0
Hors du temps[…]
C’était encore une sorte de demi-sommeil, quelque part à mi-chemin entre cauchemar et réalité.
La neige était tombée toute la nuit. Mais sous les branches basses du sapin où il s’était réfugié, elle n’avait pas plus d’épaisseur qu’un linceul. Partout ailleurs, elle s’accumulait déjà, contraignant les arbustes, courbant jusqu’au sol genêts et fougères.
La forêt s’éveillait avec peine, surprise, toujours silencieuse, comme pour retenir un vague et lointain reste de chaleur, ou alors… peut-être était-ce parce qu’elle n’attendait qu’un signe ? Or le jour ne venait qu’à pas feutrés.
Malgré la pelisse et l’écharpe, l’homme se mit à trembler. Le froid s’était emparé de tout son être, insidieusement, au fil des heures. Sans qu’il puisse s’en rendre compte, le gel avait saisi, figé tout son corps, et son esprit lui-même s’engourdissait à son tour.
Un dernier sursaut de pensée rebelle tentait encore d’animer une onde dans le flot pétrifié de sa mémoire. Mais le souvenir glissait, dérapait sur la glace. Il ne pouvait plus le saisir. Il lui échappait au point de ne plus savoir ce qu’il fuyait. Quelle menace ? La peur ? La mort ? La vie ? Le temps ?
Ou alors fuyait-il parce que la fuite était sa seule façon d’être, d’exister ?
Comme il avait perdu la notion du temps, il avait aussi perdu le sens de son errance. C’était un grand vide, un tourbillon vers le néant, comme les tourbillons de neige en brouillard, une attraction fatale dans l’oubli, aussi irrésistible qu’inexplicable.
Puis, d’un coup, un vent sauvage, accouru du nord, entreprit de secouer la forêt, l’empoignant, la giflant, tordant les cimes, secouant leurs chevelures blanches et emportant, dans ses sursauts coléreux, de folles bourrasques de poudreuse.
Aveuglé, assourdi, au bout de toute ressource comme de toute énergie, l’homme se recroquevilla contre le tronc rugueux.
Une image ! Ah ! s’il avait pu seulement retrouver une image, une esquisse, ne fût-ce qu’une hallucination ! Mais, d’hallucination, il n’y avait que celle de la tourmente blanche qui malmenait l’horizon, celui du paysage, très court, ainsi que celui de sa propre conscience, si loin !
Ce fut le bruit mené par les sangliers dans leur bauge voisine qui perturba sa torpeur douloureuse.
Il était glacé, de plus en plus profondément. Seul l’instinct de tout fuir, d’oublier, d’en finir semblait encore s’agiter comme la flamme vacillante d’une bougie dans son être accablé, incapable de mouvement comme du moindre effort de pensée.
Une hallucination ! Oh ! seulement une hallucination pour savoir, pour retrouver la mémoire de soi… Ou alors, s’enfoncer à jamais… À jamais, dans le froid, dans la neige, dans le vide, dans l’oubli…
L’oubli de quoi ? Il n’avait pas de mémoire.
Mourir.
Peut-être tout cela pourrait-il s’achever plus vite et plus sûrement s’il parvenait à jeter les dernières de ses forces dans une course folle, jusqu’à l’épuisement ?
La tourmente de neige bouleversait tout, autour de lui comme en lui. Insistante obsession, sauvage et brutale, hallucinante, et si violente qu’il ne se rendait même pas compte qu’elle confondait le présent et son histoire, sa propre mémoire : sa propre histoire qui gisait là…
Le fort vent de bise rugissait.
Il lui fit face comme pour un défi désespéré, le visage criblé par les flocons. En trébuchant, en s’arrachant aux entraves des ronces et des branchages jonchant le sol, il se lança dans la course par un ultime effort, titubant, tombant, se relevant, sans larmes et sans cri, retombant, repartant.
Il franchit ainsi un ruisseau, une rivière aussi, sans s’inquiéter du froid qui, à présent, cadenassait ses chevilles, lui gelait les pieds.
[…]