VII - Sir Francis Burdett

1339 Words
VII Sir Francis Burdett L’homme que Mac Allan venait de saluer du titre de « Votre Honneur » semblait être tout à fait dans la force de l’âge : grand, un peu gros, les favoris bien fournis, les cheveux d’un blond légèrement ardent, bouclés d’eux-mêmes, les yeux bleus pleins de flamme et d’intelligence, élégant, rempli de distinction, quoique d’une roideur affectée, sir Francis Burdett – car c’était bien lui – offrait au regard la personnification parfaite, et telle qu’on se la représente ordinairement, de l’homme d’État anglais. À cette époque, et par suite des évènements dans le récit desquels nous entrerons bientôt, il était l’homme le plus abhorré à la fois et le plus adulé de l’Angleterre. Détesté par les nobles Anglais, dont il avait déserté la cause, haï de la famille royale, auprès de laquelle il avait, à plusieurs reprises, très chaleureusement défendu les intérêts du peuple, il était adoré des classes malheureuses, dont il s’était déclaré le soutien, le défenseur, l’avocat, au sein du parlement et jusqu’au milieu des splendeurs de la cour. Mis à l’index par toute la haute société anglaise, la scission était allée si loin que, lorsqu’elles paraissaient aux bals de Sa Majesté, les filles de sir Burdett étaient annoncées comme les petites-filles de leur aïeul, afin que leur véritable nom n’eût pas l’air d’être jeté comme une insulte. Étrange destinée ! Lorsque sir Francis mourut, dans un âge avancé, c’était le parti populaire qui l’abhorrait comme un apostat, tandis qu’aux yeux des conservateurs il passait pour un homme de bien, dont les convictions n’avaient pu être ébranlées à un seul moment et par un seul des évènements de sa vie. Mais à l’instant où s’ouvre ce récit, sir Francis était en pleine possession de sa popularité, et c’est à peine si deux ou trois personnes de son entourage qui le connaissaient et pouvaient le juger, savaient à quoi s’en tenir sur la vanité formant le fond de son caractère et sur le profond égoïsme qu’il avait au fond du cœur, quoiqu’il réussît à le cacher sous des dehors de philanthropie et d’entier dévouement à la cause du peuple. Nous reviendrons d’ailleurs sur le compte de sir Francis Burdett. Les évènements dont nous allons aborder le récit nous le montreront tel qu’il était réellement. Pour l’instant nous avons hâte d’entrer dans le vif de notre action. – Doutiez-vous de moi, Mac Allan ? répondit sir Burdett aux paroles par lesquelles l’avait salué l’Irlandais. Et avec une grâce et une bonhomie qui, de la part d’un si grand seigneur, d’un des hommes les plus riches, les plus puissants des trois royaumes, indiquaient un vif désir de plaire, sir Francis prit familièrement le bras du jeune homme et le passa sous le sien. – Je ne doutais pas de votre volonté, milord, répondit Mac Allan avec un reste de contrainte, mais je craignais que vos occupations ou quelque réception dans le monde… – Rien ne saurait m’arrêter, interrompit vivement sir Burdett, lorsqu’il s’agit de m’éclairer sur les souffrances du peuple, sur la misère qui ronge et déshonore mon pays. D’ailleurs, ce rendez-vous, n’est-ce pas sur ma demande que vous l’aviez fixé ? Je n’ai donc à m’excuser auprès de vous que d’être arrivé quelques minutes en retard. Le nuage de doute et de soupçon, qui depuis quelques instants semblait errer sur le front de l’Irlandais, se dissipa à ces mots : – Je vous le répète, milord, dit-il, je ne doutais pas de vous. La preuve, c’est que j’étais là, vous attendant, et que j’y serais resté jusqu’à votre arrivée, quand même elle aurait été plus tardive. Mais vous le savez, continua le jeune homme en montrant d’un geste la cohue qui les entourait, ce luxe, ce bruit, cette joie égoïste, cette folle et aveugle avidité de plaisir qui s’affiche ainsi, alors que tant de pauvres gens souffrent ; tous ces hommes qui s’amusent au grand jour quand tant de leurs frères meurent dans l’ombre, de misère, de froid, de faim ; tout cela constitue un spectacle qui m’est odieux ; par conséquent j’avais hâte de vous voir me rejoindre pour fuir ces lieux de honte et de folie. Mac Allan avait prononcé ces mots avec une conviction extraordinaire. Des flammes jaillissaient de ses yeux, sa voix trouvait des intonations fiévreuses pour peindre l’indignation et la pitié qu’il paraissait si bien ressentir. – À la bonne heure ! répondit sir Francis Burdett en baissant la voix et