III - Sainte-Anne d’Auray

3249 Words
III Sainte-Anne d’Auray – Armelle, la voiture attend. – Tu as fait atteler trop tôt. – Ne m’avais-tu pas dit deux heures ? – Je te sens tellement pressé de partir. – Il est bien naturel que je désire voir ma mère et mon oncle Gabriel, que nous voyons si rarement et que tu aimes particulièrement, tu me l’as dit cent fois. – Oui, je l’aime, je l’aime beaucoup ; mais nos idées diffèrent tellement en tout… Madame de Kerpeulvan prononça ces paroles d’un air sombre, et, appelant Barba qui passait par le corridor, elle lui dit d’aller quérir Gunstan et Gwennola. Les deux enfants arrivèrent bientôt en grande toilette et conduits par Madalen, qui les regardait avec une douce satisfaction, tant elle les trouvait beaux dans leurs habits de fête. Madame de Kerpeulvan ne fit aucune attention à Gwennola toute parée par la double cascade d’or qui ruisselait sur ses épaules et dont les joues étaient aussi roses que les pétales délicats des œillets sauvages qu’elle tenait à la main ; mais elle fit subir un examen minutieux à Gunstan, dont l’élégant habit faisait ressortir la beauté naturelle. Quand elle l’eut bien examiné elle se dirigea vers la cour où se voyait un break attelé d’un ardent cheval noir. – Yankez, fais trotter Bayard jusqu’ici, cria Gunstan au cocher, un homme vigoureux d’une figure ouverte et gaie, qui avait quelque trait de ressemblance avec Madalen. Le cocher obéit ; le break vint s’arrêter devant la haute porte cintrée. – Maman, je veux aller sur le siège auprès de Yan, dit Gunstan. – Tu viendras où je serai. Gunstan fit un geste d’impatience. – Je veux aller, sur le banc de devant avec Yan, car je veux apprendre à conduire Bayard, reprit-il. Et sans attendre d’autre permission que la sienne, l’enfant escalada le marchepied, et s’assit sur le banc de devant. M. de Kerpeulvan et Nola, qui connaissaient ce genre de scènes familières, étaient paisiblement montés dans la partie inférieure du break. Gunstan se détourna pour regarder sa mère, et, craignant sans doute qu’elle ne le fit redescendre, il s’écria en se serrant contre Yan : – Mère, il y a place pour toi : on est très bien ici. – Vous serez très mal sur ce banc, mère, dit Nola en penchant sa blonde petite tête en dehors du break. – Non, car j’aurai le vent en face, et j’aime mieux cela, répondit madame de Kerpeulvan. Relevant d’une main ses longues jupes, elle saisit de l’autre la tige de fer, et, montant légèrement les deux degrés du marchepied, s’assit près de Gunstan qui s’empressa de donner le signal du départ. Bayard, stimulé par la voix et les encouragements de Gunstan, s’élança comme une flèche entraînant la petite voiture, maison roulante où chacun des membres de la famille de Kerpeulvan continuait son existence intime. Au fond du break, M. de Kerpeulvan et Nola causaient doucement de ceux qu’ils allaient visiter ou faisaient des remarques sur le paysage ; sur le banc de devant, madame de Kerpeulvan grondait Gunstan, qui voulait toujours conduire, ou le tenait enlacé par un mouvement qui lui était particulier et qui signifiait clairement : – Il est à moi, rien qu’à moi. Yankez le cocher était plein de complaisance pour Gunstan ; de temps en temps, quand l’enfant relevant les rênes au niveau de sa poitrine, affectait des airs d’homme, il regardait madame de Kerpeulvan et disait : – Comme il ressemblera à M. Trahec, madame ! Et madame de Kerpeulvan, souriant orgueilleusement, inclinait la tête en signe d’assentiment. Le petit cheval, stimulé par les cris vibrants de Gunstan, dévorait l’espace, et bientôt apparut