VI
Le Strand
Londres est à la fois la ville la plus joyeuse et la plus sombre, la plus animée et la plus déserte, la plus opulente et la plus misérable du monde entier.
Selon que le voyageur traverse ses quartiers aristocratiques et commerçants, ou qu’il s’égare dans ceux qui servent d’asile à une misère dont rien en France ne saurait donner l’idée, son cœur s’épanouit ou se resserre, ses yeux se réjouissent ou se ferment, soit d’horreur, soit de pitié.
Des différences inouïes, des oppositions brutales et inattendues frappent à chaque pas le regard. On dirait que la capitale de la vieille Angleterre est une ville multiple, ou plutôt que c’est un assemblage de villes juxtaposées, mais n’ayant entre elles aucun lien, aucune parenté.
L’immensité de Londres, ses mœurs, ses traditions, surtout l’organisation sociale anglaise, ont produit ce colossal phénomène d’une ville de plus de trois millions d’habitants, dont les diverses parties semblent non seulement étrangères les unes aux autres, mais encore incapables de se réunir, de se fondre en un tout homogène et complet. Londres pourra grandir encore, sa population s’augmenter, elle n’offrira jamais que le spectacle d’une immense réunion d’hommes, elle ne sera jamais une ville dans le sens que nous attachons en France à ce mot.
Un soir de novembre 1816, par un de ces brouillards opaques et glacés qui, des derniers jours d’octobre jusqu’à la fin mars, font de Londres le centre par excellence du spleen, de la fièvre et de l’ivrognerie, le Strand, rendez-vous ordinaire des viveurs et de ce qui commençait alors à s’appeler la fashion, était brillant, animé, vivant comme un jour de fête.
C’était un samedi. Or ce jour, veille du grand repos officiel, les magasins fermés, les comptes de la semaine apurés, la paye des ouvriers faite ou reçue, tout ce qui se respecte d’ordinaire à Londres, tous ceux qui par suite de leurs occupations ou de leurs goûts se tiennent à l’abri des atteintes du vice national, l’ivresse, les gens sobres en un mot, se relâchent quelque peu de leur surveillance sur eux-mêmes et se laissent facilement entraîner par des amis moins rangés qu’eux.
Le long des boutiques du Strand, d’où s’échappaient des torrents de lumière, au milieu d’un tumulte indescriptible, se promenait une foule énorme de promeneurs et de passants.
Des fenêtres entrouvertes, soit des Clubs, soit des tavernes à la mode, sortaient des flots de clarté éblouissante, mêlés aux éclats d’une joie dont le retentissement commençait à ressembler singulièrement à celui de l’orgie.
Sur la chaussée, au milieu d’une boue éclairée par une lumière pour ainsi dire liquide, se croisaient, en un incessant pêle-mêle, des voitures de toutes les formes, de toutes les grandeurs, de tous les prix, depuis le cab vulgaire, jusqu’à la lourde mais somptueuse calèche du duc et pair. La plupart de ces derniers véhicules traînés par des chevaux du plus grand prix, conduits par de gros cochers poudrés, portaient, à part les maîtres, de nombreux laquais, roides à leurs places, et chamarrés sur toutes les coutures.
De temps à autre, quelque fringant attelage se glissait à travers tous ces équipages superbes, plus rapide, mais non moins opulent, où l’on pouvait apercevoir sur les coussins du fond, perdue dans la soie, dans les fourrures, la figure mignarde, insolente et fatiguée d’une des reines impures de Piccadilly, ou celle d’une déesse à la mode sur le turf galant de Haymarket et de Leicester-square.
Tout ce monde, piétons ou voitures, allait, venait, se croisait, se mêlait dans un joyeux tumulte, puis s’engloutissait peu à peu sous les voûtes illuminées des nombreux édifices consacrés à la débauche et à l’orgie.
Sous les vestibules dorés, les lourds marchepieds des voitures, déroulés à grand fracas par des valets couverts de broderies d’or, de soie et d’argent, s’abaissaient sous la botte vernie des gentlemen ou sous le pied finement chaussé des folles ladies. Riant et chantant, les uns fiers de leur jeunesse, les autres orgueilleux de leur opulence, les arrivants s’accostaient, se saluaient ; de joyeux groupes se formaient, puis disparaissaient derrière les lourdes portières de damas ou de velours. D’un geste dédaigneux, les maîtres congédiaient les valets, les voitures se retiraient laissant la place à d’autres qui, sans cesse, arrivaient du dehors.
C’était bien là l’Angleterre opulente et orgueilleuse, avec sa morgue s’étalant fastueusement au grand jour, son audacieuse corruption dédaignant les dehors hypocrites et absolument ignorante de ce qu’on appelle chez nous la crainte du qu’en-dira-t-on.
À la porte de l’un des plus bruyants, des plus brillants aussi de ces lieux de plaisir hantés par la fine fleur de l’aristocratie londonienne se tenait, ce soir-là et depuis quelques instants, un jeune homme de haute taille, soigneusement enveloppé dans les plis d’un large manteau.
Ses regards semblaient suivre avec mépris, presque avec irritation, toutes les péripéties de ce joyeux mouvement.
Haut botté, il frappait du talon, avec une impatience visible, le sol humide du trottoir, tantôt s’arrêtant, tantôt parcourant à grands pas un espace dont il semblait avoir lui-même fixé les limites.
Quelquefois, sans souci des regards qui pouvaient l’atteindre, il se penchait pour plonger son œil ardent jusque dans l’intérieur des voitures défilant devant lui ; mais n’y découvrant pas l’objet de ses recherches, il se détournait alors dépité et reprenait sa promenade devenue plus tourmentée.
Dans un de ces mouvements pivotants, alors qu’il traversait une zone de lumière fournie par les fenêtres d’un club voisin, on put apercevoir l’ensemble de ses traits, qu’il avait à la fois hardis et sympathiques.
Contrairement à la mode anglaise, ce promeneur impatient portait, roulés sur eux-mêmes, de beaux et longs cheveux bruns lustrés. Une fine moustache, tombant sur les coins de sa bouche, ombrageait sa lèvre inférieure.
À la pâleur mate et saine du visage, à la forme des yeux, légèrement bombés, mais charmants de coupe et d’éclat ; au dessin du nez un peu fort quoique finement attaché ; surtout à l’angle rentrant très prononcé par lequel ce nez s’unissait à un front d’une hauteur et d’une beauté rares, il était impossible de ne pas reconnaître dans le promeneur impatient un des types les plus purs de cette race irlandaise, dont les longues souffrances, ainsi que l’héroïsme sont la honte de l’Angleterre, le remords de l’Europe.
Edward Mac Allan – disons tout de suite le nom d’un des principaux personnages de notre récit historique – paraissait alors âgé d’environ vingt-cinq ans.
Seul descendant d’une vieille famille du nord de l’Irlande, il avait achevé d’excellentes études à Dublin ; puis rapporté de ses longs voyages en Allemagne, en France, en Italie, de vastes connaissances qui, jointes à une aisance de manières, à un charme dans sa tenue et dans toute sa personne, le rendaient le gentleman le plus séduisant comme aussi le plus sympathique.
Dans le monde, où son nom lui donnait un facile accès, on le disait riche, orphelin, libre en tout de lui-même ; mais on le tenait pour original et excentrique (le mot commençait à prendre racine) ; puis on l’accusait hautement de s’être laissé séduire en France par les principes et les maximes égalitaires de 1789.
Nous verrons par la suite quels étaient en effet le caractère, les façons de voir, de vivre, de penser et de sentir de Mac Allan, quel but enfin il avait fixé à son existence.
Cependant les voitures succédaient aux voitures, les passants aux passants, et celui ou ceux que le jeune Irlandais semblait attendre ne se hâtaient point d’arriver.
De plus en plus impatient, entendant l’heure sonner à une horloge voisine, il s’approcha d’une boutique et consulta sa montre :
– C’est bien dix heures, murmura-t-il tout bas. Est-ce que sir Francis Burdett manquerait au rendez-vous que je lui ai fixé ?
Et quelque chose comme un nuage de doute pénible et de vague soupçon se répandit sur les traits de Mac Allan.
Mais, comme il achevait à peine de formuler sa pensée intime, une main, se posant légèrement sur son épaule, le contraignit à se retourner vivement.
– Ah ! c’est vous, Votre Honneur, dit-il avec un visible élan de satisfaction. Grâce vous soit rendue de ne pas avoir oublié de venir.