Il continuait d’avancer vers elle en dénouant ses braies. Puis, arrachant l’enfant qu’elle serrait toujours ainsi qu’une protection illusoire, il le lança sans ménagement sur le tas de brindilles et de fougères. La pelisse glissa, le bambin hurla de plus belle.
— Mais je vais le jeter aux loups, ce petit cloporte… et toi, comme je l’ai dit, je vais te tisonner la braise sous les cottes…
Il s’avança encore.
— Vous n’allez rien faire du tout, tonna la voix de l’ermite qui rentrait, ou alors mon bâton, lui, va rompre l’échine au lièvre que vous êtes.
L’injure et la menace firent sursauter le soudard qui se retourna. À l’entrée de l’oratoire, arrivés avec l’aurore, ils étaient trois à le toiser sans la moindre bienveillance. Il se retrouva tout penaud, en braies, sans pistolet, sans épée. Saint-Léger qui s’était assoupi sursauta lui aussi.
— Qui ? Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Je m’appelle Henri-Joseph Verdain. Je suis notaire à Bertrix et prévôt de Bouillon. Celui-là, dit le nouveau venu en montrant le plus jeune, c’est François-Gérard Pirson. Nous avons entendu les loups, et aussi le coup de feu. Il ne nous a pas fallu longtemps pour découvrir votre… calèche. Deux des nôtres aident votre cocher à la remettre sur roues… Je ne vous demande pas qui vous êtes… Mais à ce que je vois, nous sommes arrivés à temps pour empêcher une forfaiture…
— Et, en plus, dans l’oratoire, ajouta frère Anselme tout en recouvrant de la pelisse l’enfant dont les pleurs s’apaisèrent aussitôt. Vous êtes le diable en personne… C’est sacrilège ! Maudits soient…
Grandjacques, peu impressionné par la malédiction et apparemment rassuré sur les intentions du prévôt, retrouva toute sa morgue, son rictus sardonique en même temps que ses armes.
— Dieu ou diable ! Morbleu ! Quelle différence devant les piques ou au déduit ? Il y a moins à craindre de vos loups que des chiens de la république. Et celle-là…
Le propos fit bondir Pirson.
— En France, à présent, le peuple est souverain et respecté. Il le sera ici de même, et bientôt… Et nous vous ferons rentrer ces mots-là dans la gorge.
— Holà ! François, fit le prévôt embarrassé. Calme-toi… Même s’il reconnaît notre assemblée du peuple, le duc de la Tour d’Auvergne reste seigneur céans…
— Plus pour très longtemps, grommela le jeune homme.
— J’ai déjà rencontré le duc Charles-Henri à Versailles, coupa Saint-Léger qui voyait les événements prendre mauvaise tournure et ne se souciait guère d’en découdre. Je le connais fort bien. Et s’il lui plaît de reconnaître des droits à ses su… les droits de son peuple… il ne refuserait pas moins son aide à des… à des voyageurs de passage…
— Assurément, convint en ricanant Verdain. Je n’en doute pas… C’est cela, comme vous le dites, des… « voyageurs de passage »… Votre voiture et vos chevaux sont en état. Voici du pain de munition. Si vous faites route vers le nord, vous ne pourrez pas manquer l’un ou l’autre camp de… voyageurs… d’émigrés, mais je vous conseille d’éviter le Chemin Neuf et de prendre par Fays et Offagne plutôt que Paliseul, la route est moins fréquentée… Enfin !… Maintenant, vous et les vôtres, partez sans plus attendre… car je ne répondrai plus longtemps ni des loups ni des… autres.
C’est à ce moment qu’il découvrit le visage éploré de la jeune femme. Elle avait repris l’enfant dans ses bras, elle le serrait contre sa poitrine pour achever d’apaiser ses pleurs, et son regard, noyé lui aussi, restait accroché à celui du prévôt, comme si toute sa survie en dépendait. Il s’en rendit compte.
— Qui est-elle ?
