Chapitre 1-3

2259 Words
Diane porta à la bouche la cuiller en bois et goûta sa sauce. — Hum… C’est brûlant. J’espère ne pas l’avoir trop pimentée. — Ne t’inquiète pas pour ça. Une sauce à l’américaine n’est jamais trop épicée et, de toute manière, tu ne l’as jamais ratée. Je peux faire cuire le riz, si tu veux… — Non, non, dit-elle, en prélevant une large part du contenu de sa casserole dans un bol. Je m’en charge. Si tu tiens absolument à faire quelque chose, mets le couvert… Son mari s’exécuta, sans relever le sujet à polémique. Lorsqu’ils mangeaient ensemble, Diane refusait absolument qu’il touchât la nourriture. Tout en disposant les assiettes, Vincent se dit, pour la énième fois, que la peur et l’aversion de sa femme pour son métier frisaient le ridicule. Aurait-elle réagi semblablement s’il avait été médecin légiste ? Il en doutait. Pourtant, ces deux professions avaient bon nombre de similitudes. En ce qui concernait la thanatopraxie, le prestige en moins, c’est sûr… Afin de rétablir un peu son ego écorné et passer une agréable soirée, Vincent se surprit à penser au petit Mathias, décédé la semaine précédente d’une leucémie. Même si ses parents avaient fait appel à ses services, la maman ne se résignait pas à quitter le corps de son enfant. Il avait donné son temps, tout son temps, pour essayer d’apprivoiser la douleur de cette mère. Et il était parvenu, au bout d’une heure et demie, à force de discussions, à la faire lâcher prise. D’autres confrères auraient renoncé et quitté la place. Mais par expérience, Vincent savait que si, dès lors, cette femme ne s’appropriait pas la mort de son enfant, elle resterait de longs mois hébétée. Et quand il avait rendu le corps de Mathias à ses parents, la maman avait murmuré : — Comme tu es beau, mon chéri. On dirait que tu n’as plus mal… C’est bien. Tu vois, le monsieur t’a mis ton doudou. Et parce que cette maman, ce jour-là, avait fini par accepter l’inacceptable, Vincent s’était senti utile. La voix de Diane le sortit de sa rêverie. — Tu n’as rien à raconter ? Ta journée ? — Ben, tu sais, à part mes patients… — Berk ! le coupa aussitôt sa femme, garde tes trucs morbides pour toi ! Non, je pensais à des gens intéressants, rencontrés dans la navette, par exemple. Je me demandais si les Delbasse venaient en week-end. Oh ! À propos ! Tu n’as pas oublié, j’espère, qu’on avait des invités demain à dîner ! Tu es passé à la poissonnerie commander les langoustines ? Aussitôt, son mari se sentit en faute. — Mais non… Tu ne m’en as pas parlé. Diane se retourna de son fourneau et planta son regard dans le sien. Sa voix resta douce mais intriguée. — Comment ça ? Tu prétends ignorer que l’on a des invités demain ? — Non, se justifia Vincent. Je ne perds pas encore la mémoire. Mais tu ne m’as jamais demandé de commander des langoustines. Diane considéra son mari d’un air perplexe et se contenta de hocher la tête. — Bon, fit-elle, conciliante. On ne va pas se disputer pour les trois kilos de langoustines que je t’avais prié de retenir. Ça n’en vaut pas la peine… Mais c’est juste très agaçant de me rendre compte que tu n’écoutes jamais quand je te parle ! Je te l’ai dit hier soir, et répété ce matin quand tu cherchais tes clefs de voiture. Certain du contraire, parce que, justement, Vincent faisait très attention aux paroles de sa femme de crainte d’essuyer des rebuffades, il ne voulut pourtant pas la contredire. Il se tut. Affirmer que c’était hier, et non ce matin, qu’il ne retrouvait plus ses clefs aurait été entre eux un autre sujet de chicane. Ayant retrouvé un large sourire, Diane changea de sujet. — Ça va être prêt. J’espère que tu as faim ? Qu’as-tu mangé ce midi ? — Oh, un simple sandwich au