en regardant autour de lui si nul n’avait pris garde à la sortie de son interlocuteur, désormais, nous fixerons en un autre endroit le lieu de nos rendez-vous. – Votre Honneur me rendra un véritable service. – C’est entendu. Veuillez maintenant me conduire dans celui que vous m’avez offert de visiter en votre compagnie. – Je suis aux ordres de Votre Honneur. Les deux hommes se préparaient à quitter le Strand. – Un mot encore, fit observer sir Francis en arrêtant son compagnon et fixant sur lui un regard perçant, vous m’assurez qu’il n’y a aucun danger à courir ? – Aucun, milord, si ce n’est celui d’être reconnu et de vous voir, par le fait de cette démarche, un peu plus compromis auprès du Prince-Régent, de la famille royale et de vos collègues du Parlement. Sir Francis haussa les épaules en homme à qui cet inconvénient paraissait des plus légers. – Partons ! dit-il. Les deux hommes se mirent en route, non sans avoir pris le soin de s’envelopper avec précaution dans leurs manteaux. Guidé par le jeune et enthousiaste Irlandais, sir Francis Burdett descendit le Strand, se lança dans Fleet street, contourna la vieille basilique de Saint-Paul, longea un instant les sombres et lourds bâtiments de la Tour de Londres, puis s’engagea dans George street. Par suite du phénomène que nous avons signalé dans les premières lignes de notre premier chapitre, au fur et à mesure que nos deux promeneurs s’éloignaient du Strand, brillant et mouvementé, le bruit, l’animation et la lumière semblaient décroître autour d’eux. Les quartiers qu’ils venaient de traverser, la rue où ils se trouvaient en ce moment, sont pourtant encore pleins de vie, non plus peut-être de cette vie factice et de ce mouvement désordonné au milieu desquels ils avaient laissé la foule des oisifs et des débauchés du Strand, mais de cette vie active, de ce mouvement que les affaires, que le travail jettent dans les rues commerçantes des grandes villes. À cause de l’heure avancée, les passants devenaient rares, mais ils existaient, on les voyait de temps en temps, quelque voiture attardée débouchait d’une rue latérale et faisait entendre son roulement lointain. Enfin, par les fissures des portes, à travers les plis des rideaux suspendus aux fenêtres, perçaient de douces clartés qui témoignaient de la présence de bons bourgeois alors occupés de terminer la besogne du jour, ou de se préparer au repos de la nuit. Tout à coup, Mac Allan, poussant son compagnon, lui fit décrire un brusque angle droit, et l’entraîna à sa suite dans une ruelle innommée débouchant sur George street. À l’étroitesse de ce long et tortueux boyau, au peu de lumière qu’y répandaient quelques pâles réverbères et à la hauteur des sombres maisons qui le bordaient, sir Francis sentit son cœur se serrer ; malgré lui, sa main s’assura si un pistolet, qu’il portait à tout évènement dans sa poche, se trouvait bien à sa portée. – N’est-ce pas là l’entrée de l’enfer ? demanda-t-il à son compagnon en affectant le ton de la plaisanterie. – Ceci est un lieu de plaisance à côté de celui où je conduis Votre Seigneurie, répondit de même l’Irlandais. La rue devenait cependant trop étroite pour que les deux hommes pussent continuer à la parcourir de front. Force fut à sir Francis de quitter le bras de Mac Allan et de lui emboîter le pas. Après quelques minutes de marche, sir Francis et son guide arrivèrent sur les bords de la Tamise, les suivirent quelque temps, puis s’arrêtèrent au milieu d’une espèce de cour carrée, formée par des clôtures de bois délabrées et par quelques maisons noires et silencieuses, dont un seul regard permettait de préjuger les habitants, qui ne pouvaient être autres que des mendiants ou des malfaiteurs. – Voici le Wapping, dit Mac Allan à son compagnon ; voici le réceptacle où viennent aboutir toutes les misères et tous les vices qu’engendrent la constitution anglaise, l’orgueil et la sottise des lords, l’égoïsme et l’aveuglement des marchands et des industriels. Voici la sentine où naissent, croissent, se multiplient, se dégradent et meurent, quand la prison, la corde ou la Tamise ne s’en emparent pas avant l’âge, des hommes faits à notre image, les frères selon la loi divine, les égaux selon la loi humaine, de ceux que nous venons de quitter au milieu des fêtes et des orgies du Strand. Sir Francis Burdett, voyez, comparez et jugez.
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