— Ça ne vous…, puis se ravisant… Une souillon, une c***n dont nous n’avons que faire… et un petit braillard à tirer derrière nous comme boulet de galérien… explosa Grandjacques.
— Jeanne ? Une fille, une chambrière muette, à qui ma… sœur a confié son… bâtard, coupa Saint-Léger, et nous l’avons prise en charge… avec le drôle… C’est vrai que… nous n’avons guère eu le temps d’aviser lorsque les…
— Et les parents de l’enfant ? s’inquiéta Verdain.
— Les parents ? Eh ! Allez poser la question aux sans-culottes… ironisa Grandjacques
— Donc, il n’est pas sous votre tutelle ? Personne ne vous l’a confié ? Voilà qui est étonnant… Ne seriez-vous pas des ravisseurs ? On a déjà vu ça…
— Euh ! Ne croyez pas que… continua vivement Saint-Léger en glissant un regard interrogateur vers Grandjacques… Que nenni !
Les trois hommes de l’ancien duché se regardèrent, se comprenant sans un mot. Le prévôt hocha la tête.
— Qu’iraient-ils faire aux armées ? En effet… Ne vaudrait-il pas mieux le confier aux augustins ? Ou aux chanoinesses du Saint-Sépulcre ?
— Ou à de braves gens de chez nous plutôt qu’à des suppôts du pape, lança Pirson. Il y a aussi des culs-de-basse-fosse au château pour les ravisseurs d’enfants.
Les derniers mots semblèrent moucher les deux autres qui baissèrent la tête, feignant de s’affairer à ramasser leurs biens.
— Qu’il reste, avec la muette, ordonna le prévôt, nous aviserons, nous.
— Euh ! Soit ! Qu’ils restent. Ça importe moins à présent… accorda Saint-Léger, après une courte hésitation.
— C’est sans doute mieux comme ça, convint Grandjacques en haussant les épaules.
Pas mécontents du tout, en apparence du moins, de se voir ainsi congédiés sans autre menace… sans trop attendre, et peut-être même débarrassés de leur encombrante double charge à si bon compte, Saint-Léger et Grandjacques rhabillé ramassèrent armes, chapeaux et capes. Comme le dernier faisait un geste rageur vers la dépouille du loup dans laquelle somnolait le bambin, Anselme l’arrêta.
— Non ! Laissez cela. Elle vaut quelques liards. C’est l’écot que je vous réclame.
Le soudard hésita, en serrant les dents.
— Venez, Grandjacques, laissez-leur la charogne… marmonna Saint-Léger… laissez-leur la charogne… aussi…
Au seuil de l’oratoire le capitaine se retourna, son regard dévisagea un à un les gens de Bouillon qui soutinrent sa hargne sans ciller :
— On se reverra… Foi de Grandjacques, on se reverra, mes seigneurs, persifla-t-il entre les dents, je vous le promets.
— C’est cela. Et nous, on vous recevra comme il faut ! rétorqua Pirson. Mais le prévôt, songeur, préoccupé, lui, ne releva pas.
Les fugitifs reprirent la route alors que le jour s’était tout à fait levé sur la vallée et sur les monts couverts de neige. L’ermite regardait l’enfant qui s’était endormi paisiblement au creux de la pelisse, dans les bras de Jeanne. Tous les deux souriaient. Il fit de même. Un hurlement de loup monta jusqu’à l’oratoire.
— Celui-là vient de la vallée, dit Verdain. Ce sont les nôtres…, et il y avait comme de la bienveillance dans le ton. Ils sont au bord de la Semoy. Mais ça me plairait assez de savoir que ceux de Luchy feront un pas de conduite aux… à ces émigrés-là…
— Est-il seulement baptisé ? demanda Anselme à la jeune femme qui lui répondit par un regard navré, un haussement d’épaules et une moue dubitatifs. Alors, péremptoire, il continua en se tournant vers le prévôt : C’est aujourd’hui Noël. « Noël », ce serait un beau nom pour un enfant qui semble renaître…
— Et pourquoi pas « François » ? coupa Pirson.