à l’horizon la vieille église de Sainte-Anne d’Auray. Le break s’arrêta à la porte de la modeste auberge du Bon-Pèlerin, et, pendant que Yankez dételait, la famille de Kerpeulvan se dirigea vers une maison grise blottie en ermitage au milieu d’un verger dont la moitié avait été convertie en jardin potager. Dans une des allées de ce jardin un prêtre se promenait lentement, la tête découverte, ce qui permettait à la lumière de se jouer librement sur un front calme et dans chacune des rides d’un visage à la fois ascétique et suave. L’ascétisme ressortait d’une certaine rigidité de lignes exactement reproduite dans les attitudes du corps, la suavité rayonnait dans le regard, dans le sourire, et entourait d’une sorte d’auréole cette tête couronnée de cheveux blonds légèrement grisonnants. Ce prêtre, jeune encore, possédait évidemment la force faite d’humilité, d’énergie, de pureté qui distingue les êtres qu’une vocation surnaturelle arrache aux joies et aux douleurs éphémères du temps, pour les jeter dans les joies austères du sacrifice et dans les mystérieuses attentes de la vie à venir. Quand la cloche de la petite porte peinte en vert retentit, il se détourna et marcha vers les visiteurs avec le plus aimable sourire sur les lèvres. Le visage ordinairement si froid de madame de Kerpeulvan s’éclaira soudain, quand l’abbé de Kerpeulvan pressa ses deux mains dans les siennes en arrêtant sur elle ce regard dont l’être intimement uni à Dieu a seul le secret, regard perçant comme un glaive, mais comme un glaive dont la pointe distillerait du baume. – Grand-mère sera très heureuse de vous voir, dit-il. Quel superbe bouquet à ma petite Nola et quels parfums pénétrants s’en échappent ! Il prit le bouquet et ajouta : – Que le bon Dieu est bon d’avoir semé même dans le sable aride ces fleurs ravissantes au parfum exquis ! Sans elles, les populations qui vivent sur les côtes ne connaîtraient que les âpres senteurs des goémons. Est-ce toi qui as cueilli ces œillets, Nola ? – Oui, mon oncle, répondit Nola en reprenant son bouquet des mains de l’abbé Gabriel, et c’est pourquoi j’ai bien du plaisir à les porter à ma grand-mère. – Il devait faire, bien chaud sur les dunes, et tes petits pieds enfonçaient bien profondément dans le sable, sans doute. – Oui, mais Madalen me tirait après elle. – Je regrette beaucoup de ne pas être allé avec toi cueillir ces fleurs, dit Gunstan, qui vivait de bonnes intentions et de regrets. Gwennola sépara vivement le bouquet en deux et tendit la plus grosse partie à son frère. – Prends ces fleurs, Gunstan, dit l’abbé Gabriel ; ne vois-tu pas que tu doubles le bonheur de Nola ? Gunstan obéit et suivit le prêtre, qui se dirigeait vers un berceau de vigne et de lierre où les enfants pénétrèrent les premiers. Une dame âgée, très simplement mise, y était assise et semblait absorbée par l’ouvrage de tricot qu’elle tenait à la main. Le parfum pénétrant des bouquets d’œillets, lui, révéla la présence des enfants, elle leva les yeux, et des voix fraîches s’écrièrent : – Bonne-maman, nous vous souhaitons une bonne fête. Madame de Kerpeulvan, en bonne grand-mère, se montra fort attendrie et embrassa chaleureusement ses petits-enfants, son fils, et même sa belle-fille, qui n’avait rien qui appelât ce genre d’expansion. – Nola, ton dessin ! dit M. de Kerpeulvan en tendant à la petite fille un carton entouré d’une faveur rose. Nola le déroula et alla présenter à madame de Kerpeulvan un beau menhir dont la pointe perçait un superbe nuage noir. La grand-mère regarda longtemps le menhir à travers ses lunettes, puis