I. Le signe du loup-6

2012 Words
Le bruit de l’eau dissimulait le craquement de l’herbe gelée sous leurs pas. L’odeur, elle, se faisait plus poivrée, trop poivrée même, masquant les autres parfums au point que les deux jeunes chasseurs désorientés en perdirent toute espérance et se levèrent, désabusés, pour trottiner sans illusions. C’est à ce moment que le couple de chevreuils, occupés à mâchonner des vestiges de plants de tabac dont le froid exacerbait les saveurs piquantes, les aperçurent et bondirent, affolés. Le brocard s’enfuit vers la rivière qu’il rejoignit en trois ou quatre sauts avant d’y plonger et de traverser à la nage, pataugeant éperdument. La chevrette, elle, hésita : l’eau glacée ou la forêt. Elle choisit le sous-bois, ses pièges et ses traquenards d’épineux. Le sursaut de leur fuite avait réveillé la torpeur de la petite meute laquelle, poussée par l’instinct bien plus que par l’impulsion de Hurlou, se déploya aussitôt en un large demi-cercle, cadenassant toute retraite. Chaque loup rabattant large et devant lui, la femelle terriblement affolée se lançait dans des bonds désespérés ; mais l’étau se resserrait. La traque dura longtemps. Flambeau et Laine avaient d’eux-mêmes trouvé les gestes des adultes, leurs mouvements précis, efficaces, économisant leur souffle mais forçant la proie à perdre le sien. Ils en étaient arrivés jusqu’aux ravins qu’ils avaient déjà parcourus lorsque Aînée les guidait encore. La chevrette, à présent, semblait à bout de forces et incapable de franchir le cercle des loups qui l’acculaient. Soudain, avec l’énergie du désespoir… – est-ce à cause de l’inattention d’un instant au croisement de leur propre piste, ou la distraction subite d’une odeur familière ? – l’animal aux abois fit un ultime bond prodigieux, pardessus un des louvarts aussi inattentif que surpris, puis retomba par-delà le ravin, et disparut dans les fourrés. La déception pour chaque loup était totale. Mais leur surprise fut plus grande encore quand ils entendirent, aussitôt après leur insuccès, le tumulte des soubresauts et le cri plaintif du chevreuil qui venait d’être terrassé. Ils se précipitèrent. Ils virent Aînée qui les regardait du haut d’un roc couronné d’un peu de neige et, à ses côtés, immense et dominateur, incontesté, au poil dru, gris et fauve, un loup inconnu, un mâle en pleine force, qui soulevait et offrait entre ses mâchoires, la nuque croquée, la chevrette pantelante. Les plus jeunes se rapprochèrent en pleurnichant d’aise. Hurlou hésita entre la solitude et la soumission ; ce fut la faim qui décida. * Si ce n’est de la neige tombée en abondance durant toute la soirée et la nuit précédente, la journée de Jamette commença ainsi que toutes les autres. Si ce n’est de la neige… et du froid surtout, car le gel avait pris possession de toute la petite maison construite à tous vents, à l’entrée du village, à deux pas de la forêt, à deux pas du « Gros bois ». Au réveil, il y avait d’abord l’odeur de cendre froide et de suie qui restait accrochée à la cheminée béante et noire avec, pour toute mémoire chaleureuse de la veille, un vague souvenir tiède accroché à la taque, au fond de l’âtre, et deux ou trois petites lueurs de braises sous les tisons refroidis. La femme déposa quelques brins de foin et une poignée de brindilles. Il s’y tortilla ensuite un fil ténu de fumée bleue, l’âcreté de l’herbe se consumant sans flamme. Puis, sous le souffle précis, ce furent la vivacité réveillée du feu, l’embrasement soudain des copeaux blancs qui flambent en craquant d’aise, leurs lueurs folles. La petite pièce basse retrouva la mesure de ses murs, de son alcôve et de ses meubles, de la table et des chaises bancales. Quand Jamette jeta dans l’âtre un fagot de genêts secs, ce fut en crépitant de joie qu’une vie lumineuse renoua l’enchantement du foyer. Les gestes quotidiens revenaient un à un. Il n’y avait plus assez d’eau dans le broc. Elle rassembla les pans de son grand châle, les noua dans le dos, chaussa ses sabots remplis de paille, ôta le loquet de la porte, et, un seau cabossé à la main, sortit en plein hiver. La nuit s’effaçait. La neige, en effet, avait pris possession de tout le paysage. À peine voyait-on encore le tracé des haies d’épine noire. Les branches des charmes, accablées sous leur poids de blancheur, traînaient à terre. De l’autre côté du chemin, quelques étourneaux se