I - À propos d’un album
I
À propos d’un album
Vers 1811, Mac Allan, qui se trouvait alors dans les environs de la vingtième année, absolument libre et seul au monde par la mort déjà ancienne de tous ses parents, riche d’ailleurs d’une de ces fortunes qui ne sont que l’aisance de l’autre côté du détroit, mais qui seraient chez nous l’opulence dans ses limites les plus étendues, ayant résolu, ses études terminées, de parcourir l’Europe, partit pour la France et se rendit d’abord à Paris.
À peine arrivé dans cette ville, autant pour accomplir une commission dont on l’avait chargé que pour se mettre en relations avec un de ses honorables compatriotes, vieil ami de son père, sir Edward, tel était son prénom, se fit conduire au faubourg Saint-Honoré, dans la demeure qu’y occupait un ancien homme d’État anglais, lord Patrice Wellinster.
Ayant sollicité la faveur d’un entretien, il fut de prime abord introduit dans un petit salon où le valet, qui lui servait de guide, le pria d’attendre quelques minutes.
L’insulaire, chez lequel il se trouvait, en sa qualité de vieillard archimillionnaire, de plus méthodique et réglé, s’était étendu dans un fauteuil, après l’absorption d’une copieuse tasse de thé, recommandant à ses gens qu’on le laissât dormir une heure.
Or son sommeil ne durait que depuis quarante-cinq minutes, et personne dans l’hôtel n’aurait osé se risquer à réveiller une seigneurie si bien endormie avant l’expiration du délai qu’elle avait elle-même fixé pour sa sieste.
Pour n’avoir point la fatigue, ni l’ennui de revenir, le jeune visiteur déclara en souriant qu’il préférait attendre et, dès qu’il fut seul, il se remit à feuilleter un recueil qu’il trouva sur un guéridon, espérant ainsi tromper le temps.
Il tourna et retourna pendant quelques instants l’objet élégant dans ses mains : c’était une simple réunion d’études, car à côté de dessins supérieurement crayonnés, on en trouvait la reproduction naïve et souvent incorrecte. Il était évident qu’un maître avait d’abord tracé son modèle en marge, puis qu’un élève avait essayé aussi habilement que possible de le copier.
L’Irlandais, – sir Edward Mac Allan était Irlandais, – malgré la simplicité du sujet, mais en sa qualité d’artiste amateur, s’intéressa suffisamment à ce travail pour prolonger son examen. À quelques traits maniérés, à une certaine afféterie des contours et au soigné des ombres, il reconnut même que le professeur, ici, devait être une femme :
– Ce n’est pas la main d’un homme qui a dessiné cela, se disait-il.
Comme il achevait ces mots, se les adressant tout bas à lui-même, une porte s’ouvrit en face et donna passage à une grande jeune fille d’une admirable beauté :
– Pardon ! monsieur, dit-elle en excellent français, et non sans rougir un peu, j’ignorais qu’il y eût quelqu’un dans ce salon.
– C’est moi, miss, répondit en anglais, tout en fermant l’album, le jeune homme enchanté de cette gracieuse apparition, et qui, malgré la pureté du français parlé par la jeune fille, avait reconnu à l’accent révélateur qu’il était devant une de ses compatriotes, c’est moi, miss, qui vous prie d’agréer mes excuses pour la surprise que vous a sans doute causée ma présence.
En parlant, le jeune homme ne cessait de tourner et de retourner l’album qu’il songeait d’autant moins à remettre en place que toutes ses pensées, tous ses regards, se portaient avec admiration sur la nouvelle venue.
C’était, nous l’avons dit, une élégante personne dans tout l’éclat de la jeunesse et d’une incomparable beauté. À son aspect, Mac Allan avait senti s’embraser toutes ces flammes secrètes qui couvent sans cesse au fond des cœurs de vingt ans.
La jeune fille cependant restait gênée dans l’embrasure de la porte et semblait même vouloir quitter la place :
– Je vous supplie, miss, reprit l’habitant de la verte Erinn, de ne prendre garde à ma présence dans ce salon où j’attends lord Wellinster.