le passa à son beau-frère, qui le présenta à madame de Kerpeulvan en disant : – Nola a des dispositions vraiment remarquables pour le dessin. – Oui, répondit indifféremment la jeune femme, ma fille a toutes les dispositions de son père… Eh bien, Nola, que signifie cette pose théâtrale ? La jeune fille, sur un signe de son père, venait de se placer au centre du petit groupe et levait sa main blanche par un geste plein de grâce. – Nola va nous réciter des vers, dit M. de Kerpeulvan ; elle a déjà une diction très pure et beaucoup de goût. Allons, ma fille, commence : Voici le Morbihan… Nola continua d’une voix limpide légèrement émue, et quand elle finit, toutes les mains applaudirent. – Mais je sais des vers aussi, moi ! s’écria Gunstan. Et, à la stupéfaction, de sa mère, il prit la place de Nola et se mit à déclamer les vers qu’il avait lus la veille avec un entrain qui faisait le plus grand honneur à sa mémoire. – Quelle mémoire ! dit M. de Kerpeulvan quand il finit : il n’a pas lu ce passage plus de quatre fois. – Nola me l’avait souvent récité sur la grève, dit Gunstan qui avait entendu la réflexion de son père. – Apprends-tu tes leçons avec cette facilité ? demanda l’abbé Gabriel. Gunstan regarda sa mère et hocha la tête négativement. – Il ne fait rien par continuation, dit M. de Kerpeulvan. – C’est toujours l’instituteur qui lui donne des leçons ? – Toujours. – Ma mère, vous vous occupez de mon fils, il me semble ? dit madame de Kerpeulvan, que cette conversation semblait agacer. – Oui, répondit la grand-mère en étendant sur ses genoux un large tricot de laine rouge, je prépare une vareuse de laine pour Gunstan, qui s’enrhume comme à plaisir, m’a dit Yves. – Elle sera très jolie, grand-mère, s’écria Gunstan, j’aime le rouge. Ce serait beau, un uniforme rouge : je regrette qu’il n’y en ait pas dans l’armée française. – Rêves-tu toujours d’être soldat ? demanda l’abbé Gabriel. – Oui, mon oncle. – Mais Saint-Cyr ne s’ouvre pas devant les paresseux. Un silence embarrassant suivit cette observation, qui maintenait la conversation sur un terrain brûlant. Depuis quelque temps déjà, une lutte sourde s’engageait dans la famille de Kerpeulvan à propos de Gunstan et de son avenir. M. de Kerpeulvan et l’abbé Gabriel désiraient ouvertement que Gunstan se préparât à embrasser une carrière ; madame de Kerpeulvan, dans son tendre absolutisme, manifestait non moins hautement la volonté de ne jamais se séparer de son fils. – Mes enfants, avec votre permission, je vais quérir la tarte aux fruits, dit madame de Kerpeulvan en grand-mère avisée ; un goûter en plein air sera bien agréable, il me semble, et vous devez avoir appétit. Viens avec moi, Nola. Elle partit avec Nola : l’abbé et M. de Kerpeulvan, qui s’étaient levés machinalement, arpentèrent l’allée en causant ; Gunstan demeura seul avec sa mère sous le berceau de vigne. Il avait pris le peloton de laine rouge de sa grand-mère, et s’amusait à le lancer en l’air et à le rattraper fort adroitement. Tout à coup il se tourna vers sa mère et la regarda fixement : – Si je veux être soldat, tu ne m’empêcheras pas de l’être, je pense, dit-il de son petit ton de tyran. Les sourcils blonds de madame de Kerpeulvan se croisèrent par une sombre contraction ; elle se leva, saisit son fils dans ses bras, et, fixant sur lui un regard à la fois despotique et passionné : – Tu seras ce que je voudrai, prononça-t-elle. Cet arrêt formulé, elle s’avança, froide et indolente comme toujours au-devant de sa belle-mère, qui précédait la tarte aux fruits délicatement portée sur les mains de Nola. Un