V
La justice de Mac Allan
Mac Allan resta un moment anéanti sous le coup qui venait de l’atteindre, puis il prit les lettres que lui tendait sir Patrice, en parcourut fiévreusement deux ou trois, et put se convaincre de l’immense malheur sous lequel il se sentait plier, de l’indigne tromperie dont il était l’innocente victime.
– Et mon fils ? se demanda-t-il avec une sorte d’hésitation.
Cette pensée, loin de le calmer, lui mit au cœur le désir d’une implacable vengeance.
– Milord, dit-il à sir Patrice, en l’enveloppant d’un regard plein d’une haine désormais insatiable, vous avez raison, l’un de nous doit disparaître et peut-être les deux. Aussi ce sera un duel à mort, n’est-ce pas ?
– Telle est bien ma pensée, répondit l’Anglais.
– À partir de ce moment nous ne nous quittons plus ; il faut que dans une heure au plus tard la question soit vidée.
– J’ai dans ma voiture les armes nécessaires, reprit sir Patrice. On m’avait si bien parlé de votre bravoure, sir, que j’ai pensé pouvoir abréger les préparatifs d’un combat. Nos témoins, si vous n’y voyez point d’obstacle, seront les quatre premiers soldats que nous rencontrerons.
Sir Patrice, maintenant certain de se battre, avait retrouvé son calme et sa courtoisie de grand seigneur.
– J’approuve, dit Mac Allan, toutes vos combinaisons et je me déclare prêt à vous suivre.
Et l’Irlandais se dressa en effet pour donner à ses paroles la sanction qu’elles attendaient.
À la porte, au moment où il allait quitter l’appartement, il s’arrêta pâle, anxieux, semblant se demander s’il ne retournerait pas en arrière, s’il ne reverrait pas encore une fois, avant de partir, sa femme indigne et son enfant innocent.
Le regard de l’Anglais qui le suivait de son œil clair, ironique et provocateur, lisant jusqu’au fond de son âme pour y surprendre toutes ses pensées, toutes ses douleurs, lui fit subitement abandonner son projet.
– Non, non ! murmura-t-il après quelques secondes, marchons, je les tuerais tous les deux.
Et bravant sir Patrice en passant devant lui, il s’élança le premier dans l’escalier.
Il fut fait suivant la volonté de l’Anglais.
Dans la rue se promenaient des sous-officiers de la garnison française séjournant alors à Livourne ; sir Patrice s’approcha d’eux, leur exposa sa demande et les pria de s’adjoindre quelques-uns de leurs camarades.
Une heure après, tout était convenu entre les témoins des adversaires :
– Messieurs, leur avait dit l’Anglais, sir Edward Mac Allan, que voilà, appartient à une bonne famille d’Irlande ; moi-même je suis fils d’un lord du même pays, et mon nom est sir Patrice Wellinster. Un outrage s******t, une de ces injures qu’on ne peut pardonner, ont été infligés par l’un de nous à l’autre ; il faut donc que l’un de nous disparaisse, que ce soit ou l’innocent ou le coupable. Je vous offre ma parole d’honneur, et mon compatriote est prêt à m’imiter, que le service que vous allez nous rendre n’a rien que de très honorable.
Mac Allan fit signe qu’il approuvait de tous points les paroles de l’Anglais.
Les quatre sous-officiers n’en demandaient pas davantage.
Arrivés sur le lieu du combat, situé un peu en dehors de la porte Médicis, les témoins jetèrent au-dessus de leur tête une pièce de monnaie pour décider à qui appartiendrait le choix des armes. Le sort favorisa sir Patrice.
– L’épée, dit-il.
Il fut convenu que le combat ne cesserait que par l’incapacité de l’un des combattants. Si cependant, et pour en finir, après avoir duré un quart d’heure, le combat à l’épée ne fournissait pas de résultat décisif, celui qui se trouverait le premier fatigué aurait le droit de réclamer les pistolets.
Mac Allan attaqua l’Anglais en homme qui veut en finir vite à tout prix. Sir Patrice, tireur consommé, se défendit un instant avec une évidente supériorité, que doublait encore un sang-froid prodigieux.
Il savait que le plus sérieux danger qu’on puisse courir sur le terrain vient non pas tant de la science de l’adversaire, que de la résolution où il est de se faire tuer pourvu qu’il tue.
À la fin, le jeu de Mac Allan devint si fatigant pour sir Patrice que celui-ci résolut d’en finir.
Après une ou deux feintes habiles, et jugeant le moment propice, il allongea le bras ; une sensation de brûlure dans l’épaule le força de reculer. Le fer de l’Irlandais venait de l’atteindre cruellement, mais il avait au moins la satisfaction d’avoir touché lui-même son adversaire à la poitrine.
– Arrêtez-vous, messieurs, prononça l’un des témoins.
Un moment de repos devenait en effet nécessaire aux combattants ; aussitôt que l’Anglais voulut reprendre l’assaut, son bras engourdi, sous l’influence de sa blessure lui fit comprendre que le combat ne pouvait être continué à l’épée.
Il s’en ouvrit à l’un de ses témoins qui lui-même discuta le fait avec ceux qui assistaient l’Irlandais.
