I - Une mère

1354 Words
I Une mèrePeu vous importe, n’est-ce pas, le pays où j’ai vu le jour et la famille d’où je sors ? – Que je sois né en deçà ou par-delà la Loire, au nord ou au midi, Gascon ou Normand, vilain ou gentilhomme, prolétaire ou bourgeois, riche ou pauvre hère, que vous importe, je vous prie ? – Aussi ne vous lancerais-je pas à la tête un mot de tout cela, si en vous disant d’où je viens, je n’espérais vous faire pressentir où je vais. Vous saurez donc que le dix-huitième siècle, dont les commencements s’étaient traînés dans la vieillesse dévote du grand roi, les orgies de la Régence et les prostitutions du Parc-aux-Cerfs, venait, n’en pouvant plus de débauche, de rapine et de sang, de finir dans la pourriture du Directoire, à la jeunesse dorée de Fréron ; et sous le talon de la botte éperonnée d’un soldat auquel il servait de piédestal, le dix-neuvième siècle commençait à poindre, au bruit du canon et des chants de victoire, au milieu de l’humiliation des ennemis de la France, et tout retentissant déjà du grand nom, qui, – à voir le train dont vont aujourd’hui les hommes et les choses, – sera seul à le remplir de sa gloire. C’est alors que je suis né, moi Charles Didier, un bon compagnon, vraiment ! et si une vie qui a commencé au milieu de si grands évènements, a été obscure, si elle est restée en chemin, si elle a été gaspillée, en un mot, eh bien ! mon Dieu, ne vous en prenez pas à moi ; dites que j’ai fait comme mon siècle : je suis né avec lui et je marche avec lui. Ses commencements ont été gigantesques, n’est-ce pas ? Or, par ce qu’il est devenu, vous devinez déjà ce que je suis devenu moi-même, avec les meilleures dispositions cependant pour être quelque chose. Or, comme le plus hardi faiseur de prophéties n’oserait pas vous dire comment il finira, je ne pourrai pas vous apprendre non plus comment je finirai moi-même, pauvre satellite qu’entraîne dans son orbite cet astre qui s’éclipse après avoir eu tant d’éclat. Ni gloire, ni liberté aujourd’hui, mon Dieu ! après avoir eu de tout cela : pauvre siècle ! Ni plaisir, ni bonheur aujourd’hui, mon Dieu ! après avoir joui de tout : pauvre jeune homme ! Mon père, comme vous le pensez bien, était soldat à cette époque où, dans les camps seulement, un homme de courage et d’honneur et qui se respectait un peu, pouvait servir utilement son pays. En effet, il était alors fort difficile et aussi dangereux de mener la vie de château ; de plus, tout le monde n’avait pas la vocation d’aller pérorer au milieu de nos mille barbouilleurs de lois, ou le courage de se traîner à la suite de Barras et consorts pour voir s’il n’y avait pas encore au cœur de la France, dont ces messieurs avaient fait un cadavre, une fibre qui ne fût pas détendue, une veine qui ne fût pas épuisée. Mon père était donc soldat. Après avoir échappé au yatagan des mamelouks, à la spingole des Tyroliens, au couteau des moines en Espagne, mon père fut emporté par un boulet autrichien, à la tête de son régiment, le jour de la bataille de Wagram. C’était une belle mort ! il eut de magnifiques funérailles comme Napoléon en savait faire et ordonner. J’ai pleuré mon père depuis, beaucoup plus que je ne le pleurai alors, moi, enfant, qui ne savais pas ce que c’était que l’avenir, et qui n’avais pas pu apprendre ce qu’étaient la tendresse et la sollicitude d’un père ; car je n’avais été embrassé que deux fois par le mien : la première quelques jours après ma naissance, – et je ne m’en souvenais pas ; – la seconde un jour que, se rendant d’un champ de bataille du midi vers un champ de bataille du nord, il se détourna de quelques lieues pour venir se rappeler au souvenir de sa femme, comme il disait, le brave homme ! C’est que dans ce temps-là, voyez-vous, notre diable d’empereur laissait peu de loisirs à ses soldats pour les développements des affections de l’âme et des sentiments de la nature ; l’envieux qu’il était, il voulait qu’on n’eût qu’un souci, son trône ; qu’une admiration, sa gloire ; qu’un amour, son nom ! Mais, ma mère ; oh ! ma mère pleura amèrement ; car elle savait ce que c’était que la veuve d’un officier sans fortune. Et puis ce n’était pas de l’attachement qu’elle avait pour son mari, c’était un