chamaillaient, disputant déjà aux grives des restes de fruits blets exhumés sous un pommier sauvage. Plus haut, vers le village, devant les petites métairies, un peu de vapeur s’échappait des tas plus ou moins gros de f****r brun. Et de partout, avant même que l’aube ne soit tout à fait levée, les bruits de chaînes et de seaux, quelques meuglements, bêlements, jappements et cancaneries, assaisonnés de l’odeur des feux de bois, donnaient un signal d’éveil au jour et au labeur. Au moment où elle accrochait son chaudron noir rempli de neige au-dessus des flammes, Jamet se leva, quittant la soupente, ébouriffé. Il bâilla, prit dans le chaudron, au creux de la main, un peu d’eau tiède fumant autour d’une île de glace et, comme un chat, mouilla sans excès son front ridé, ses yeux, ses sourcils broussailleux et ses moustaches hirsutes. Il endossa une lourde veste pétrifiée par le travail et la sueur, enfonça une casquette de même et sortit à son tour en faisant claquer ses sabots. Un loquet tout simple fermait la porte de l’appentis. Quand il l’ouvrit, une bouffée de moiteur âcre lui sauta au visage : pissat de chèvres et fiente de poules. Caquetages et bêlements joyeux et familiers l’accueillirent. Il y avait, à terre, une sorte de serpe assez lourde, un courbet, qu’il utilisa pour casser la glace dans l’auge. Il embrassa un tas mélangé de paille et de fougères qu’il jeta dans la crèche et, tandis que ses deux chèvres se poussaient de l’épaule pour y goûter, il sortit fendre du bois. La neige, soufflée par la bise, s’était infiltrée dans la bozée* ; il dut secouer les bûches avant de les débiter sur le billot. Tous ces coups, ces chocs répétés résonnaient dans l’air vif du petit matin et trouvaient leur écho de-ci de-là, dans le village. Comme il ramenait une pleine brassée de bois refendu, un autre vacarme attira son attention ; c’était celui d’un attelage fort différent de ceux qu’il connaissait. Rien à voir avec les carrioles qui se rapportaient aux travaux des champs, rien à voir non plus avec les tumultes – d’autant plus craints qu’ils étaient brutaux – des chevau-légers de l’évêque ou des gens du prévôt de Bouillon. Ce n’étaient pas non plus une patache et pas davantage le léger équipage des collecteurs d’impôts. C’était une caisse noire, une espèce de fiacre, une sorte de calèche dont on avait arraché les moulures dorées, suspendue entre de hautes roues, couverte de boue, traînée par deux roncins fatigués menés par un cocher engourdi. À l’arrière, un fort cheval de selle, les étrivières courtes pour éviter que les étriers ne lui battent les flancs, tirait sur ses rênes attachées à la malle. Intrigué, Jamet vit l’attelage venir vers lui, et s’arrêter. Le cocher se pencha, l’interpella en un français qu’il comprit mal et fit répéter. — Le château des Stolberg… à Rochefort… Le ton était sec. Jamet avait parfois entendu parler du château de Rochefort et de ses seigneurs chicaniers, durs avec leurs gens, mais il le situait fort approximativement du côté du comté de Namur ou de l’évêché de Liège, il ne savait trop… Puis il se souvint qu’il y avait aussi, par là, une abbaye, une « trappe », Saint-Rémy, dont on racontait qu’elle vivait grassement de la dîme sur le compte des manants de l’endroit. Alors, de son bras libre, montrant vaguement la direction du nord, la forêt, la route de Transinne : — C’est par là, après les bois… Juste avant que le cocher ne parvienne à relancer ses chevaux fourbus d’une sèche et brusque secousse de longe, Jamet entendit encore, dans la voiture, une voix forte qui jurait, et aussi une autre qui s’impatientait : — Partons, Grandjacques, il est temps ! Si vous aviez connu la route aussi bien que vous le prétendiez, nous n’en serions pas là, perdus au milieu des manants… Un homme, au visage buriné, avec des cadenettes de militaire, se pencha par le portillon : — Si… Si… Allez ! Fouette, cocher du diable ! Mais avance donc, Jonas, bougre d’abruti ! Devant les yeux de Jamet, perplexe, l’attelage s’ébranla enfin, non sans que les chevaux glissent quelque peu sur la neige gelée. Il vit alors que la bête, accrochée à l’arrière, avait le poil tout collé, blanchi de sueur comme ceux qui ont parcouru une très longue route, et de la boue jusqu’au-dessus de ses trois balzanes. — Ça m’étonnerait beaucoup qu’ils ne rencontrent pas les loups, dit-il à la Jamette qui était sortie jeter quelques épluchures à ses poules. Avec un cheval à la traîne… d’ici Rochefort… comme un appât… — Qui sont-ils ? demanda-t-elle. — Qui voulez-vous que ce soit, avec un cocher venu de France ? Des fuyards, des émigrants, des officiers pour sûr ! — C’est pas les premiers ! — Non, mais ils sont tous les mêmes à « péter plus haut que leur… », à se rassembler, à vivre sur notre dos, comme des sansonnets, à s’encolérer sur un pauvre diable… Des soudards, avec des tresses de donzelles… C’est toujours par eux que le malheur arrive. Quand ils rentrèrent en secouant leurs sabots, l’eau, dans le chaudron, était quasi bouillante. La femme y plongea un broc pour en vider aussitôt le contenu dans un ramponneau*, sur des grains de chicorée, ce qui libéra dans toute la pièce des parfums mêlés de noisette et de fleur. Joseph Jamet avança un tabouret « à trois pattes » contre la table, l’enfourcha, prit le pain de seigle et s’y tailla un tranchoir épais d’un pouce qu’il trempa sans façons dans le jus brûlant que sa femme venait de lui servir. En s’essuyant les lèvres d’un revers du poignet, il la vit, la tête penchée, la regarda occupée à transvaser l’eau du chaudron dans un baquet. Elle avait retroussé ses manches au-dessus des coudes, et ses bras blancs et fermes tranchaient avec ses mains noueuses, sèches, marquées de gerçures et de blessures brunâtres. Il admira aussi la nuque toute pâle, si douce et si frêle, sous la racine de ses longs cheveux bruns noués en chignon. Ni le châle, ni les jupons ravaudés, entassés, ne parvenaient à effacer le mouvement gracieux et souple des hanches qui accompagnait celui des bras. Ses pieds, réfugiés dans de grosses chaussettes de laine noire, avaient encore l’air bien menus dans leurs sabots ébréchés. Alors, simplement, Jamet eut envie de poser la main sur sa hanche. Il le fit. La Jamette se redressa, avec un sourire timide, et, d’un geste retenu, releva vers son chignon une mèche brune un peu rebelle, ce qui fit glisser la manche au-delà du coude. C’était joli. Joseph s’en émut. — Djeu v’ wè voltî, Louwîse, dit-il. Vos-èstos co bin bèle. Vos-avos fwé deux bés-èfants… èt…* Elle baissa les yeux, et lui aussi ; mais c’était sur des paysages fort différents. Tandis qu’elle se rappelait le visage de la petite Flore et celui d’Antoine son grand frère, toujours endormis dans l’alcôve, lui, il imaginait le défilé des femmes du village, trop tôt cassées en deux, ridées, édentées, trop tôt vieillies, si vite abîmées par dix naissances, cent charges, mille labeurs et une misère infinie. — Et… ? demanda-t-elle, émue. — Et… Il continua son rêve éveillé. Et peut-être que les choses vont changer, enfin ! Moins de tailles, moins d’impôts… — Peut-être que le gamin pourra aller à l’école et ne plus suivre le herdier** ? — Oui. Peut-être qu’en république… Il soupira… Mais, de toute manière, ça en fait des sabots en plus ! Il prit, près du foyer, un sac de grosse toile tout rafistolé, ravaudé, et en sortit, un à un, des outils de sabotier, une couenne de lard plus noire que corbeau et une pierre de Vielsalm précieusement entortillée dans un chiffon à peine humide. Avec application, en pinçant les lèvres, il se mit à affûter la plane et les gouges. Quand, au bout du pouce, il sentait un peu de fin morfil lui agacer la peau, il repassait doucement, avec une sorte de tendresse, l’arête de la pierre sur le tranchant lisse et brillant qui lui renvoyait la lueur des flammes. Alors, comme pour en capturer le fragile éclat, il y frottait vivement la couenne jusqu’à l’aisselle du manche en gommant tout soupçon de rouille. À grands coups de hachoir, dans son évier de schiste, Louise eut vite fait de ciseler une moitié de chou blanc qu’elle jeta à pleines poignées dans l’eau bouillante chantant au fond du chaudron. Elle y mit tremper aussi un large morceau de lard bruni aux solives. Presque aussitôt, une bonne odeur de cuisine fit saliver Jamet. — Demain, c’est Noël, dit-elle. Puis elle alla soulever la grosse toile qui fermait l’alcôve, s’attarda, le temps d’une pensée et d’un soupir discret, à regarder les deux frimousses encore pleines de sommeil, et secoua doucement l’épaule d’un gamin aux cheveux blonds. — Antoine, c’est l’heure, levez-vous. Puis, avec une sorte de soupir retenu, debout, gamin. Zénon va passer. Il faut aller au bois avec la truie, encore une fois.
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