IV
Le secret de Jenny
Sir Patrice avait probablement de sérieuses raisons d’atteindre Mac Allan et Jenny puisqu’il n’avait pas hésité à se lancer à leur poursuite.
Arrivé à Genève, l’Anglais descendit précisément dans l’hôtel où les deux jeunes gens avaient passé quelques jours, mais ils s’étaient déjà remis en route pour l’Allemagne, au dire de l’hôtelier, et ils devaient visiter ce pays sans suivre d’itinéraire bien déterminé.
Sans hésiter, en s’informant auprès des maîtres de postes et dans les principaux hôtels qu’il trouvait sur sa route, l’Anglais se remit aisément à leur poursuite. Il eut de leurs nouvelles à Mayence, faillit les rejoindre à Cologne, et n’arriva devant Trèves que le lendemain même de leur départ de cette ville.
Au dire de l’aubergiste allemand qui les avait logés et qui logea de même sir Patrice, les deux jeunes gens, après une pointe poussée jusqu’en Hollande, devaient gagner l’Italie en repassant par la Suisse.
Tout autre que sir Patrice eût abandonné cette chasse qui durait depuis plus de trois mois ; mais nous l’avons dit, le fils de lord Wellinster ne détestait pas courir le monde. De plus, et par moments, il devenait le plus enragé gentleman qu’on pût imaginer. Il se jura à lui-même qu’il finirait par atteindre les fugitifs, et, plutôt que de les poursuivre en Hollande, il alla les attendre au passage du mont Cenis.
Malheureusement pour lui, la saison déjà avancée, et d’autres raisons encore poussèrent Mac Allan, une fois de retour à Genève, à préférer prendre la voie de mer pour se rendre en Italie.
Les deux jeunes gens rentrèrent en France en suivant la vallée du Rhône, gagnèrent Marseille où ils s’embarquèrent pour Naples, visitèrent Rome, Florence, Pise, et prirent leurs quartiers d’hiver à Livourne où, plus heureux que sir Patrice, nous les retrouvons dix mois, environ, après les avoir perdus de vue, installés dans une maison de la magnifique rue qui se nomme aujourd’hui Victor-Emmanuel, et qui constitue à peu près, à elle seule, la Marseille italienne.
Mac Allan et Jenny n’étaient pas encore mariés.
Dans les premières heures d’ivresse, ils s’étaient contentés d’être heureux, de s’aimer, de compter l’un sur l’autre d’une manière absolue et, inconnus au milieu des pays qu’ils traversaient, ils avaient, au jour le jour, remis sans cesse au lendemain le soin de régulariser leur union.
Mais à Naples, un soir, dans une maison qu’ils avaient louée sur les bords du golfe, Jenny rêvait, seule, à son enfance écoulée le long des verts chemins de l’Irlande, en compagnie de Mac Allan, qu’une visite obligée avait contraint de rester en ville.
Tout à coup, il se passa dans son être une chose étrange et inconnue.
Elle crut percevoir, elle perçut une sensation, dont rien jusqu’alors ne lui avait donné l’idée. Un tressaillement cruel, à la fois, et délicieux parcourut son corps de la tête aux pieds ; elle essaya de se soulever et retomba sur son siège, pâle, indécise, se demandant de quelle nature était l’émotion qu’elle éprouvait ?
– Mon Dieu ! murmura-t-elle, parlant bas, et portant involontairement les deux mains sur son cœur, pour essayer d’en comprimer les battements.
Dans les profondeurs du ciel presque noir, à force d’être bleu, brillaient des étoiles sans nombre. Jenny les yeux levés vers cet infini resplendissant, crut le voir s’entrouvrir et son regard plongeant dans des sphères supérieures et inconnues :
– Mon Dieu ! murmura-t-elle de nouveau, m’auriez-vous pardonnée ? Touché de mon amour pour Edward, voudriez-vous me refaire digne de lui par la maternité ?
Elle attendit un instant, cherchant encore avec anxiété à se rendre compte de la sensation fugitive autant qu’inconnue qu’elle venait d’éprouver, attendant qu’elle se renouvelât et n’osant point cependant l’espérer.
Au bout de quelques instants ; le même frisson délicieux parcourut et ébranla son être tout entier :
– Mac Allan ! Edward ! s’écria la jeune femme, se soulevant et courant se précipiter dans les bras de l’Irlandais qui venait d’arriver à ses côtés.
– Quoi donc, ma chère Jenny ? dit le jeune homme. Qu’y a-t-il ?
– Il y a, balbutia Jenny, rougissant de cette pudeur qui n’abandonne la femme qu’au dernier soir de la vie, il y a… que Dieu a béni nos amours. Dans quelques mois tu seras père.
Mac Allan frémit de la joie qu’éprouve une créature humaine à se savoir continuée dans la vie, et cette nouvelle arrivait à son heure pour effacer en lui de détestables impressions.
Jenny, qu’il aimait avec passion, et dont il se croyait aimé de même, semblait, par sa tristesse, aussi bien que par son inégalité de caractère, lui cacher certain mystère qu’il s’acharnait à vouloir pénétrer. Sans avoir précisément à se plaindre de sa jeune femme, l’Irlandais avait pu constater qu’elle nourrissait, en dehors de leurs amours, une préoccupation inexplicable, étrange, indéfinie : au fond de l’âme de Jenny, il avait surpris le remords.
