IV - Je fais un vers

1537 Words
IV Je fais un versSi j’ai négligé jusqu’ici de vous tracer la silhouette de mon cher oncle, c’est simplement que j’attendais qu’il se posât d’une manière favorable. Je l’attendais dans son élément, dans son atmosphère parfumée d’une odeur de vieux papier, dans le site qui convenait le mieux à ce tableau comme à ce portrait ; j’attendais mon oncle dans son bureau d’hypothèques. À voir cette vénérable et grosse tête à cheveux aplatis, gris et luisants de pommade et de poudre ; à contempler cette bouche qui souriait aux additions et aux soustractions, comme semble sourire l’accent circonflexe à l’E long ; ce nez, d’aussi bonne prise au moins que le nez opulent de Scarron, et qui vacillait vers son extrémité, en forme de croupe, comme un monument trop surchargé vers son sommet ; ce nez que naguère encore les branches de vertes besicles avaient labouré vers son milieu, comme la charrue fait un sillon ; à mesurer ce corps gros et court, qui s’enfonçait par-devant dans l’échancrure d’une grande table de chêne à quatre caisses, et par-derrière dans un coussin de cuir percé avec intention, et que supportait un large fauteuil de canne, si frais aux jours d’été ! À contempler tout cet ensemble d’homme, dis-je, se détachant avec une plume sur l’oreille gauche et une autre dans la main droite, sur un fond de registre en parchemin, vous fussiez devenu peintre malgré vous. Qui se le représenterait seulement, avec la physionomie que j’ai indiquée, sous le plumet tant regretté de commandant en chef des gardes nationales de Falaise, ne pourrait se faire qu’une bien faible idée du mérite de mon oncle. Là, il était beau, sans doute ; mais, ici, siégeant dans ses bureaux, il était sublime ; et qui l’eût vu trôner de la sorte, se fût infailliblement écrié : Voilà le dieu de la bureaumanie. Et mon oncle l’eût effectivement été, si les sylphes, les feux-follets et autres vapeurs romantiques ne s’étaient pas mises, vers ce temps, à l’encontre de l’Olympe antique, pour en détrôner les dieux. Voilà pourquoi, après quelques jours passés dans les fêtes, à ma sortie du collège, il ne me laissa ni paix ni trêve que je n’eusse pris rang au nombre de ses commis. Par forme d’encouragement, il me promit une gratification en retour de mon travail. C’était la seule chose qui me tentât dans l’affaire, et le désir de me donner de la sorte un costume complet confectionné dans la capitale, comme en portaient déjà les beaux-fils de la ville, me soutint quelques jours dans les meilleures dispositions bureaucratiques. Malheureusement je n’avais pas en moi plus d’aptitude à la petite administration départementale, que plus tard je n’en devais avoir à la haute. Une frénésie littéraire, qui me prit tout à coup, acheva de détraquer ma cervelle assez peu arithmétiquement organisée, et faillit à faire le désespoir de mon oncle. Voici comme cela me vint : Depuis qu’on ne s’occupait plus de guerre et de victoire – on était en 1817 – il fallait bien donner à l’imagination quelque autre aliment. On avait, il est vrai, la ronde et les jeux innocents dont j’ai déjà eu l’occasion de vous entretenir ; mais on ne pouvait pas toujours tourner ; et puis un beau soir on trouva trop, ou pas assez, d’innocence dans les jeux innocents, et ils furent laissés de côté. Que devenir ? En hiver les soirées sont si longues ! On se réunit d’abord autour d’une table surchargée de corbeilles à ouvrage, et pendant que les demoiselles faisaient des œillets et des dents à leurs chiffons, les jeunes gens de Falaise papillonnaient autour d’elles. Les plus forts tournaient le compliment ou devinaient la charade. Le vrai Mathieu Laensberg liégeois n’en fournissant pas suffisamment à leur esprit de sphinx, ils se prirent à en composer et à en proposer de leur fabrique. On s’imagine aisément qu’il n’y avait pas dans Falaise grand nombre de talents de cette logogriphante espèce ; et ce n’était pas petit honneur, je vous jure, que d’être compté parmi eux. C’étaient les génies de l’endroit. Ils furent bientôt les seuls admis aux causeries de ces dames et de ces demoiselles, qui avaient poliment expulsé de leur société les petites filles… qui ne comprenaient pas. Comme notre siècle est éminemment progressif, même ailleurs qu’à Paris, il advint qu’à Falaise, de la charade on s’exhaussa jusqu’au bout-rimé, du bout-rimé jusqu’à l’anagramme, de l’anagramme jusqu’à l’épithalame, de l’épithalame jusqu’à l’élégie inclusivement. La satire était proscrite comme dangereuse et attentatoire à l’ordre de choses qu’on venait d’établir. Et c’était grand-raison, car ce fut elle qui plus tard, se faisant passage par les fentes des portes et par les fenêtres, vint troubler, – l’inconvenante ! – ces camaraderies de province. Quant à la médisance verbale, elle était toujours de mise : il y avait là des femmes désœuvrées, des femmes beaux-esprits, des femmes dévotes : c’est tout dire. Tant il y eut, que s’engendrèrent alors par toute la France, – Falaise y compris, – des bureaux d’esprit des deux sexes, tels que Paris n’en a pas revu depuis des siècles, même à l’Abbaye-au-Bois. Ce