couvert fut rapidement organisé sur le vieux chiffonnier qui passait l’été sous la tonnelle recouverte de vigne, et tout le monde fit honneur à la tarte. La conversation se tint dans les généralités : il fut beaucoup question d’une branche de la famille des Kerpeulvan du Guilvin, qui ne manquerait pas de venir souhaiter la fête à la grand-tante. Le goûter fini, M. de Kerpeulvan, l’abbé et Gwennola se levèrent d’un commun accord. – Ne viendras-tu pas faire ta visite à Sainte-Anne, Armelle ? demanda l’abbé. – Aujourd’hui, je viens uniquement pour ma mère ; mon oncle, si vous le permettez, je resterai avec elle. – Tenir compagnie aux infirmes compte parmi les œuvres de miséricorde, Gabriel, ajouta la vieille dame. – Certainement, répondit l’abbé avec un très doux mais très fin sourire. – À bientôt, mère ! dit Nola en offrant son front blanc aux lèvres de sa mère. – À bientôt, Yves ! Ne te perds pas avec ta fille parmi les ex-voto, et n’oublie pas l’heure du départ. M. de Kerpeulvan répondit à cette recommandation par un sourire d’assentiment et suivit l’abbé Gabriel qui s’éloignait avec Nola. Madame de Kerpeulvan demeura assise devant sa belle-mère. Par une habitude qui lui était chère, elle avait le bras droit passé autour du cou de Gunstan, qui, en ce moment, guettait un oiseau à demi caché sous le feuillage de la vigne. Mais l’oiseau s’envola, et Gunstan, arraché à sa contemplation, regarda autour de lui et dit : – Et nous, maman, qu’allons-nous faire ? – Ne te trouves-tu pas bien ici ? – Je n’ai rien pour jouer. – Le jardin et le verger te sont ouverts, dit la grand-mère en souriant. Si tu veux jardiner, Jean Kerbic est à ton service. Son regard alla chercher un petit vieux qui sarclait dans une plate-b***e voisine. – Vous employez toujours cet homme ? demanda madame de Kerpeulvan. – Oui, il est travailleur et fidèle. – Mère, dit Gunstan, pourquoi n’aimes-tu pas Jean Kerbic ? – Parce qu’il se conduisait fort mal autrefois. – Tu m’as dit qu’il a été en prison. – Oui, fit doucement la grand-mère ; aussi, quand le pauvre-homme est revenu, il ne trouvait d’emploi nulle part. Gabriel l’a pris, et sa conduite a été si bonne, que l’aventure est à peu près oubliée. Ses enfants sont bien placés, et il ne veut plus quitter, l’abbé auquel il doit tant de reconnaissance. – Mon oncle Gabriel est bon, bien bon, dit Gunstan. Et, ôtant vivement le bras de sa mère qui le retenait prisonnier, il se leva : – Je vais avec père et mon oncle, dit-il. Sans autre permission, il bondit hors de la tonnelle et atteignit les promeneurs au moment où ils passaient le seuil de la petite porte d’entrée. – Que veux-tu, Gustan ? demanda l’abbé. – Je viens avec vous : les du Guilvin sont peut-être à l’église. – Ta mère l’a permis ? – Je lui ai dit que je m’ennuyais. Sur cette réponse équivoque, Gunstan saisit la main de Gwennola et courut en avant. L’abbé de Kerpeulvan les suivit des yeux, et, se tournant vers Yves. – Ne vas-tu pas prendre un parti pour cet enfant qui grandit ? demanda-t-il. – Je n’ai encore rien obtenu d’Armelle, répondit tristement M. de Kerpeulvan. – Yves, il est temps d’exiger : l’avenir de Gunstan est véritablement compromis. – C’est ce que je dis et redis à sa mère. – Mais enfin elle a quelque raison de négliger ainsi, en quelque sorte systématiquement, l’instruction de son fils ? M. de Kerpeulvan soupira. – Elle en a une, répondit-il, bien qu’elle ne veuille pas l’avouer : c’est d’agir comme M. Trahec, qui l’a élevée à Kertan, auprès de lui, rien que pour lui. Elle ne consentira jamais à se séparer de Gunstan ; elle a