fromage, avalé dans la voiture. — Mes calamars tombent bien alors ! dit-elle d’une voix joyeuse. Tu peux mettre la table. Une minute, encore, pour le riz. Vincent s’assit à sa place, face à la cuisinière. Diane portait à deux mains la cocotte en fonte pour la poser sur la table. Elle suspendit son geste un instant, comme si elle avait oublié d’ajouter un ingrédient à son appétissant plat. — Ça ne te gêne pas, murmura-t-elle d’une voix devenue blanche, de me mentir et de te foutre de moi ? Décontenancé, Vincent leva les yeux vers sa femme. Tout sourire avait déserté son visage. À la place, une sorte de rictus haineux. Son regard avait pris un éclat métallique dont il reconnaissait la dureté. — Je ne comprends pas, bredouilla-t-il. — Je t’ai vu à midi ! explosa-t-elle tout à coup. J’ai dû me déplacer sur le port pour livrer une cliente. Tu déjeunais à la terrasse du Gambetta avec ma g***e de fille ! Tu oserais le nier ? D’instinct, Vincent comprit ce qu’elle allait faire. Il eut juste le temps d’essayer de se protéger le visage de son avant-bras quand il reçut, sur lui, le contenu de la cocotte. Il hurla de douleur. En se levant dans sa précipitation, il renversa sa chaise. Il ouvrit, à l’aveugle, la porte haute du réfrigérateur et, à même les ongles, gratta la paroi glacée afin de recueillir le givre et soulager sa joue et sa paupière gauche. La souffrance le fit un instant vaciller, mais il réussit à quitter la cuisine pour se rendre dans la salle de bains où il s’enferma. À tâtons, il ouvrit le jet d’eau froide de la douche et s’en aspergea le visage et le crâne. Son cœur cognait si fort qu’il crut défaillir. L’eau glacée lui fit un peu de bien. L’intolérable douleur s’estompait pour faire place à une lancinante brûlure. À ce moment-là seulement, il entrouvrit les yeux pour constater, face au miroir, l’étendue des dégâts. Si sa vue était brouillée par des larmes incontrôlables, du moins, il put vérifier qu’il avait échappé au pire. Il ne serait pas borgne. Une vilaine couleur cramoisie teintait sa paupière tuméfiée, le haut de sa pommette et une petite partie du front, à la racine des cheveux. Vincent prit dans la boîte à pharmacie un antalgique et le tube de Biafine. Il s’enduisait de crème lorsqu’il entendit le son du téléviseur. Diane était passée au salon ; tant mieux. Il monterait directement dans sa chambre et n’aurait pas à la croiser. À cet instant-là, il n’aurait pu jurer de rien… * Le bruit réveilla Vincent en pleine nuit. Il s’était endormi sur son lit, les lumières allumées. Debout, face à la fenêtre, Patapon miaulait à fendre l’âme. On toquait au carreau. L’homme grommela, pesta contre son chat, mais il dut se résigner, sortir de sa léthargie et répondre à l’exigence féline. Depuis plus de deux ans que durait ce manège, Vincent n’avait pas encore trouvé la solution à ce joli problème. — C’est bon, Patapon, j’ouvre à ton copain, pâteusa-t-il dans un demi-sommeil. Lorsque Vincent eut entrebâillé la fenêtre, le bruissement d’ailes significatif le fit s’écarter un peu de la vitre. Revenu à l’état sauvage, ou presque, Bubu ne se laissait plus caresser par lui. Le gros chat, quant à lui, s’était glissé sur le balcon et goûtait déjà aux délices de l’offrande nocturne. Le hibou s’était reposé à côté de lui. — Pas plus de cinq minutes, Patapon. Après, tu rentres, ou pas… Trois ans auparavant, Vincent avait trouvé le rapace, blessé à l’aile, dans un fossé, non loin de chez lui. Il avait recueilli l’oiseau, une femelle, l’avait soigné durant de longues semaines et déployé des trésors d’imagination pour le nourrir. Curieusement, ce que l’on pourrait appeler des liens d’amitié s’étaient tissés entre le hibou et le chat. Ils ne se quittaient pas. Une fois l’oiseau rétabli, il avait bien fallu lui rendre sa liberté. Sans penser faire de l’anthropomorphisme, Vincent avait constaté, dès lors, un changement dans l’état psychique de son chat. Il semblait réellement déprimé du départ du hibou, cherchait son copain en miaulant dans toutes les pièces. De son côté, le rapace n’oubliait pas le félin. Presque chaque nuit, dès lors, il toquait de son bec le carreau de la pièce dans laquelle il avait vécu quelques mois pour apporter à Patapon une souris ou un mulot. Durant l’été, ces retrouvailles nocturnes ne posaient pas de problème à Vincent. Le soir, avant d’aller se coucher, il se contentait d’ouvrir la porte-fenêtre. Mais en cette demi-saison, les nuits étaient encore fraîches. L’homme jeta un coup d’œil sur le réveil de son chevet. Trois heures dix. Tout à coup, totalement tiré de sa somnolence, il se remémora la scène dont il avait été victime. Il eut besoin d’une cigarette, fouilla sa veste maculée de sauce et extirpa le paquet de sa poche. D’habitude, en attendant le bon vouloir de Patapon, il ne fumait jamais la nuit. D’un geste machinal, il tâta sa paupière gauche et grimaça. La douleur assoupie se réveilla, accompagnée d’une sorte de nausée morale. Vincent exécrait la violence : exutoire archaïque d’une carence de vocabulaire. Pourtant, si au sortir de la salle de bains, il avait croisé sa femme, il savait qu’il aurait pu la gifler, voire pire… Il inhala une bouffée, s’assit sur son lit et réfléchit. S’il avait cédé à sa pulsion primitive, comment aurait réagi Diane ? Ce n’était pas la première fois qu’elle l’agressait physiquement. Moralement, il en avait l’habitude. Pour ne pas envenimer la situation, il avait toujours tu certaines violences à sa fille. Il se remémora l’unique fois où, cinq ans auparavant, il lui avait rendu sa paire de claques. Aussitôt après, il s’en était excusé. Diane avait eu un sourire étrange et, silencieuse, s’était enfermée dans sa chambre. Le lendemain, elle lui mettait sous le nez une feuille, format A4. Elle en avait fait la duplication. Diane s’était prise en photo, de profil. Sur sa peau laiteuse, les traces de doigts étaient visibles. — Pour ta gouverne, lui avait-elle susurré d’un ton railleur, sache que la prochaine fois que tu oseras poser ta sale patte de croque-mort sur moi, c’est à la gendarmerie que tu iras t’expliquer ! À ton avis, qui croira-t-on ? Toi ou moi ? Tu penses vraiment que tu pourras te justifier ? Un mètre quatre-vingt-sept, tout en muscles… Tss… Tss. Au mieux, tu passeras pour une brute épaisse, ce qui, somme toute, te rendra un peu de ta virilité perdue… Au pire, les gendarmes se ficheront de toi et te traiteront de « ta-fiotte ». Qu’est-ce que tu préfères ? Vincent avait serré poings et mâchoires, mais il avait, une fois de plus, courbé l’échine… Les yeux embués de larmes à l’évocation de ce souvenir humiliant, il revint près de la fenêtre voir si Bubu ne s’était pas envolé. Patapon léchait à présent le poitrail du grand oiseau, stoïque et impérial. Ce spectacle insolite lui arracha un sourire. C’était la même chose, se dit-il en regardant les deux animaux. Qui croirait à cette histoire d’amitié, s’il l’évoquait ? Personne. Qui croirait que sa femme le violentait sans qu’il puisse réagir ? Personne non plus… — Allez Patapon, tu rentres maintenant ? murmura-t-il. Bubu n’a pas terminé sa nuit de chasse. Et moi non plus, chasse en moins. Mais Vincent dut attendre la fin des ébats. Si le chat avait avalé son mulot, lui sentait son estomac le tirailler un peu. Descendrait-il manger un morceau ? Il ne s’en sentait pas le courage. D’un sourire amer, Vincent se dit qu’il n’était pas près de goûter à nouveau des calamars à l’armoricaine. Cette pensée en amena une autre. Lorsqu’il était rentré, dans la soirée, Diane savait déjà, évidemment, qu’il avait déjeuné avec Maya. Or, malgré tout, elle lui avait cuisiné son plat préféré… Si elle ne lui avait montré aucun signe de colère, Vincent savait qu’elle devait être folle de rage. Il déglutit. Il venait de comprendre. Diane avait prémédité son geste, d’une inouïe violence. Voilà pourquoi, avant de servir son plat, elle en avait prélevé une part. Pour elle. Plus tard. Au moins le goûter. L’homme tenta alors de se rappeler les paroles exactes de son épouse avant qu’elle ne lui jette le contenu de la cocotte à la figure. Qu’avait-elle dit au juste ? Elle se préoccupait de savoir s’il avait bien déjeuné. Il lui avait menti et répondu que non. Diane avait répondu : « Mes calamars tombent bien alors. » Oui, c’était cela. Avec le sens de l’à-propos, elle avait employé le verbe « tomber ». Sidéré, Vincent se mordit la lèvre et chassa sa réflexion, à peine formulée. Non, ce n’était pas possible. La femme enjouée, passionnée, qu’il avait épousée vingt-deux ans auparavant, ne pouvait pas s’être transformée en monstre machiavélique… C’est lui qui, englué dans ses problèmes personnels, devenait paranoïaque… Inconsciemment, et même si elle ne lui en parlait pas ouvertement, Diane devait lui reprocher son impuissance. Il était incapable de la satisfaire sexuellement, et ce, depuis plus de quatre ans. L’agressivité de sa femme à son endroit s’expliquait sans doute par un manque bien naturel. Devait-il se remettre en question ? Oui, sûrement. Dans la mésentente de leur couple, il prenait sa part de responsabilité. Mais, que faire ? Il avait déjà consulté trois médecins à ce sujet. Tous trois s’étaient accordés sur ce point. Aucune lésion physique n’aurait pu expliquer son anaphrodisie. Il avait donc songé à s’en remettre à l’avis d’un psychiatre. Mais Diane l’en avait dissuadé, arguant du fait que ces spécialistes étaient tous des névrosés, préoccupés par leurs propres manques. Elle se plaisait d’ailleurs à raconter les déboires de certaines de ses amies qui, allongées sur un divan chaque mois, et ce, depuis parfois quinze ans, en étaient toujours au même stade, uniquement soulagées du contenu de leur porte-monnaie. Un bruissement d’ailes, suivi d’un miaulement plaintif, sortit Vincent de sa torpeur. Il s’approcha de la porte-fenêtre. Bubu s’était envolé et Patapon cherchait à regagner la chambre. L’homme prit son chat dans les bras et le caressa. — Il était bon ton mulot, mon Patapon ? On va pouvoir retourner dormir ? Tu vois, cette nuit, une seule chose nous différencie. Tu as mangé, pas moi. Pour le reste, rien ne change. Tous les deux, nous sommes castrés à vie, je pense. Enfin, toi, c’est sûr ! Vincent se déshabilla et éteignit le plafonnier. Le gros matou s’était déjà installé sur la couette. Il ronronnait d’aise. Allongé, les bras croisés sous la nuque, son maître ne parvenait plus à retrouver le sommeil. — Qu’est-ce que je peux faire, mon Patapon ? murmura-t-il dans l’obscurité. Tu as une idée ? Divorcer, tu dis ? Oui… Mais je le lui ai déjà proposé plusieurs fois. Elle a toujours refusé net. J’ai même lu dans ses yeux, à ces moments-là, une espèce de panique. Ça prouve qu’elle tient encore un peu à moi, non ? Et puis, pratiquement, comment on fait ? Moi, je m’en fiche de quitter cette maison, mais toi ? Tu penses que Bubu pourrait te retrouver n’importe où ?… C’est vrai que ton copain est intelligent, mais quand même… Le capturer et l’emmener avec nous ? Ta solution n’est pas bête… Mais tu oublies seulement une chose. Bubu, je ne peux plus l’approcher.
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