– Ah oui ! dit avec une singulière intonation la belle enfant, mylord prétend dormir après son déjeuner, et son sommeil est assez exigeant pour ne point vouloir être interrompu.
Puis, se décidant à pénétrer dans la pièce, après cet aveu qui rompait la glace, elle continua :
– J’ignorais trouver quelqu’un dans ce salon, mais, – et elle sourit avec une malicieuse intention, – j’y venais reprendre une chose qui s’y trouve bien certainement.
Et elle feignit, tout en regardant Mac Allan, de chercher sur le guéridon l’album qu’il n’avait pas encore cessé de manipuler.
La pantomime était assez claire, assez explicative pour être saisie facilement, mais l’Irlandais, tout à son admiration, ne l’avait pas même aperçue :
– J’étais pourtant certaine, murmura la demoiselle toujours souriante, et affectant de se parler à elle-même, que ce recueil était là ce matin.
Cette fois l’évaporé ne pouvait plus se dispenser de comprendre :
– Oh ! pardon, miss, s’écria-t-il tout à coup, voici qui fait l’objet de vos recherches, et veuillez plaindre ma maladresse sans vous attarder à la blâmer.
– C’est l’heure où miss Oratia, la petite-fille de mylord, prend sa leçon, reprit la jeune maîtresse avec le même accent singulier et dur qu’elle avait eu en parlant de lord Wellinster, et je vous serai fort obligée de vouloir bien me rendre cet album sur lequel elle travaille sous ma direction.
L’occasion semblait trop belle de retenir quelques instants encore la charmante enfant pour que Mac Allan la laissât échapper.
– Ces délicieux dessins, dit-il, ces charmants modèles sont donc de votre main, miss ?
– Oui, sir, répondit la jeune fille.
Et, sur un ton dont l’amertume et l’orgueil contenu sont impossibles à rendre, elle ajouta :
– Ne suis-je pas l’institutrice de miss Oratia ?
Cette nuance n’échappa pas plus à Mac Allan que les fois précédentes.
Mais il s’obstinait à garder l’album dans ses mains, comprenant que s’il se décidait à le rendre c’en était fait de l’entretien commencé avec sa charmante interlocutrice. Celle-ci n’ayant plus de prétexte plausible pour demeurer, ne manquerait point de se retirer :
– Encore un mot, miss, dit-il en lui tendant enfin l’objet qu’elle convoitait du coin de l’œil et qui lui valait un aussi délicieux tête-à-tête, lord Wellinster, si je ne me trompe, est de pure race irlandaise…
– Oui, interrompit avec une certaine vivacité la jeune fille, pendant qu’un éclair traversait sa prunelle ardente, il est de pure race irlandaise.
Et elle ajouta sur un ton qui souleva au fond du cœur de Mac Allan tout un monde de pensées patriotiques :
– Quoique complètement rallié à la cause de l’Angleterre.
– Et vous, miss, continua le jeune homme sans s’expliquer l’étrangeté de sa demande et l’intérêt grandissant qu’il attachait à cet entretien, seriez-vous la compatriote de mylord ?
– Je suis en effet sa compatriote, Irlandaise d’un des comtés du nord, de la paroisse de Sméthead, dont mon père était le pasteur.
Mac Allan retint à peine un cri d’étonnement :
– Vous êtes, s’écria-t-il, la fille du docteur O’Pearl.
– Vous connaissiez mon père, sir ? s’écria à son tour la jeune fille en avançant d’un pas vers son interlocuteur.
– Et vous aussi, Jenny, je vous connais, dit gaiement Mac Allan, en saisissant les mains de la belle Irlandaise, pendant que celle-ci, dans sa surprise, ne songeait pas à les retirer.
Jenny fixa longuement le visage du jeune compatriote que le ciel plaçait sur sa route, puis comme si sa mémoire s’éclairait tout à coup d’une lumière intense et inattendue :
– Et moi aussi, dit-elle à son tour, je vous connais maintenant ; vous êtes sir Edward Mac Allan.