reporté sur son fils l’idolâtrie qu’elle avait pour son père. – Ce serait une insigne folie, Yves : il faut l’empêcher. Yves s’arrêta, et, regardant son oncle : – Comment ? demanda-t-il. – N’as-tu donc aucun empire sur elle ? – Aucun. Elle fait de plus en plus sa volonté à l’aveugle : se mettre en travers de ses décisions, quelles qu’elles soient, serait aboutir à un scandale public. Je n’ai jamais pu obtenir l’ombre d’une fusion sincère entre nos volontés ; je l’ai ardemment désirée : maintenant je ne la regarde plus que comme une utopie irréalisable. Il faut qu’Armelle agisse sans contrôle, sans conseil, sans mesure. Elle a trouvé tout simple la séparation fâcheuse qui s’est établie à notre foyer domestique, dans nos intérêts les plus chers. « Je te laisse ta fille, me dit-elle sans cesse, ne t’occupe pas de mon fils. » L’abbé Gabriel s’arrêta : son visage sérieux devint triste. – Tu me fais trembler, dit-il. Gunstan n’est encore qu’un enfant, et il se montre déjà intraitable ; que sera-ce plus tard ? Yves, il faut lutter contre ce parti pris : il y va de ta dignité, de ta conscience, de ton devoir. Tu dois faire donner à ton fils l’instruction religieuse qui en fera un chrétien, c’est-à-dire un homme capable de lutter contre ses passions, et l’instruction universitaire qui en fera un homme utile à son pays. L’égoïsme-moderne des femmes devient un véritable fléau ; de notre temps, l’enfant est un jouet ou une idole, et ceux qui s’occupent des maladies morales de leur siècle seront bientôt obligés de ranger parmi les réformes urgentes l’éducation donnée au foyer domestique. Oui, il faudra porterie scalpel sur le plus admirable et le plus profond des sentiments d’un cœur créé : l’amour maternel. M. de Kerpeulvan écoutait la tête baissée : – Je sens que le moment vient où je devrai parler avec autorité, dit-il : ce sera la première fois depuis notre mariage ; mais l’âge de Gunstan m’y oblige. Quant au résultat, je n’ose le prédire. Je ne sais à quel tribunal il faudrait traîner ma femme pour lui faire comprendre que son fils n’est pas sa propriété exclusive. – Devant le tribunal de Dieu. – Malheureusement elle ne relève pas volontairement de celui-là. La pureté de sa vie exalte, je crois, l’orgueil de son esprit. En exprimant cette pensée, M. de Kerpeulvan se découvrit. Il touchait au seuil de la vieille église rendue vénérable par l’élan de piété qui y conduit les populations depuis tant de générations. Gwennola avait entraîné Gunstan devant le modeste autel où apparaissait, dans une boîte carrée de verre, la statuette dorée de sainte Anne. Une foule mélangée : des marins, des paysans, des femmes, des enfants, des infirmes, des étrangers de distinction, implorait la patronne de la Bretagne. Les deux enfants se glissèrent au premier rang et s’agenouillèrent. Gwennola, les mains jointes, son visage d’ange levé vers le ciel, priait avec une gravité ravissante. Gunstan, la tête sans cesse en mouvement comme une girouette, regardait les ex-voto qui couvraient les murs, les pèlerins, les voûtes, tout, excepté lui-même. La prière, science de l’âme, s’enseigne comme les sciences profanes ; on le voyait, Gunstan ne savait pas prier. Aussi se fatigua-t-il bien vite sur ses genoux et échappa-t-il à Gwennola, qui, toute à son rôle de bon ange, avait remis sa main dans la sienne. Il regagna seul la nef, et, en y arrivant, il aperçut des enfants qui la traversaient sous la conduite de leurs parents : il courut à eux et sortit en leur compagnie. Sous le porche, la famille de Kerpeulvan du Guilvin, – c’était elle, – fit une halte. Le père, un homme de cinquante ans, qui avait un toupet hérissé, des moustaches formidables et une figure inoffensive ; la mère, une petite Bretonne trapue, sans grâce, sans beauté, mais ayant dans la tournure, dans le regard, ce qui révèle la femme pratique, demandèrent à Gunstan des nouvelles, de sa famille. La petite fille et le petit garçon, également pourvus d’épais cheveux châtains, de grasse petites joues rouges, de petits yeux bleus mobiles, de petits nez crochus, de petits mentons à fossettes, se suspendirent aux bras de Gunstan, et Gunstan proposa tout de suite d’aller quérir son père, sa sœur et son oncle, ce que M. et madame du Guilvin ne voulurent pas accepter. Leur arrivée termina le débat ; on se souhaita très amicalement le bonjour, et l’on reprit ensemble le chemin, de la maison cachée sous les pommiers. Madame de Kerpeulvan promenait par les allées sa belle-mère, qui marchait péniblement et qui reçut à son bras les souhaits de fête des arrivants. Il fallut procéder à un second goûter ; arranger une partie à Kerpeulvan, pour les jours suivants, célèbres par la cueillette des goémons ; puis l’abbé Gabriel emmena les enfants dans le verger, où les projets, s’animèrent dans la passion, du jeu. – Jean Kerbic est très adroit, dit-il ; le voulez-vous momentanément à votre service, mes enfants ? Les enfants répondirent affirmativement, et, sur un signe du prêtre, le petit jardinier boiteux se dirigea vers eux. Bien qu’assez jeune encore, il avait un très vieux visage sous des cheveux blancs. Il alla chercher des cordes et des gaules pour organiser le jeu que Gunstan et Auguste du Guilvin imaginaient de faire, et se montra d’une complaisance à toute épreuve et d’une adresse rare. De temps en temps son œil intelligent s’arrêtait avec une expression étrange sur Gunstan, quand celui, saisissant d’autorité le commandement, malmenait Auguste et les deux petites filles. Une ou deux fois il reprit doucement Gunstan de son emportement et l’engagea à se modérer. – Me modérer, me modérer ! répondit Gunstan, tu parles comme un vieux tailleur que tu étais. Tu ne sais pas que je serai soldat et que je ne puis souffrir qu’on ne m’obéisse pas sur-le-champ. – Je sais bien que c’est dans votre, sang, monsieur Gunstan ; mais, croyez-moi, écoutez les bons conseils, même quand ils viennent, d’un pauvre vieux tailleur comme moi. Malgré ces petites dissidences, les enfants s’amusèrent beaucoup, proclamèrent Jean Kerbic l’homme le plus complaisant du monde, et, quand l’heure du départ fut sonnée, l’entraînèrent jusqu’à l’auberge du Bon-Pèlerin. Ce fut Jean Kerbic qui tint l’ardent petit cheval noir par la bride, pendant que la famille de Kerpeulvan, entourée de la famille du Guilvin, remontait dans le break. Le regard du petit homme se levait sans cesse vers madame de Kerpeulvan, assise auprès de Gunstan ; mais madame de Kerpeulvan gardait un silence dédaigneux et détournait les yeux avec intention. – Mais regarde donc Jean Kerbic, maman, dit tout à coup Gunstan, pourquoi ne le regardes-tu pas ? – Je n’aime pas les serviteurs infidèles. – Mais puisqu’il est fidèle maintenant ! – Qu’importe ! je ne puis oublier que mon père ne l’aimait pas. Comme elle prononçait ces paroles, Jean Kerbic lâchait la bride du cheval et soulevait humblement son vieux chapeau. – Vous allez vous faire écraser, Jean, dit l’abbé Gabriel ; qui regardez-vous comme cela ? – Celle que j’ai vue enfant et jeune fille à Kertan, monsieur : elle me fait l’effet d’une vision, tant elle ressemble à son père.
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