II - Mon éducation

1065 Words
II Mon éducationC’était ce qu’on appelle une bonne pâte d’homme que l’oncle aux soins duquel ma pauvre mère avait remis ma jeunesse. Comme tous il avait bien ses travers. – Eh ! qui n’en a pas dans ce monde ? – Ainsi il avait la passion du cumul, cumul fort innocent du reste, et la manie des honneurs. Tout à la fois membre du conseil d’arrondissement, du conseil municipal, du conseil des hospices, du bureau de bienfaisance, du conseil de charité et du conseil des écoles primaires, il se sentait plus à l’aise sous ce faix de grandeurs ; et il n’eût pas cédé pour tout au monde sa part des cordons du dais à la Fête-Dieu : car, en outre des fonctions que j’ai énumérées, il était encore marguillier, mon oncle, et le dimanche, en cette qualité, il pouvait aller se rengorger dans sa stalle au chœur de la paroisse ; marguillier, que dis-je ! et de plus commandant des gardes nationales de sa ville. Aussi blâma-t-il fort l’inertie dans laquelle le gouvernement d’alors laissa tomber cette digne garde dont il était le chef, et il prévit qu’il en arriverait malheur. Il faisait si beau le voir sous ce costume, quand, les tambours battant aux champs, il marquait le pas sous la voûte et sur les dalles sonores de l’église ! Ce fut bien pire encore quand la restauration eut négligé la livrée verte argent, dont l’empire avait affublé l’administration des domaines ; il fut le dernier à la quitter, et il soutint jusqu’à la fin que l’ordonnance impériale n’était pas rapportée. Toutefois le solide avait son tour, et c’était pour y satisfaire que mon oncle avait sollicité et obtenu la place lucrative de conservateur des hypothèques à Falaise. Ce brave homme, auquel je ne pense jamais sans émotion, avait exercé le célibat jusqu’à l’âge de cinquante-huit ans. Mais un jour il se demanda quelle était la cause de la mélancolie qui, depuis quelque temps, lui courbait la tête et lui mettait des larmes dans les yeux. Il regarda autour de lui, et ne voyant rien que sa solitude, il laissa s’échapper de sa poitrine un long et douloureux soupir. Il avait enfin compris que ce je ne sais quoi qu’il éprouvait venait de son isolement même. C’est que si le célibat convient à la jeunesse, qui, par les élans de son imagination, tient à tout, vit avec tout, s’identifie avec tout, ramène tout à elle, et s’empare de tout, il n’en est pas de même pour un âge plus avancé, qui n’a plus cette énergie moralement cosmopolite. Le cœur de la vieillesse, comme son regard, ne sait plus se porter si loin. Il veut trouver ses sensations auprès de lui ; et la main du vieillard a besoin de palper les objets pour y croire. Mon oncle s’était raisonné à peu près de la sorte, et il songeait sérieusement à se marier. Il était encore flottant entre le soupçon qu’inspire toute jeune femme à des cheveux grisonnants, la crainte d’épouser une vieille dont il deviendrait peut-être le garde-malade, et l’ennui plus intolérable encore d’avoir à supporter les tracasseries, les grands airs, les belles prétentions et la suffisance d’une coquette de quarante-cinq ans, lorsque la perte cruelle que j’éprouvai le tira d’embarras. Il résolut de me garder auprès de lui, et de placer en moi toutes ses affections, tout cet attachement qu’il rêvait, pour rompre la monotonie de sa solitude. Il ne songeait pas que l’intérêt même et l’amitié qu’il me portait, le forceraient bientôt à m’éloigner de lui. Sachant que l’éducation est un des premiers bienfaits dont on puisse jouir dans une société éclairée, il ne tarda pas, en effet, à postuler une bourse pour moi dans quelque lycée. Mes droits étaient écrits sur les services de mon père, comme ceux de beaucoup d’autres l’ont été depuis dans les billets parfumés d’une protectrice ou les apostilles d’un homme en place. La bourse demandée fut obtenue, et le lycée de Caen fut désigné comme un complément de cette faveur. Je passe sur les circonstances de ma vie de collège. Chacun a ouï conter mille fois ces espiègleries d’écolier qui conspire éternellement contre le maître d’étude. Qu’il me suffise de dire que je fus un élève ordinaire, comme on l’entend sur les banquettes de la classe, n’appartenant point à ces crétins dépourvus de toute faculté mentale, que les professeurs négligent trop souvent ; n’appartenant point non plus à ces illustrations d’enfance qui reviennent au logis toutes parfumées du laurier-sauce de collège ; illustrations trop souvent illusoires et ridicules, qui vont pour la plupart s’ensevelir dans une arrière-boutique de nouveautés ou dans un bureau de finances. En somme, j’avais appris dans mes études tout ce qu’il est bon d’en garder ; ce genre de connaissances et de facultés, qui ne se développe jamais bien que sur un plus vaste théâtre, et dans le contact des hommes et des choses. Maintenant que j’ai touché à mon moral, pourquoi n’ajouterais-je pas deux mots sur mon physique ? Pourquoi, lorsque j’ai là ma glace devant mes yeux, ne dirais-je pas que j’avais une tournure assez satisfaisante, une physionomie assez nettement esquissée, et sur laquelle se laissaient déjà lire les pensées vives et folles qui traversaient mon imagination ? Quand on se fait en quelque sorte son historien, il ne faut pas plus reculer devant la crainte d’être taxé d’amour-propre, que devant celle d’avouer ses défauts ; et je donnerai une assez large part à ceux-ci pour qu’il me soit permis de retracer les qualités dont je me crois doué en retour. Pendant les vacances, j’étais le joujou des demoiselles de la meilleure compagnie de Falaise. Comme j’étais un enfant sans conséquence aucune, elles m’apprenaient à dire de jolis riens, à me tenir dans le monde ; elles ne se formalisaient pas de recevoir un b****r de mes lèvres innocentes, se plaisaient à passer leurs doigts dans mes cheveux blonds et bouclés ; et quelquefois, comme la comtesse Almaviva au page de son mari, elles plaçaient coquettement un de leurs bonnets de gaze sur ma tête, qui se prêtait volontiers, je vous jure, à ces chastes passe-temps. Tout cela cependant avait produit ses fruits, et m’avait mis dans l’âme un avant-goût du monde, un désir d’y entrer qui me fit pousser un grand – Enfin ! – de joie et d’extase, quand je posai pour la dernière fois le pied sur le seuil du lycée. La porte massive se referma derrière moi comme une barrière qui coupait ma vie en deux parts. Si elle avait pu prendre la voix de mon vieux régent de philosophie, elle m’aurait crié : – Va donc, insensé ! Mais sais-tu où tu vas ? Un jour viendra où tu regretteras ce que tu laisses derrière toi et qui te pesait tant. – J’avoue que j’en suis encore à connaître ces prétendus regrets ; et que le bonheur seul de respirer l’air que je veux, dans des limites qui ne me sont imposées par qui que ce soit, suffira longtemps encore pour compenser toutes mes joies du collège… si joie il y eût.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD