III - Entrée dans le monde

1759 Words
III Entrée dans le mondeMon oncle décida que, selon l’usage, je commencerais mon premier pas dans la société par des visites. La pensée que je serais bientôt admis dans les soirées de Falaise m’aida seule à supporter l’ennui de cette parade publique. Chemin faisant, je rencontrai une de ces femmes longues, sèches, guindées, à l’accent raide, bref et brisant, une de ces femmes que les plus petites villes renferment toujours au nombre de deux ou trois. Elles passent dans le pays pour les redresseuses de torts de la jeunesse, affectent une froideur, une pruderie à vous décontenancer, ne manquent jamais de faire la leçon au débutant qu’on va lancer dans le monde, et terminent toujours par un haut-le-corps, qui signifie : – tenez-vous bien, tenez-vous droit. – Ces femmes-là sont le cauchemar de l’adolescence. Celle que je vis dès l’abord s’arrogea sur moi le droit de mère ; et, sans savoir comment ni pourquoi cela me tombait, je reçus pour l’avenir un avis en forme de mercuriale, qui me trouble encore le cœur quand j’y songe : car il fut la cause du premier chagrin que je fis éprouver à mon excellent oncle. Je me permis de répondre par un air insolemment moqueur aux sorties plus que suffisantes de cette dame, qui s’en aperçut et qui s’en prit presque à mon parent de ce qu’elle appelait ma mauvaise éducation. Lui, qui jusqu’à ce moment avait été fier de son neveu, jeta sur moi un de ces regards qui sont plus poignants que des paroles de reproche. Quant à la femme longue et sèche, elle ne me pardonna jamais le ton que j’avais pris avec elle ; et, sans pitié pour mon extrême jeunesse, elle ne perdit pas la moindre occasion de me dénigrer. Je la voyais partout comme mon mauvais génie, et il suffisait de sa présence dans une fête pour que tous mes projets de joie s’exhalassent en tristesse. Au premier bal où j’allai, ses yeux, qui me semblaient être éternellement cloués sur moi, me jetèrent dans un trouble difficile à décrire. Je voulus inviter quelqu’un à danser avec moi : ma phrase se brisa net, sans que je pusse retrouver une parole pour achever mon invitation. Je voulus danser : je donnai gauchement un coup de pied à ma danseuse, et je faillis m’offrir en risée aux spectateurs par une chute sur le carreau. Décidément cette femme, qui se nommait madame Deicthal, me portait malheur, et je la déteste encore de toute la force de mon souvenir : haine que sans doute elle me rend bien… et que plus tard je n’ai que trop méritée. J’oubliais de dire que cette bonne âme était dévote ou du moins affectait de l’être. On ne médit jamais mieux qu’au sortir de l’église ; témoin les rendez-vous de caquetage qu’on se donnait, à Falaise, tous les dimanches après la grand-messe, sous le manteau de la cheminée des initiés. Les initiés, en province, sont en général de petits beaux-esprits des deux sexes, qui se tiennent entre eux au courant de tous les cancans de la ville, et qui en inventent si les sacrifiés n’en font pas naître assez. Les sacrifiés jouent, à peu de chose près, le rôle du novice ou du conscrit dans un régiment. Ce sont eux que le ridicule prend pour point de mire. Ils n’endossent pas une robe, un habit, ne font pas une démarche, ne se permettent pas de glisser le plus petit mot, qu’ils ne soient incontinent traînés aux gémonies de la petite ville. Ils n’ont pas même la liberté de donner une fête, qu’elle ne soit exposée à un déluge de brocards. – Nous avons beau faire pour amuser le monde, disait un soir un de ces pauvres sacrifiés : on rit toujours de nous. Ce sont du reste des gens malencontreux et qui, pour la plupart, sont en arrière même des progrès de leur endroit. Il y avait de ces gens, à Falaise, qui se félicitaient toujours de leurs ridicules ; et une femme de cette espèce infortunée ne se tenait pas d’aise, un jour, devant moi, parce qu’elle avait, disait-elle, trouvé deux gilets pour ses fils dans un fond de culotte de son mari. À chacune de ces nouvelles découvertes elle ajoutait même, en forme de ritournelle : – Le bon et le beau sont toujours de mode. – Us antique, auquel ne font jamais défaut ces Béotiens de province. Mes mésaventures au premier bal auquel j’assistai me servirent de leçon pour le suivant. À celui-ci, j’étais déjà dans la ligne des progrès, et j’admirais la manière dégagée avec laquelle je portais mes bras et ma tête, que peu de jours avant j’aurais volontiers jetés au diable. Je me hasardai à parler à ma danseuse, je risquai quelques réflexions sur l’élégance de son costume et sur la fraîcheur de sa parure. J’avais bien envie d’en dire davantage : mais je n’osais. Je me pris aussi à observer ce qui se passait autour de moi, et, moins absorbé par le mirage des fleurs et de la toilette, moins étourdi par les accords de l’orchestre et les enlacements de la danse, je commençai à étudier le moral des hommes sur leur physionomie extérieure. Je vis de pauvres jeunes personnes qui ne dansaient pas, que nul n’invitait, moins à cause de leur peu de beauté qu’en raison de leur peu de fortune. À leur sourire contraire, je devinais les tristes pensées qui passaient dans leur âme, et je souffrais autant qu’elles de l’abandon qu’elles éprouvaient. Je compris, à l’air d’insultante pitié que promenaient sur elles les heureuses de la fête, que la jalousie est un sentiment généralement inné chez les femmes, et que la vanité peut ravir toute sensibilité à leur cœur. En ce temps-là, la province n’était pas encore ce qu’elle est aujourd’hui. Plus renfermée en elle-même, elle cherchait moins à imiter Paris. Elle était empreinte encore d’un caractère particulier et tranché. Elle avait gardé sa franche bonhomie. On jouait encore dans les sociétés les plus choisies aux jeux innocents ; la ronde même n’en était pas proscrite ; les soirées s’y passaient gaîment et sans cérémonie ; et le spéculatif écarté était à peine connu, même de nom. On y dînait moins bien qu’à présent, il est vrai ; mais on y dînait plus souvent en réunion d’amis. Aujourd’hui, la province se donne presque des airs de grande dame. De là vient sans doute qu’elle tombe plus que jamais dans la caricature. Il me semble toujours voir une de ces marchandes de la rue Saint-Denis, à qui la régence délivrait, au dix-huitième siècle, à beaux deniers comptants, des parchemins et des entrées à la cour ; son fard est mal appliqué sur sa joue ; sa toilette est quelquefois riche, mais toujours mal portée ; et ses pieds inaccoutumés font un perpétuel faux pas sur le parquet des salons ou s’embarrassent dans les tapis. J’aurai bientôt l’occasion d’en dire davantage sur la province, où commençait déjà à se perdre tout l’abandon d’autrefois, où la morgue des castes et leurs haines réciproques se dessinaient déjà dans les tourmentes politiques. Comme le second bal auquel j’assistai avait lieu chez le sous-préfet, et qu’en sa qualité d’homme du gouvernement, celui-ci, en dépit de ses préjugés particuliers, avait été obligé de réunir plusieurs nuances de société, je pus remarquer les lignes de démarcation qui se tranchaient jusque dans les quadrilles, et les petites moues de dédain que se renvoyaient tour à tour noblesse, finance et bourgeoisie. Une sorte d’aventure que mon esprit saisit mal à cette époque, vint froisser un instant mon amour-propre, jusque-là si satisfait de mes progrès, et signale ce second bal à mon souvenir. Entre les contredanses – dont soit dit en passant je ne manquais pas une, si bien que j’en avais la plante des pieds brûlante et presque en sang – une dame d’environ trente ans m’attirait