culte, une adoration. Mon père mort, elle reporta sur moi seul tout son amour d’épouse et de mère. Mais sa constitution, déjà frêle, avait été encore ébranlée par la nouvelle de la mort si prompte et si funeste de son mari ; rongée au cœur par l’idée désespérante qu’elle n’avait pu ni le voir, ni lui dire un dernier adieu, et par-dessus tout, obsédée par la conviction, pensée de toutes ses nuits, de tous ses jours, de tous ses instants, qu’elle me laisserait bientôt sans fortune et sans appui ; ma pauvre mère, affaiblie, usée par toutes ces émotions qui auraient dû, ce semble, lui donner, au contraire, du courage et de la force, sentit se développer en elle les germes d’une maladie de poitrine. Malgré ma jeunesse, j’eus comme un pressentiment du malheur qui me menaçait, lorsque je vis que mes caresses et mes espiègleries ne la faisaient plus, comme autrefois, sourire à travers ses larmes. Alors, m’attirant sur ses genoux, elle prenait entre ses mains ma petite tête blonde, et, séparant sur mon front les boucles de longs cheveux, elle le couvrait de baisers et le baignait de pleurs. – Charles, mon enfant ! Charles ! tu n’auras bientôt plus de mère, disait-elle avec désespoir ; et moi, pauvre petit, je comprenais ces mots cruels, – car à défaut de raison chez les enfants, le cœur, l’instinct, tout leur dit ce que c’est qu’une mère, – et lui jetant mes bras autour du cou, je semblais vouloir la retenir et défier la mort de la venir arracher à mes embrassements… La mort vint cependant ! Hélas ! ma mère la sentit approcher ; elle dompta son mal pour s’occuper de me laisser après elle un protecteur, un ami. Elle songea à un frère de son père : elle avait peu connu cet oncle, qui du reste était fort riche ; mais elle en avait souvent entendu faire l’éloge par ses parents. Il demeurait dans une petite ville de province, où il était conservateur des hypothèques. Elle se détermina à lui écrire. Elle lui fit de sa position une de ces touchantes peintures comme en savent faire les mères qui tremblent pour un enfant qu’elles veulent sauver. – Je n’ai rien au monde que mon fils, lui disait-elle en terminant sa lettre ; je ne laisse après moi que lui pour héritage ; c’est à vous que je le donne : acceptez-le, mon cher oncle… Et son cœur de mère ne l’avait pas trompée ; car ce brave et digne oncle lui répondit courrier pour courrier qu’il acceptait le legs, et cela sans bénéfice d’inventaire… Ces derniers mots appelèrent sur les lèvres de ma mère un léger frémissement qui ressemblait à un sourire. Le lendemain, vers midi, une bonne grosse voix, à l’accent normand fortement prononcé, se traîna en psalmodie le long de l’escalier : c’était mon oncle qui annonçait son arrivée. Il entra, tenant sa valise à la main, dans la chambre de ma mère. Sans doute il ne s’attendait pas à la trouver si malade, le digne homme ; car, aussitôt qu’il eut jeté un coup d’œil vers le lit où ma mère se mourait, la valise lui échappa des mains, sa figure réjouie devint pâle, une larme roula dans ses yeux, et il retenait, pour l’adoucir, le souffle bruyant qui devait s’échapper de sa vaste poitrine. Ma mère devina plus qu’elle n’entendit son arrivée. Après m’avoir embrassé et me montrant de la main : – Le voilà, dit-elle, c’est lui, c’est mon Charles, je vous le donne… vous m’en répondrez devant Dieu… – Oui, je l’accepte, il sera mon fils et j’en répondrai devant Dieu, dit mon oncle me prenant dans ses bras et pressant mes joues contre les siennes, que je sentis mouillées de pleurs. Quand je me retournai vers le lit, je saisis un dernier regard dans les yeux de ma mère, un dernier sourire sur sa bouche, et puis ses yeux devinrent comme du verre, et sa bouche resta immobile. Son âme s’en était allée comme si elle n’avait attendu, pour partir, que d’être rassurée sur mon sort. Mon oncle se mit à genoux, et pencha sa tête vers le lit. Après être resté recueilli un moment, il me pressa de nouveau sur son cœur, m’appela son enfant, et m’emporta, hélas ! moi, pauvre orphelin, bien triste, bien malheureux, et frappant l’air de ce cri, auquel ne répondait plus celle dont, neuf ans, il avait fait l’orgueil et la joie : – Ma mère ! ma mère !
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