— Ah !… parce que tu acceptes d’être son parrain ? ironisa Verdain, quelque peu agacé … Dans ce cas…
— Non ! François, c’était le prénom de Voltaire…
— C’est cela ! conclut Anselme en souriant, donnons-lui un nom de mécréant ! Seigneur, ne l’écoute pas !
Le prévôt, sans s’être vraiment rangé aux idées républicaines, savait fort bien que les quelque cent cinquante villages du petit duché devraient, sous peu, se rallier sans regimber aux nouveautés révolutionnaires. Ils étaient encerclés de partout, harcelés par une activité, un désordre total fait de rumeurs et de menaces. Tantôt, on criait « au feu » en annonçant l’armée républicaine du féroce Miranda3, tantôt on empoignait les fourches pour « accueillir » les traîtres et les déserteurs de Dumouriez4… Toutes les rumeurs, et surtout les pires, allaient bon train.
François-Gérard Pirson, à vingt ans, rentrait d’un hasardeux voyage à Paris où il avait accompagné les volontaires liégeois de 89, la tête et le cœur gonflés d’enthousiasme par ce qu’il y avait découvert5. Aussi, les propos exaltés qu’il tenait à tous ceux qui voulaient bien l’écouter, de village en village, ne manquaient-ils pas d’échauffer les esprits, à commencer par le sien.
Verdain, prudent, coupa court aussitôt à la querelle.
— Bah ! Pour ce qui est du baptême, on verra… Nous pourrions confier la jeune femme aux chanoinesses de Bouillon. Elle paierait son écot à leur service. L’enfant, lui, nous le mettrons en nourrice, ce qui nous donnera le temps d’aviser. Le mambourg des pauvres pourvoira à ses besoins jusqu’à ce qu’il soit en âge d’aider.
— Chez qui, en nourrice ? demanda Anselme.
— Il y a des paroissiennes du village de Jehonville qui le font quelquefois, pour des enfants de Sedan. Il y a une g***e du même âge, ou à peu près, chez Joseph Jamet, un sabotier du Sart… Un lointain parent…
— Et s’ils ne l’acceptent pas ?
*
C’est dans un épais taillis de prunelliers aux épines desquels le vent de bise ne pouvait que se déchirer sans en perturber la quiétude profonde que la petite meute orpheline passa le reste de la nuit.
Flambeau et Tache se serrèrent à nouveau, échine contre échine, à bonne distance de Hurlou dont ils avaient vite appris à se méfier. Agressif, celui-ci s’était adjugé la meilleure place au milieu des plus grosses touffes d’herbe sèche. Dans leur sommeil de louvarts, mille et un souvenirs en sarabande, où se mêlaient sang et cris, secouèrent leurs pattes roidies que l’humidité du rivage enferrait dans un étau de glace. Parfois, l’image furtive de Mère, ou d’Aînée, traversait leurs songes et portait jusqu’à leur gorge de petits jappements plaintifs. Ils virent l’aube se lever avec soulagement, mais la faim se réveilla, elle aussi.
Personne ne sembla vouloir contester le choix de Hurlou quand il se mit à descendre la vallée en longeant la berge. Le gel avait saisi et brisé tous les herbages. Il avait ourlé de givre les dernières feuilles des ormeaux, et surpris, figé dans sa fonte la neige tombée la veille.
De-ci de-là, au creux des fondrières, de blancs oripeaux s’étaient durcis et craquaient sous les pas. Parfois, sur la poudre graineuse, se lisait encore la trace pattée d’une poule d’eau ou l’empreinte rassemblée d’un petit saut de lapin. Mais il n’y flottait plus qu’une vague odeur de vie chatouillant à peine la t****e inquiète des loups.