Aussi accepta-t-il comme un heureux augure la prochaine maternité de son amie. Il y vit un motif nouveau de revenir à la raison et au sentiment des convenances, en légitimant une union à laquelle il n’allait plus manquer bientôt aucun élément de bonheur.
D’un mutuel accord, les deux jeunes gens décidèrent qu’ils se marieraient à Livourne, ville dont les communications restaient fréquentes avec l’Angleterre et qui, par le temps de blocus continental qui régnait alors, leur offrait l’avantage de posséder dans ses murs un agent consulaire de la Grande-Bretagne.
Mac Allan écrivit dans ce sens en Irlande, puis les deux jeunes gens, après avoir visité Rome, se rendirent à Livourne, en traversant Florence et Pise.
C’est là que nous les retrouvons, une fois de plus, quatre ou cinq jours après la délivrance de Jenny, qui mit au monde un délicieux poupon ; elle exigea qu’on lui donnât le nom de son père.
Tout était prêt pour la cérémonie du mariage. On n’attendait, pour y procéder, que les relevailles de la jeune femme.
Un jour que la malade s’étant assoupie, Mac Allan se trouvait dans un petit salon de son appartement, un jeune garçon, qui leur servait de domestique, vint lui remettre une carte de visite :
– Sir Patrice Wellinster ! lut l’Irlandais. Et se précipitant vers la porte, croyant qu’il s’agissait de lord Wellinster ; qu’il entre, et au plus tôt, cria-t-il.
Sir Patrice, ayant suivi son guide, parut dans l’embrasure de la porte ; il avait entendu la réponse de Mac Allan et saisi sa méprise.
– Pardon, sir Mac Allan, fit l’Anglais en s’avançant, vous comptiez voir le père, quand c’est le fils qui se présente, n’est-il pas vrai ?
Au ton dont ces paroles furent prononcées, à l’attitude du jeune homme, l’Irlandais comprit qu’il se trouvait en présence d’une provocation, et qu’une explication n’allait pas tarder à suivre :
– Tout ce qui porte le nom que vous venez de prononcer a le droit d’être reçu dans ce logis avec empressement, répondit-il. Que Votre Seigneurie veuille bien accepter un siège.
Sir Patrice n’avait jamais aperçu son adversaire. Il fut frappé doublement par la noblesse et l’énergie de son visage et par le ton digne, calme, posé avec lequel il s’exprimait. Par malheur, depuis six mois au moins qu’il courait après sir Edward, il se déclarait à bout de patience :
– Mac Allan, reprit-il, doit deviner ce qui peut amener chez lui le fils de lord Wellinster.
Ces mots affectaient de si près l’intention d’une grossièreté que, sans la ressemblance extraordinaire existant entre le père et le fils, l’Irlandais n’eût pas cru à l’identité de son interlocuteur :
– Mac Allan n’a pas appris à deviner, dit-il avec hauteur.
– Il sait du moins écouter, répliqua l’Anglais, et Wellinster le lui apprendra ; il s’agit, sir Edward, de nous couper la gorge.
Mac Allan était le plus courageux des hommes, mais il se trouvait si surpris par cette idée de bataille qu’on venait d’exprimer devant lui qu’il crût un instant rêver :
– Nous couper la gorge ? murmura-t-il. Vous et moi, sir Wellinster ? Et pourquoi ?
Ce fut le tour de sir Patrice de témoigner de son étonnement :
– Pourquoi ? dit-il. Avez-vous donc oublié ce qui s’est passé à l’hôtel de mon père ?
Mac Allan vit dans ces paroles une allusion à l’e********t de Jenny :
– Je n’ai rien oublié, mylord, reprit-il doucement, et la preuve c’est que je suis disposé à remplir mon devoir, à présenter à votre honorable père et à vous-même toutes les excuses possibles pour le trouble momentané que Jenny et moi avons pu jeter dans votre famille, surtout pour la façon rapide dont nous avons fui, malgré toute la bienveillance que daignait nous témoigner milord Wellinster. Mais notre conduite sera pleinement justifiée dans quelques jours.
– Il ne s’agit point de cela ! interrompit sir Patrice.
– Et de quoi s’agit-il alors ? demanda Mac Allan que la colère commençait à envahir.
– Allons ! s’écria l’Anglais un instant interdit par la placidité de son compatriote, est-ce que vous ne sauriez rien de sa conduite passée ?
– À votre tour, milord, que voulez-vous que je sache ? demanda sir Edward.
Patrice s’était assez avancé pour ne plus pouvoir reculer. D’ailleurs la passion qui l’avait entraîné vers l’institutrice de sa fille s’était accrue par le fait de l’éloignement et lui montait au cerveau en gerbes de sang. Il continua avec une sourde rage et presque sans réfléchir à l’infamie de sa conduite :
– Ce que je veux que vous sachiez, c’est qu’avant vous j’aimais miss Jenny, qu’elle m’a aimé avant de vous aimer, que je vous hais, et que vous aurez ma vie, si je suis assez maladroit pour ne pouvoir vous débarrasser de la vôtre.
– Vous avez menti ! s’écria Mac Allan blême de colère et de douleur.
L’Anglais resta froid devant cette insulte.
– Au fait, dit-il, elle est bien capable de vous avoir trompé comme elle m’a trompé moi-même. Tenez !
Puis ouvrant à la hâte un portefeuille, sir Patrice jeta sur une table, à portée de la main d’Edward, une liasse de lettres.