sortir de la forêt de Bouillon, qu’on les aperçut.
Alors que, durant toute la traversée du massif, il y avait de quoi frémir en imaginant le pire entre tout ce qui pouvait arriver, seuls quelques flocons de neige étaient tombés, brisant la dure monotonie des cahots.
De temps à autre, des relents nauséeux s’échappaient des amas de feuilles mortes. Et toujours, par-dessus les têtes, l’agitation des grands gestes que les chênes adressaient en secouant dans la bise leurs bras moussus.
Puis, les bourrasques étaient devenues de plus en plus folles, de plus en plus froides, de plus en plus drues.
La forêt n’en finissait pas. Ni la vallée s’allongeant de méandre en méandre. Ni les chemins de fuite choisis à l’écart des routes jugées trop fréquentées… Et pas davantage les escarpements, parfois si durs, si ardus que l’espoir d’arriver semblait devoir basculer dans les ornières.
Combien de dernières lieues encore ? Par combien d’autres mauvaises voies forestières… pour dégringoler d’un côté de la vallée, puis gravir de l’autre les raides coteaux de la Semoy ?
Et ce gosse qui pleurait !
Combien d’heures de route ? – les plus hasardeuses, les plus pénibles, les plus froides, les plus accablantes, par d’autres chemins détournés, avant de souffler ? Et cela pour autant que les nues toujours plus sombres, et la neige de surcroît, avec tout le reste… et surtout les sans-culottes, le leur permettent.
Combien d’efforts enfin pour rejoindre le « Chemin Neuf1 » qui étirait ses longueurs de village en village ? La voie par laquelle passaient, il y a peu de temps encore, des rouliers, des journaliers traîne-savate, quelques bûcherons, des charbonniers, ou, plus rarement, les diables mal venus de chevau-légers de l’évêque de Liège, rançonneurs ferraillant le schiste sous leurs galops d’enfer.
Depuis l’automne de l’an 1790, on y voyait beaucoup moins de charrois, moins de marchands, mais bien plus de fuyards français, pillards, chapardeurs ou mendiants, poursuivis par les révolutionnaires. C’étaient des cohortes d’émigrés cherchant à rejoindre l’armée « des princes », les troupes de Bourbon plus ou moins mal cantonnées dans les Ardennes ou au-delà de Meuse.
Le cavalier qui galopait devant la calèche entrevit les silhouettes bien avant que les autres ne s’en effraient. À demi aveuglé par la soudaine débandade des flocons, probablement n’aurait-il rien deviné si son cheval n’avait soudain tressailli. Puis l’animal s’était mis à hennir, à lutter avec autant de force que d’effroi contre le mors et contre les éperons qui lui imposaient d’aller de l’avant. Sans doute est-ce même le sursaut de panique de sa monture qui lui fit comprendre que les formes grises, fantomatiques, fuyantes, devinées dans la brume farineuse des lisières festonnées de fougères avachies, étaient à coup sûr de sombres créatures de Satan.
Lourdement, chassé par une bourrasque nouvelle, le ciel plombé fut rejeté sur le chemin, masquant la vallée, ramenant l’horizon – et la peur aussi – à quelques pas, effaçant d’un coup l’orée avec les débris de fougères, d’aconits et de ronciers, les bosquets de prunelliers parmi les prés, les buissons qui chevauchaient les talus, les rares masures de Curfoz, encore lointaines, mais rassurantes.
Ils gagnèrent deux ou trois pénibles lieues. Puis, enfin, le sommet de la côte.
Bientôt, au-delà du village, ils s’enfonceraient en Ardenne.
Muselant les bruits, déchirée en charpie par les branches, la neige de plus en plus épaisse feutrait tout. Les chevaux en eurent vite à hauteur des fanons. Et toujours le vent sauvage réveillait les plaintes, les gémissements des damnés accrochés aux houppiers des plus grands arbres. À lutter contre la bise, à tutoyer la rocaille, à foncer dans l’averse des cristaux qui lui frappait les yeux, le cheval d’escorte se remit à broncher, puis à suer. Mais sa sueur était de glace… Le cavalier comprit bientôt qu’elle lui venait avec la peur. Alors, tout en maintenant une main crispée sur le bridon jusqu’à en incruster le mors dans les barres, il glissa l’autre sous la cape et sa casaque de buffle pour en dégager un long pistolet d’arçon qu’il arma en basculant le chien pointu.
Derrière lui, à portée de mousquet, retombé du galop dans un trot prudent, l’attelage peinait tout autant. Sur son banc, le cocher grelottant recroquevillait sa carcasse dans un trop grand manteau dont les plis se remplissaient de neige. Elle s’infiltrait partout, se faufilait par le col, puis gerçait la peau comme un humide b****r de mort… b****r humide et horriblement glacial.
L’homme houspillait, jurait, fouettait, secouait vainement les rênes. Les deux bêtes pourtant bien vigoureuses ralentissaient, s’épuisaient, saisies d’une même appréhension, du même effroi. Elles trébuchaient, glissaient à s’en tordre les boulets, vacillaient, puis repartaient dans un ahan forcé, fouetté, arraché à chaque pas.
— Ventre-saint-gris ! Jonas ! Mais avancez donc !
La voix peu engageante, déchirant des pleurs d’enfant, venait de l’intérieur de la caisse noire, couverte de boue, fermée comme un coffre, rideaux tirés.
— Les bêtes sont effrayées… Elles peinent dans les ornières et dans la neige…
Lui-même – le cocher qu’on avait appelé Jonas – tout dolent, ne parvenait plus à contenir le petit tremblement qui lui courait du menton jusqu’aux mains et dont on n’aurait osé affirmer qu’il venait davantage du froid que de la peur de se perdre. C’est à peine s’il pouvait entrevoir encore, tant la bourrasque devenait dense, la silhouette fantomatique du cavalier… Pire, la piste des ornières, elle aussi s’effaçait, ensevelie dans le linceul de neige, engloutie dans un brouillard blanchâtre et de mouvantes congères.
Depuis le gué de l’Épine, on n’avait cessé de grimper. À présent, on devinait encore la montée, mais on ne la discernait plus – ce qui usait davantage l’effort de l’attelage – pas plus qu’on ne discernait la déchirure de la vallée, les taillis de chablis, serrés, qui, vers l’arrière, s’alignaient jusqu’à la rivière, et moins encore, pourtant à quelques pas, l’échancrure de la falaise, la longue estafilade de la roche qui s’étirait jusqu’à l’ermitage du bois des « Différends ».
Dépité, le cavalier dut mettre pied à terre. Il enfila le bras entre les rênes qu’il fit glisser sous l’aisselle, et, plié en deux par le fouet de la bise, le pistolet toujours dans une main, employa l’autre à rabattre le bord de son chapeau de feutre, en visière, devant les yeux. Le cheval s’agitait de plus en plus. Les sursauts d’effroi qui tendaient le bridon déséquilibraient l’homme, lui secouant durement l’épaule. Il se mit à jurer, glissant, trébuchant à son tour, portant chasuble de neige et cierges de glace. Plus la moindre trace, ni ornières ni chemin…
— Par le diable et saint Macaire, vas-tu suivre, sale rosse !
Et l’animal dont les crins poisseux collaient à l’encolure cherchait au contraire à se cabrer comme à détaler…
Jonas, crispé sur sa banquette, grelottait de plus belle. Ajoutée au froid de l’angoisse, l’eau de neige lui nouait les tripes. La fatigue, elle aussi, tombait en lourds flocons sur ses paupières. Ah ! dormir… dormir quelques instants, le temps d’un Pater, d’un Pater ou même d’un Ave. Le col de drap mollissait et la neige en profitait pour se faufiler, se couler puis se fondre dans la nuque, le long de son échine. Sa poigne fatiguée, sur les cuirs, mollissait tout autant. Les chevaux, laissés à bout de bride, sans aucun appui, avec leur frayeur, et leur fatigue aussi, trébuchaient, ne tiraient plus ensemble. Le timon, secoué à hue et à dia par les chaînes des palonniers tantôt trop lâches, tantôt trop dures, leur battait les flancs. Et toujours les pleurs, et surtout les cris, venus de la caisse…
— Jonas, mais que faites-vous ? Morbleu ! Fouettez ! Avancez donc ! Vous attendez quoi ?
Alors le cocher, de sursaut en sursaut, s’engourdissant dans le froid, empoignait les rênes lisses et gluantes, tirait à l’aveugle, puis retombait dans son sommeil de transi…
Il tira tant et si mal que l’attelage, perdant la trace, s’enfonça dans la tourmente, buta sur la roche contre laquelle la roue de droite vint cogner à son tour, ce qui la fit jaillir de la fusée comme un œil hors de son orbite. Toute la caisse glissa en se couchant à demi sur le flanc. Une femme cria. L’enfançon se mit à hurler.
Ce n’est pas le diable qui se hissa hors de la boîte, mais une espèce de croquemitaine encagoulé de laines et de fourrures.
— Jonas, je vous étriperai ! Êtes-vous seulement capable de mener un tombereau ? Comment allons-nous sortir d’ici, à cette heure ?
— Mille pardons, Messire, pleurnicha Jonas, tout à fait réveillé pour le coup.
— Je vous ai dit de ne plus m’appeler ainsi ! Ventre-saint-gris ! Quand sortirons-nous de cette forêt ? Où est passé Grandjacques ? C’est lui qui connaît la route…
— Faites excuse, euh !… Citoyen… N’êtes-vous point blessé ? Le sommeil m’a engourdi, et c’est le diable, à coup sûr, qui m’a cloué les paupières… Et l’enfant, n’est-il point blessé lui aussi ? et la dame … Euh ! la citoyenne ?
— Jonas, à présent il n’y a plus ni Dieu ni diable ! Ni sire ni dame ! Il nous faut être rendus au plus tôt… Si nous n’arrivons avant le jour, nous courrons grand risque d’être surpris, dénoncés, poursuivis et reconduits ! Où est donc Grandjacques ?
— Je ne sais… Mais il faudrait pouvoir redresser la voiture et replacer la roue…
— Faites vite et… si je ne puis doubler vos gages… je vous donnerai… mon grand collier de Saint-Michel… Sinon, ventre-saint-gris et foi de moi, je jure que je vous larderai comme une poularde embrochée… avant d’être mort de froid !
Et l’autre allait, de la portière béante au-dessus du coffre à la roue gisante que la neige recouvrait déjà. Il allait et revenait, ne sachant où mettre la main ni donner de la tête. Les deux bêtes se débattaient, empêtrées dans les palonniers, dans les sangles et les chaînes d’attelage. L’homme d’escorte, lui, avait disparu, happé par la tourmente. Le vent de bise semblait pourtant s’être adouci quelque peu, laissant place à un silence pesant, comme fait de coton ou d’étoupe. Mais la neige tombait toujours, toute droite à présent et à gros flocons.
Jonas, désespéré, en était au bord des pleurs d’impuissance et de l’épuisement… C’est alors qu’il entendit les hurlements, aussi lointains que le jour, aussi effrayants que la nuit, et, peu après… beaucoup plus proche, un autre cri.
*
Dans sa grotte suintante, bien que la neige en eût assourdi l’écho, Anselme, l’ermite, le moine de Rochefort qui avait préféré l’inconfort de la liberté à la règle du couvent, les entendit lui aussi. Alors, il noua sur ses épaules une cape de tiretaine* toute raide de crasse, puis coiffant sa crinière grise, folle et clairsemée, d’un vieux tricorne graisseux, il prit le bâton ferré et s’engagea sur le mauvais sentier de l’ermitage.
Une trouée de ciel, à peine large comme un mouchoir de donzelle, où s’accrochait une étoile, réveilla le souffle glacial du vent de bise. L’homme remonta la cape contre sa nuque. Neige sur boue, gelée avant trois jours, marmonna-t-il… En quoi il ne se trompait guère car, sur les fins rameaux de bouleau dont on faisait les balais, les derniers cristaux fondants se pétrifiaient déjà en chandelles de morve durcie.
La sente avait disparu et, avec elle, tous les repères habituels. Hampes d’aconits, épilobes, touffes de folle avoine, genêts, même les noisetiers, tout était gommé, tout s’était avachi sous les congères amoncelées. Il fallait qu’une longue habitude des va-et-vient s’ajoute à la mesure ainsi qu’au nombre des pas pour deviner sans erreur le passage damé à l’aplomb des escarpements, et surtout ne pas quitter le bord de la falaise.
Du haut de l’ermitage de Saint-Lambert, on découvrait les étroits méandres de la Semoy vers Botassart. Au couchant, c’était la faille de Lorihan, avec de temps à autre la balafre de la piste qui écrasait les buissons, s’accrochait aux talus, dégringolait jusqu’au méchant pont de rondins qui doublait le gué. Puis la faille repartait à l’assaut de l’autre versant de la vallée, en sous-bois jusqu’à l’orée qui s’ouvrait sur le plateau des landes et des essartages de Sensenruth pour s’enfoncer ensuite, comme pour se perdre à jamais dans la noire forêt d’Ardenne.
Bien plus tôt, entre deux bourrasques, juste avant que la neige ne se mette à tomber pour de bon, Anselme, intrigué, avait aperçu au loin l’attelage avec le cavalier de l’escorte. Lorsqu’ils étaient arrivés à hauteur du gué, le bruit des sabots et des roues bandées d’acier avait résonné dans toute la vallée. Peu après, la tempête s’était réveillée d’un coup. Elle fouettait le paysage, hurlait dans les houppiers des chênes et chassait devant elle de gros flocons blancs sous un ciel très bas aux tons d’ardoise.
La nuit venue, n’entendant plus rien, il estima que l’attelage devait avoir gravi la colline, atteint la plaine et, probablement… perdu la piste forestière, dans l’obscurité et la neige.
Alors, ainsi qu’il le faisait chaque fois que des chrétiens en fuite venaient à s’égarer – et ils étaient nombreux depuis trois ans que les hordes de soudards brabançons, autrichiens, français et autres se plaisaient à rançonner, à dévaster –, il décida de se mettre en route sans plus attendre. Il ligota ses braies dans des morceaux de vieille jute. Il serra des lambeaux de pelisse entre les cordons de cuir sous les pieds, comme des houseaux. Après avoir esquissé une génuflexion devant le petit autel où trônait la statuette avec la relique du saint, il tendit la main vers le tricorne, la cape…