toujours vers elle par quelques paroles d’obligeance ou de négligentes plaisanteries. Je vins m’asseoir auprès du fauteuil qu’elle occupait. – Je ne danse pas ordinairement, me dit-elle ; cela me fatigue : mais vers la fin du bal, je danserai, si vous voulez, avec vous. – Il n’y a rien qu’on ne se permette avec les pauvres sortants du collège. Y a-t-il une corvée à faire ? la fille d’un adjoint à inviter ? en avant deux le débutant ! En raison même de sa jeunesse, on append à son bras toutes les douairières de la danse, et quand ils n’invitent pas on s’invite avec eux. Ainsi agissait avec moi, sans cérémonie, cette dame, qui d’ailleurs me convenait autant qu’une autre. J’acceptai. Nous prîmes nos places : mais elle s’occupa moins de la danse que d’engager avec moi la conversation dont je n’entrevis le sens que beaucoup plus tard, c’est-à-dire quand l’heure était passée d’en profiter. – Vous apprendrez bien des choses, me dit-elle, à présent que vous êtes lancé dans la société. – Pauvre s*t, je m’estimai trop heureux alors que le changement des figures de la contredanse vînt, le plus souvent possible, briser notre conversation. De mon embarras, qui cherchait à se donner le change par un avis assez niais donné de temps à autre à ma danseuse, naissaient des quiproquo dont un tiers se serait plus amusé que du bal. – Mais oui, madame, lui répondis-je sans prendre garde au sourire dont elle accompagnait ce début. – Oh ! mais vous ne savez pas quelles sont ces choses, vous qui soupçonnez à peine encore qu’il existe deux sexes sur la terre. – Mais, pardon, madame ; je sais fort bien, je vous jure… – Vous les aimez donc déjà, les femmes ? interrompit-elle avec une intention que je ne devinais pas. – Chassez-croisez-quatre, m’écriai-je, impatient de voir que ma danseuse allait mettre en danger la contredanse. – Vous êtes encore dans toute l’innocence du collège, reprit-elle malicieusement quand la mesure ramena ses pas et sa main vers moi. Ici, je me rappelle que je rougis et que je devins honteux, sans trop m’en expliquer la cause. – Mais vous vous formerez, continua-t-elle ; seulement je voudrais bien savoir ce que votre jeune cœur éprouve déjà, quand vous vous trouvez auprès d’une femme et que votre main touche la sienne, quand vos bras s’enlacent dans les siens… comme dans la valse, par exemple… Si vous saviez valser, vous valserions ensemble, ajouta-t-elle avec des yeux ardents. – Le moulinet ! le moulinet des dames ! interrompis-je de plus en plus impatient de perdre le fil de la contredanse. – Vous êtes d’une naïveté charmante, reprit cette femme avec un accent de dépit quand le moulinet fut fini ; mais n’importe, je vous formerai, si vous y consentez et si vous me jurez obéissance, discrétion et fidélité. – Balancez vos dames ! repris-je à mon tour, bien plus préoccupé des pas de ma danseuse que de ses paroles, auxquelles je ne comprenais pas une panse d’A. – Le petit s*t ! dut-elle se dire en elle-même. Le fait est que la contredanse finie, cette femme, naguère encore si prévenante à mon égard, me planta là brusquement et sans plus m’adresser une syllabe. Partout où je la retrouvai, elle affecta pour moi une indifférence qui tenait du mépris ; et je sus même qu’elle me traitait de jeune homme sans moyens et de niais. Elle devint une de mes antipathies, un de mes cauchemars, comme la femme longue et sèche qui s’était mêlée de me morigéner naguère. Mais l’une du moins avait bien ses raisons pour m’accuser. Enfant que j’étais, je ne comprenais rien d’elle alors, pas même sa haine… Et maintenant je nombre une à une toutes les voluptés qu’elle eût éprouvées à m’instruire, voluptés dont mon insoucieuse ignorance l’a si cruellement privée ! Enfant que j’étais !
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