Flambeau, qui s’était attardé, en vain, au méchant souvenir du hotu mort de la veille, voulut reprendre sa place trottinante auprès de Tache, parmi la meute. Hurlou s’interposa en grondant. L’autre, qui n’avait rien compris, insista et, à nouveau, s’approcha de sa sœur. Un brutal et rageur coup de croc à l’épaule l’en dissuada pour de bon. Il poussa un cri, lécha son poil où perlaient quelques gouttes de sang, et puis suivit à distance prudente, en clopinant.
Au sortir d’un méandre plus fortement incurvé, il leur fallut faire un brusque détour, puis se jeter en plein taillis. Portée par le vent qui les poussait, leur odeur s’en était allée troubler la quiétude du petit village accroupi devant eux, au-delà des prés, et provoquer les aboiements de plusieurs corniauds qui tiraient au loup ou au renard, sur leurs chaînes.
Cette maladresse, qui aurait pu leur valoir quelques coups de mousquet, ne remit pas en cause pour autant l’autorité que s’était adjugée Hurlou. La chance se jouait d’eux. À peine avaient-ils fait demi-tour et repris leur file sous les frondaisons qu’un fort bouquet d’odeurs musquées vint se jeter à leurs truffes. Tous se tournèrent vers celui qui prétendait être le nouveau guide. Sans attendre, il fonça au travers des buissons pour se retrouver d’un coup face à une énorme bête grise, une laie qui s’arrêta sans hâte et tourna vers lui sa hure et son regard de myope. Elle grogna sans équivoque. À sa suite, quelques gorets aux rayures à demi estompées dans leur premier poil d’hiver trouvèrent vitement un solide refuge derrière les autres sangliers qui firent front sans hésiter, groins et crocs menaçants.
Hurlou resta cloué sur place. Un vrai chef de meute, avec une vraie expérience de chasseur, aurait trouvé la ressource d’envoyer les siens de toutes parts, harceler, provoquer la horde, la disperser pour mieux attaquer les plus démunis. Lui, battant plat, d’un air faussement désinvolte, prit au large, mais sa queue ramenée entre les pattes montrait bien que la couardise valait la fanfaronnade. Les autres ne s’y trompèrent pas et, plutôt que de le suivre avec empressement, regardèrent à regret la troupe des cochons descendre vers la rivière en reniflant haut à tous les vents, s’attarder à retourner quelques galets moussus, puis, brisant la glace de la rive, traverser résolument, indifférents, le flot glacé. On en fut alors au chacun pour soi. Flambeau, tenaillé par une faim obsédante, mâchonna et recracha quelques plumes de poule, vestiges d’une bâfrée* de renards. Il goûta à l’amertume des glands, à l’encre noire des baies de sureau saisies par le gel et croquantes sans plus de saveur. Un écureuil malicieux et désobligeant se coula agilement autour d’un tronc de hêtre, les joues gonflées de faines, et lui montra l’irrévérence d’une queue encore plus touffue que la sienne tandis que Laine, une louvarte maigreuse d’un an plus âgée, venait sur sa trace.
Bientôt, ils retrouvèrent l’orée des bois et la rive de la Semoy, là où l’opiniâtreté des hommes a gagné quelques prés d’ajoncs sur les fondrières et les marécages avec, au-delà, à bonne portée et à contrevent cette fois, quelques masures empanachées de fumée blanche.
Soudain, Flambeau, que Laine avait rattrapé, s’arrêta tout net. Quelque chose de neuf, d’épicé et de chaud à la fois venait agacer ses narines. Cela ne coulait point des maisons lointaines, ni des prés, ni de la rivière. À hausser le col, il lui sembla que l’odeur douceâtre s’échappait d’une terre, non loin de là, un peu plus haut, à demi dissimulée derrière des buissons de cornouillers. Mais ce n’était pas l’odeur des cornouillers sanguins dont il avait déjà goûté le fruit âpre. Il regarda la jeune louve que les effluves avaient rejointe également et qui tendait le nez vers les mêmes buissons.