I. Le signe du loup-7

2037 Words
Mais c’est d’abord Flore qui lui répondit en zézayant, tandis que le gamin humait à grand bruit les effluves qui lui chatouillaient les narines et le réveillaient bien mieux que tout autre appel. * Bien repus après la bâfrée de chevreuil où chacun trouva sa part – même s’il fallut attendre que les plus âgés se soient servis –, les loups s’offrirent une sieste benoîte non loin de la Roche aux Corneilles, à l’abri de tout importun, du vent aussi bien que des hommes. Une excavation, ou plus exactement une faille entre deux pans de pierre nus comme la main mais dissimulés derrière des ronciers, des genévriers, des églantiers, servait de tanière à la meute. Il y avait longtemps qu’Aînée y avait creusé elle-même et fait creuser, en plus large, un espace pour la petite tribu. Sous le sommet de la falaise, un bruyant peuple de choucas s’agitait sans cesse. Si le hasard amenait par là l’un ou l’autre forestier, bûcheron ou charbonnier, un herdier ou un porcher à la recherche d’une chèvre ou d’un porcelet égaré, un voyageur perdu, errant dans ces parages inhospitaliers, aussitôt, les oiseaux noirs reprenaient en chœurs discordants les cris des geais voisins, et leur cacophonie avertissait bien à temps les loups dans leur refuge. Cette sollicitude était chichement payée par quelques reliefs de charogne que les jeunes louves avaient repoussés en débarrassant la tanière. Flambeau, fatigué, aurait souhaité retrouver la douce tiédeur fraternelle, se blottir, pouvoir s’endormir encore contre Tache… Mais depuis peu, sa sœur, habitée par l’instinct millénaire, avait déjà suivi son choix de femelle. Elle ne quittait plus Hurlou, ni des yeux ni de la t****e. Elle se glissait dans ses pas, se coulait par les mêmes pistes, reniflant ses marques bien plus que les autres senteurs forestières. Alors, déçu, Flambeau, en pleurnichant, s’approcha d’Aînée… Il se trouva aussitôt devant le grand mâle, Lou-Gris, peu accommodant, mais qui se contenta de lui montrer la belle taille de ses terribles crocs, dans un rictus aussi hautain que menaçant. Flambeau comprit, il s’aplatit en baissant les paupières, les oreilles, et pour la première fois, se sentit vraiment orphelin. À quelques pas de lui, la t****e au sol entre ses pattes pelucheuses, mais avec un beau regard rempli de lueurs d’étoiles, Laine soupira. Le lendemain, la faim provisoirement oubliée. Ce furent encore des velléités de commandement qui remontèrent à la mémoire de Hurlou flatté par les assiduités de Tache. Son premier défi le porta jusqu’aux broussailles où il couvrit de son jet les marques déjà déposées par Lou-Gris – qui n’apprécia point. Lorsqu’il se mit à gratter le sol en chassant neige, terreau et feuilles mortes tout autour de lui, pour affirmer ses jeunes prétentions et marquer la place de ses propres effluves plantaires, le grand loup s’approcha en grondant, et l’autre osa lui répondre sur le même ton. C’en était trop. Leurs regards se croisèrent, chargés de colère. Toute la meute alentour attendit. Le clan des Fauves, désorienté pendant quelques jours après la traque et la mort du Grand Mâle, et tant bien que mal recomposé autour d’Aînée, mais à nouveau malmené par la perte de l’autre louve, devait se choisir un nouveau chef. On était à la veille des pariades, au seuil des amours prochaines. La jeune inexpérience de Hurlou, ses bévues à la chasse, ses maladresses à la traque, la faim qui avait marqué tout le temps de son initiative, n’auraient pu convaincre ni rassembler le reste de la meute. Par contre, la force et surtout la générosité inattendue de Lou-Gris, tombée à point nommé, avaient, elles, rendu tout son crédit à Aînée qui réaffirmait des prérogatives aux prétentions solides. Aucune autre louve n’eût été, à ce moment-là, en mesure de lui disputer l’autorité absolue. Mère n’était plus, elle avait dramatiquement payé sa témérité. Les jeunes femelles devraient désormais, et pour longtemps encore, garder une distance respectueuse et une patience totale vis-à-vis d’elle, obéissant à ses injonctions, soignant la tanière et ses abords, ne mangeant qu’à leur tour, et surtout, se gardant bien de tenter la moindre avance envers celui qu’elle avait choisi et ramené pour assurer sa descendance comme la survie de la meute… Lou-Gris, le mystérieux errant, pour l’instant, se trouvait déjà confronté à la première contestation mâle, et contraint de lutter