– Sir Wellinster peut-il au moins tenir un pistolet ? demanda Mac Allan d’un air ironique, dès qu’il fut mis au courant de l’accident.
– Certes ! répondit l’Anglais en se redressant de toute sa taille.
– Eh bien ! continuons avec les armes à feu.
On mesura vingt-cinq pas, puis on convint que les adversaires marchant l’un sur l’autre tireraient à volonté leurs deux coups, – ils tenaient une arme dans chaque main. – S’ils arrivaient à se toucher, si même la vie de l’un d’eux tombait complètement à la merci de l’autre, les témoins ne devaient point même essayer de s’interposer.
Au signal convenu, Mac Allan marcha lentement vers son compatriote.
Ce fut un moment rempli d’angoisses, ainsi qu’un émouvant spectacle pour les assistants. L’Anglais, sans quitter sa place, ajustait le jeune homme avec la plus froide attention.
Malgré leur bravoure ordinaire, les quatre témoins ne purent s’empêcher de frémir à la vue de ces hommes intrépides, dont l’un certainement allait mourir bientôt.
Mac Allan avançait toujours, les mains tendues en avant. Il était à quinze pas de son ennemi quand celui-ci tira. Une secousse à la tête le contraignit à s’arrêter ; il se secoua ainsi qu’un chien mouillé, comprit qu’il n’avait été qu’effleuré, ajusta de nouveau et tira à son tour.
L’Anglais ne parut point sourciller, donc il n’était point atteint :
– Vous êtes blessé ? voulut dire un des témoins en s’adressant à l’Irlandais.
– Restez à vos places, messieurs, répondit vivement celui-ci. Ce ne peut être grave, car je ne sens qu’une très légère douleur.
Ce n’était rien en effet. La balle de sir Wellinster n’avait que très légèrement frôlé sa tempe.
Jetant au loin son pistolet inutile, l’Irlandais reprit sa marche vers sir Patrice. Une terrible et suprême résolution se lisait dans ses yeux.
L’Anglais comprit qu’il fallait tuer vite et sûrement pour conserver la vie. Il tira son second coup au moment où son adversaire élevait la main pour faire feu.
Mac Allan laissa tomber son dernier pistolet ; un mince filet de sang s’échappait d’une grave blessure qu’il venait de recevoir à l’avant-bras droit.
Sir Patrice crut le voir chanceler, et, par un mouvement machinal allait s’élancer pour le retenir, avant qu’il ne s’affaissât sur le sol :
– Demeurez, milord ! s’écria le blessé d’une voix terrible. Demeurez où vous êtes. Il me reste une balle à tirer, la bonne, si vous voulez me le permettre ?
Et dans un effort suprême, il ramassa son arme de la main gauche, puis d’un pas mal assuré, lent, sans cesser d’être régulier, et témoignant d’une indicible force de volonté, il continua à marcher sur son ennemi.
Une joie immense éclatait dans ses yeux, une féroce et sanguinaire satisfaction se trahissait sous la pâleur de ses joues et dans la contraction de ses lèvres.
Sir Patrice croisa les bras sur la poitrine ; froid et calme, il regarda la mort s’avancer.
Les témoins frémissaient de terreur instinctive. L’un d’eux se cacha le visage dans les mains pour échapper au s******t dénouement qui n’allait pas tarder à se produire. Un autre, plus épouvanté encore, ne put s’empêcher de s’écrier :
– Ne le tuez pas, monsieur !
Mais, lui, devenu bestialement sanguinaire, lança sur eux son regard implacable : on eût dit l’ange de la Justice accomplissant sa terrible mission avec l’impassible et froide volonté du destin.
Quand il fut assez près de sire Patrice, quand le canon de son arme put toucher son visage, lentement il éleva la main et le lui posa sur le front.
Sir Patrice resta inflexiblement debout, attachant sur Mac Allan un fier regard de défi.
Tout à coup celui-ci sentit sa vue s’obscurcir, sa vie l’abandonner, son bras prêt à retomber dans une impuissance fatale. À peine eut-il le temps de presser la détente. Le coup partit ; les deux hommes tombèrent à la fois, l’un mort et la tête fracassée, l’autre évanoui et perdant son sang par sa dernière blessure.
Quinze jours plus tard, l’irlandais, suffisamment guéri, s’embarquait sur un navire se rendant à Marseille.
Il n’avait pas revu Jenny ; il avait même refusé de la revoir. Mais quelques heures avant de partir, il avait réclamé par l’intermédiaire de la police livournaise l’enfant qui portait légalement son nom, et qui lui appartenait à l’exclusion de sa mère ; puis, ayant tiré de son portefeuille quelques billets de banque, il écrivit la lettre suivante :
« J’ai tué sir Patrice Wellinster, après qu’il a failli me casser le bras. Ceci vous expliquera ma blessure, mon départ aussi, et vous apprendra surtout que je possède votre secret. Voici quelque argent, Jenny, faites en sorte d’en tirer le meilleur parti possible ; mais n’essayez jamais de me revoir. » Lettre et billets placés sous enveloppe furent jetés à la poste au moment même où le navire qui portait Mac Allan appareillait ses voiles.