fut une recrudescence de l’hôtel Rambouillet, une calamité publique, une inondation, un cataclysme de vers. Depuis le monosyllabique jusqu’à l’alexandrin, sous toutes les formes, sous tous les mètres, sous toutes les longueurs, ils inondèrent les honnêtes gens, qui n’entraient pas dans un boudoir de Philaminte au petit-pied sans en bailler d’effroi. Je n’échappai à l’influence ni du lieu ni du temps. Je tins à orgueil d’être reçu dans les coteries littéraires de Falaise, et je ne dormis plus que je n’eusse fait au moins un vers. J’en étais préoccupé plus encore que je ne le fus depuis par ma première pensée d’amour. Je dédaignais le travail aride des bureaux de mon oncle ; je le faisais à la hâte ; et j’en étais sans cesse réduit, par mes distractions, à me servir du grattoir pour réparer mes erreurs. Mon oncle entrait dans de saintes fureurs, et m’accusait d’être la cause des notes menaçantes dont l’inspecteur émargeait ses registres. Je ne l’entendais qu’à peine, tant mon cerveau était rempli de mon idée fixe. Un vers ! un seul !… Je le demandais au jour, je le demandais à la nuit. C’était vraiment plus qu’une passion : c’était une folie. Enfin un mariage eut lieu dans Falaise. Je me le rappelle encore. Le fiancé se nommait Chéron. Bienheureux nom, qui m’apportas tout un bonheur. Oh ! comme je te bénis alors !… Grâces à toi je pus être mis au rang des poètes de ma petite ville. C’était le matin qui précéda la soirée des noces à laquelle j’avais été invité. Je me tenais, dans le bureau de mon oncle, la tête appuyée sur ma main dans l’attitude de la réflexion. Tout à coup je me lève en m’écriant : – Je l’ai trouvé ! je l’ai trouvé !… – Et tout gesticulant, je renversai une écritoire sur le registre le plus important de la conservation. Mais qu’importe ! j’avais trouvé mon vers, le vers tant cherché, tant médité ! Je me présentai donc, le soir, le front haut et les cheveux effarés à l’instar du génie, et quand arriva la fin du souper que j’attendais impatiemment ; quand, échauffé par la circonstance et par le vin, chacun lança son couplet en l’honneur du mariage, moi aussi je lançai mon impromptu du matin, et me tournant, tour à tour, vers la fiancée et vers le fiancé – vous vous rappelez que le monsieur se nommait Chéron – je dis tout d’une haleine : Vous chérissez Chéron, et, chère, on vous chérit. Le calembour eut un succès d’applaudissements à faire s’écrouler le plafond de la salle à manger. C’était beau ! c’était divin ! c’était sublime ! étourdissant ! délirant ! écrasant ! – absolument comme chez certains poètes que je sais aujourd’hui dans Paris. M. Victor Hugo, ma foi ! n’eût pas marché mon égal. Le lendemain arriva, car toute fête a son lendemain, et je retrouvai mon registre et la fatale page toute voilée d’encre. Mon oncle ne l’avait point encore vue. Comment lui tenir cette mésaventure cachée ? Je ne trouvai qu’un moyen : déchirer la page. Malheureux ! je ne savais pas ce que je voulais, je ne savais pas que chaque folio et chaque verso étaient côtés et paraphés par le directeur de l’enregistrement, et que j’allais mettre ainsi mon oncle en danger de perdre sa conservation. Par un reste de bonheur, au moment où j’allais exécuter mon projet, un commis s’élança vers moi, et, me saisissant au bras, s’écria : – Arrêtez, il y va de l’honneur de votre oncle ! – Je demeurai stupéfait. On m’expliqua le danger de mon action. Mon oncle arriva sur l’entrefaite. Je ne trouvai rien de mieux à faire que de lui avouer ma faute. Il jeta un regard de douleur profonde sur le registre ; et puis portant sur moi des yeux où roulaient des larmes de regret : – Mon neveu, dit-il, j’avais l’espérance de vous obtenir provisoirement un brevet de surnuméraire de l’enregistrement et des domaines à Falaise ; mais je désespère de vos facultés dans cette carrière, et mieux vaut que vous la quittiez que de mettre ainsi chaque jour ma réputation de bon conservateur en péril. Nous verrons à vous pourvoir autrement. – Je devinais bien qu’il en avait l’âme navrée, mon pauvre oncle, de ne pas me trouver les capacités nécessaires à sa partie. Et je fus triste, deux grandes heures, de sa tristesse. Mais mon vers ne tarda pas à me revenir en tête. – On en doit causer par la ville, me dis-je ; et je sortis dans la rue, et j’abordai toutes les personnes de ma connaissance qui se trouvaient sur mon chemin ; me flattant, à part moi, qu’elles m’adresseraient leur compliment : et quand je voyais quelque passant sourire, je souriais aussi, me disant : C’est sans doute à mon vers qu’il pense. Oh ! j’étais bien heureux. Depuis ce temps je me permis mon libre parler sur les poètes d’autrefois et de l’époque ; je glosai sur Ronsard, sur Chapelain, sur Brébeuf, dont je savais les noms d’après Boileau. Je tranchai sur Voltaire – épître des Vous et des Tu particulièrement que j’aimais par-dessus tout. – Je hasardai mon mot sur les Messéniennes, les seules poésies à la mode alors. En un mot, je fus un bel esprit. Plus tard je ne fus pas tant : mais on assure que je fus mieux, modestie à part.
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