pour se faire reconnaître à la fois comme chef incontesté et géniteur exclusif. Il y avait une appréciable différence de poids entre les deux mâles. À en juger par les quelques cicatrices qui ornaient son museau, Lou-Gris devait en avoir déjà décousu avec plus d’un congénère, luttes qui écrivaient ses chevrons de vaillance en traces pâles dans le poil court et dru de son mufle. Il s’était solidement campé sur les antérieurs et ramenait imperceptiblement ses postérieurs sous lui, tendus comme des arcs, prêts à la détente. En face, le jeune loup s’efforçait de ne pas fuir le regard doré qui le clouait à la falaise, sans ciller. Le fuir, c’eût été se soumettre, capituler sans combat, perdre tout crédit, définitivement, et se retrouver à la dernière place dans la hiérarchie du clan. Pourtant, il se préoccupait surtout de déceler une faille, la faiblesse dans cette montagne de muscles, de crocs, de griffes. Mais fuir le regard, c’était aussi se dégarnir un instant, oublier la sauvegarde de la rapidité, de l’esquive, et abandonner à l’autre l’initiative de l’attaque. Lou-Gris, lui, n’avait que faire de toute cette stratégie. Son crédit, c’était d’abord cette assurance indiscutable, la chevrette cassée d’un coup de croc puis généreusement partagée sans même en prélever la part royale ; c’était aussi le choix de la maîtresse louve, une caution d’autant mieux affirmée qu’elle était inattendue et salvatrice. Alors, finalement, peu importait que Hurlou ou un autre lui cherche noise, le provoque, voire en vienne même à l’attaquer. Il savait sa force quasi invincible. Son propre défi, son seul défi, à présent, c’était la conduite et la survie de la meute. Son défi, c’était l’abandon de ses habitudes de solitaire, ses égoïsmes, ses fantaisies et l’obligation de les transcender pour le clan. Plus encore, il ne pouvait ridiculiser l’autre, et moins encore le blesser durement, car le petit groupe avait besoin de toutes ses forces, de toutes ses énergies. Perdre l’un d’eux, qu’il meure ou s’en aille, c’était un maillon de la meute en moins, c’était un chasseur, voire un défenseur perdu. C’était peut-être même en perdre deux, car il n’est pas rare qu’une louve suive celui qui ne trouve plus de place parmi les siens. Pressentie de la sorte, la confrontation, à ses yeux, perdit encore en importance. Il relâcha donc toute la force de détente accumulée dans l’arrière-train, ce que Hurlou prit pour faiblesse et bondit pour tenter de le saisir à hauteur des reins. Mal lui en prit, car Lou-Gris esquiva l’attaque sans difficulté et, profitant que l’autre, emporté par un élan disproportionné, roulait dans la neige, il bondit à son tour et le saisit aussitôt à la gorge en refermant les mâchoires comme un étau sur la fourrure blanche du cou. Il le bloquait au sol. Il suffisait de serrer. Non. Il retint sa force. Flambeau n’avait rien manqué de la querelle, ni l’esquive adroite, ni la détente inutile. Il avait compris la leçon. Même sans en avoir l’air, il faut toujours être sur ses gardes. Ce qui compte, dans un élan, quand l’objectif se dérobe, c’est qu’il ne peut y avoir de délai entre l’insuccès et la nouvelle attaque. Il avait compris aussi que la vie de la meute avait bien plus d’importance que la vanité d’un seul, fût-il le plus fort. Lou-Gris relâcha son étreinte car l’autre, cloué sur la feuille, n’avait d’autre choix que se soumettre, ce qu’il fit comprendre par un petit gémissement plaintif, baissant les yeux, allongé sur le dos. Alors, le chef, affirmé et indiscuté, après s’être frotté le mufle entre les antérieurs pour en ôter le poil arraché, donna le signal de la chasse. Tous et toutes, renversant la nuque, se mirent à hurler sur des tons et dans des registres différents. Les notes graves mêlées à la stridence des jeunes voix rebondirent de coteau en vallon, apprirent à toute la forêt que le clan des Fauves s’était donné un nouveau guide. Le paysage tout entier retint son souffle, les cris roulèrent longtemps en écho, de taillis en bosquets, jusqu’aux landes et aux essartages, jusqu’aux masures aussi où plus d’un se signa. Le nouveau jour s’était tout à fait levé sur un glacial matin de gel. Suivant le nouveau chef, encouragés par leurs cris, les loups de la petite meute partirent en traque, plein nord, abandonnant aux choucas la tanière et les os rongés du chevreuil. * Enfouis sous un amas de housses, de sacs, de couvertures, dans l’espèce de bordeau* à banquettes conduit par le prévôt Verdain, bousculés, secoués, Jeanne et l’enfant abrité dans la pelisse, arrivèrent en fin de matinée sur la petite place de Bouillon. La nouvelle les avait précédés. Malgré le froid piquant, malgré la neige, quelques hommes, des femmes bavardes et des garnements morveux étaient au rendez-vous. Assailli de questions, taraudé de propos sur les événements et sur les rumeurs qui franchissaient la frontière, malgré les vigoureuses reparties de François Pirson, il fallut bien que Verdain s’explique et même qu’il découvre le visage du bambin qui, saisi par l’air vif, se remit à pleurnicher. Ses cris nouèrent aussitôt les ragots dans la gorge des commères qui ravalèrent leurs suppositions, et ce ne fut plus, bientôt, que des Jésus ! Maria ! fort apitoyés. C’était même à qui proposait un châle, qui une jatte de lait et, plus encore, une pleine écuelle de matoufet**… Ce n’est que lorsque la porte de l’Auberge de la Poste se ferma derrière le curé Bontemps accouru à la nouvelle et sur les talons du mambourg des pauvres, que la cité ducale reprit tant bien que mal sa vie d’hiver feutrée au pied du vieux château. La grande salle était quasi déserte. Deux ou trois fumeurs de pipe, dans un coin, reconstruisaient le monde, s’appliquaient à tourner des volutes, recherchant de temps à autre l’inspiration dans un broc de bière noire comme jais. Au-delà de quelques pans de lard bruns accrochés aux voussures, plusieurs jambons achevaient de sécher. Dans l’âtre, un énorme tas de braises, qui répandait une chaleur douillette, faisait mijoter un gigantesque pot-au-feu farci de mille et un fumets. Les candélabres des chenets offraient, dans leurs tulipes patinées de suie, des pots de terre remplis de sauces onctueuses d’où se libéraient des bouquets d’autres parfums de cuisine fort appétissants. Une vingtaine de pains joufflus, poudrés de farine comme des visages de pierrot trônaient sur leurs claies d’osier. En entrant, le petit groupe battit de la semelle pour faire tomber de leurs chausses les amas de neige qui se répandirent en eau sur les dalles bleues, quasi noires. Un vieux domestique plié en deux par des années de courbettes servit du vin blanc de Torgny, de la piquette. Mais c’était dans les habitudes du prévôt. Élise, la tenancière, sans même attendre l’invitation de Verdain, se précipita avec un bol de lait de chèvre fumant et, pour la jeune femme qui ouvrait de grands yeux ronds devant toute cette mangeaille étalée, une écuelle remplie de pot-au-feu où nageait une soupe, un tranchoir de pain d’épeautre large d’une paume au moins. Mais l’enfant, lui, prenait mal le lait, pleurait, détournait la bouche en renversant près de la moitié du bol parmi les draps et la pelisse. — Il ne prend pas le lait, et pourtant il a faim… C’est qu’il veut téter encore, dut bien reconnaître Élise, plutôt déçue. Puis, considérant la lourde fourrure encore toute puante et suintante : — Qu’est-ce que cette dépouille-là ? Par la sainte Mère, c’est de la charogne de loup ! Il faut jeter ça aux pourceaux et nettoyer le petit. — Lavez-le, dit le prévôt, mais ne jetez rien. Nous donnerons la dépouille à qui le prendra en nourrice, elle vaut au moins un louis. Élise houspilla les servantes qui se mirent à trotter. L’enfançon fut dévêtu et, malgré des protestations de plus en plus affirmées, on le plongea dans un baquet d’eau tiède parfumée au tilleul qui lui mit au visage un léger sourire d’aise. Quand elle en vint aux épaules, Élise, perplexe, hésita, regardant vers le curé qui aperçut, lui aussi, le petit signe rouge en triangle à la naissance de la nuque. Alors, en hochant la tête d’un air navré, il dit tout haut ce que chacun pensait tout bas : — Le signe du loup ! Que le Seigneur ait pitié de lui… Je crains que la vie ne lui soit pas très heureuse ! Sans doute s’entendra-t-il mieux avec les bêtes qu’avec les hommes… Et il fit le geste de le bénir. — Gardez vos prophéties de corbeau pour vous, Curé, et aussi vos grimaces, vos bénédictions, vos espèces de superstitions, coupa Pirson. Ce ne sont que fadaises… Un enfant né de la révolution, qui pourra vivre libre, sans tailles, sans gabelle et surtout sans dîmes, sera beaucoup plus heureux que tous nos parents, ceux que vous et tous vos papistes avez assommés de patenôtres et même parfois fait monter sur les bûchers !
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD