Chapitre 1-2

2017 Words
— En or, je suppose ? répondit le thanatopracteur avec humeur. Tu répondras à ton rapiat qu’il n’en est pas question ! Ce n’est pas aujourd’hui que je commencerai ce genre de pratiques ! Pourquoi veut-il des soins particuliers s’il est aussi radin ? — C’est sa sœur, à ce que j’ai compris, qui paiera la totalité des frais funéraires. Elle vit au Québec et ne pourra être ici que demain. — Je vois… Bon, amuse-toi bien avec ton client ; moi, je rejoins mon patient. Je suis sûr que ton Harpagon, à présent, demandera ce qu’il y a de mieux pour son père… Et quant aux dents, tu n’as qu’à lui dire que, si j’acceptais sa requête, je serais obligé d’ajouter cet acte sur la note de frais présentée à sa sœur… Cela calmera sa ruée vers l’or, crois-moi ! Parvenu dans la chambre froide du funérarium, le thanatopracteur ouvrit ses deux valises et installa tout d’abord son matériel. Le corps reposait sur un chariot élévateur. Il déposa ses instruments chirurgicaux et le matériel à injection près de la tête de feu monsieur Bourdel, le matériel à ponction près des pieds. Puis, après avoir enfilé sa blouse et ses gants de latex, mis son masque et chaussé ses lunettes anti-projections, il procéda au déshabillage du défunt. Il l’examina ensuite sous toutes les coutures, à la recherche de traces de perfusion, de plaies ou d’escarres qui auraient pu donner lieu à des fuites de fluide corporel. Vincent remarqua que monsieur Bourdel n’avait dû arriver au funérarium que le matin même et non la veille. Une petite tache verdâtre, près de la fosse iliaque, attestait un début de corruption. À l’aide de savon antiseptique, le praticien fit une première toilette funéraire, sécha le corps puis massa les membres pour assouplir la rigidité cadavérique. Il appliqua ensuite une crème hydratante sur le visage et les points de massage afin de faciliter le drainage. La première partie de son travail prit fin quand il eut suturé la bouche avec l’aiguille courbe et procédé à la fermeture des yeux, en posant, sous les paupières, de minces coussins afin de compenser l’effet produit par l’affaissement des globes oculaires. L’évocation du visage souriant de sa fille vint troubler sa concentration. Quand la reverrait-il ? À cette heure-ci, Maya devait déjà filer sur Nantes. Elle ne flânerait pas dans les rues de Vannes, de crainte de croiser sa mère. Père et fille essayaient de se retrouver, en cachette bien sûr, au moins une fois par mois. Le plus souvent, c’est lui qui descendait à Nantes, chez le jeune couple ou, comme aujourd’hui, dans un café. Pour éviter une surenchère à sa mélancolie déjà latente, Vincent chassa l’image de Maya et s’ébroua de ses quelques secondes d’absence. Il avait déjà le scalpel en main. Il incisa donc, sur un centimètre, l’artère carotide et y introduisit la canule reliée au bidon des cinq l****s d’aldéhyde formique. Il pratiqua ensuite une deuxième incision dans la région épigastrique et y inséra le trocart, ce tuyau relié à une pompe d’aspiration électrique et au bidon vide qui recueillerait le sang et autres fluides corporels. Ces deux opérations, d’injection et d’évacuation, se faisaient simultanément. Quand le bidon de formol dilué fut à moitié vide, il arrêta un moment l’injection afin de pratiquer le drainage du produit dans le corps. Il insista ses massages sur les parties exposées au public, à savoir le cou, le visage et les mains. Puis, il poursuivit l’injection de la solution artérielle. En fin d’opération, Vincent reprit le trocart et, grâce à des mouvements rotatifs, explora cavités abdominale et thoracique, évacuant ainsi gaz et liquides corporels, urine et contenu gastrique. Cela fait, l’homme démonta le tuyau d’aspiration, le brancha sur une petite bouteille de formaldéhyde concentré à 22 % et injecta le produit dans les deux cavités. Le plus gros du travail de thanatopraxie s’achevait. Il sutura les deux incisions en posant de la colle cyanoacrylate. Débutait à présent la partie que Vincent Delteil préférait, car elle exigeait davantage de délicatesse. Il procéda donc à la seconde toilette complète du défunt, et lui fit un shampoing. Il le sécha ensuite avec attention, le rasa de frais et le manucura. Des vêtements propres étaient posés sur la paillasse. Il prit la chemise blanche, la cravate bleue et entreprit de l’habiller. Il ne restait plus que le maquillage et le coiffage. En déposant quelques touches de fond de teint sur le visage, Vincent se mit à parler à son patient. Dans cette ultime phase de son travail, il était coutumier du fait. — Voilà, monsieur Bourdel, j’ai presque fini. Je pense avoir réussi à gommer sur la bouche les traces de souffrance. Vous êtes beau, maintenant. Votre fille sera contente de vous voir ainsi. Quant à votre fils, je vous l’avoue, il ne m’inspire pas une grande sympathie… Mais, peut-être que je me trompe. Enfin, j’espère qu’il a été gentil avec vous de votre vivant… Peu après, Vincent Delteil ouvrit une porte qui donnait sur les chambres funéraires, poussa la troisième à l’aide de son chariot et installa le défunt sur son lit réfrigérant. Il ne lui restait plus qu’à laver et à désinfecter ses instruments à l’eau de javel et à remballer son matériel. Il jeta un coup d’œil à sa montre. L’opération avait duré en tout une heure vingt-cinq. La moyenne. Quand il reparut dans le salon d’accueil, chargé de ses deux valises, la même musique sirupeuse « à la manière de Bach » écorcha ses oreilles de mélomane. Aseptisée aussi, pensa-t-il, la sonate du maître du Baroque, qu’un standard téléphonique aurait sûrement enregistrée avec délice. Il croisa Pierre-Yves Le Braband, accompagné d’un homme maigrichon d’une cinquantaine d’années. Pour avoir pratiqué le père, Vincent reconnut aussitôt à ses traits le fils Bourdel. L’homme, à l’air chafouin, évita son regard. Il tenait un bouquet de narcisses aussi cachectique que lui. Sans doute, songea le thanatopracteur, avait-il cueilli les fleurs le matin même, dans le jardin de son père… Il n’y a pas de petites économies. Le maître de cérémonie qui conduisait son client à la chambre funéraire par la porte réservée au public, délaissa un instant Bourdel fils pour s’entretenir avec Vincent. — Je ne peux pas te régler aujourd’hui. Ça ira la semaine prochaine ? — T’inquiète. Pierre-Yves lui donna une tape amicale dans le dos. — Merci Vincent. Je suis sûr que tu as fait du bon boulot. — Et moi, je te fiche mon billet qu’il trouvera quelque chose à redire. Mon refus l’a vexé. — Pas grave ! T’es le meilleur de toute façon ! Puis, le maître de cérémonie rejoignit Bourdel fils. Vincent entendit le ton compassé qu’il réservait à sa clientèle. — Veuillez entrer, monsieur. Je vous laisse vous recueillir seul devant votre père. Pétillante dès qu’il s’adressait à Vincent, à présent, la voix de Pierre-Yves ressemblait à un verre de limonade qu’on aurait laissé au soleil toute une journée. Sur le parking du funérarium, Vincent Delteil respira l’air doux de cette journée à pleins poumons. Si les établissements spécialisés, tel celui-ci, jouissaient d’un système de ventilation acceptable, il n’en allait pas de même partout ; notamment lorsqu’il prodiguait ses soins à domicile, où les risques d’inhalation de produits toxiques étaient multipliés. L’homme ouvrit le coffre de sa berline et déposa le bidon d’aspiration dans le caisson réservé à cet effet. En fin de journée, il se rendrait au centre de collecte de déchets d’activités de soins, où le bidon, ainsi que ceux des trois autres patients qu’il devait voir dans l’après-midi, seraient incinérés avec leur contenu. * Vincent Delteil traversa le bourg de Baden un peu plus vite que ne l’exigeait la prudence. Il avait pris du retard et la navette partirait, avec ou sans lui, à vingt heures. Il gara sa voiture sur le parking de Port-Blanc et courut jusqu’à l’embarcadère. Déjà, les derniers passagers montaient dans le bateau. Le marin l’avait vu. En ce vendredi soir, Vincent savait qu’il aurait droit à sa blague rituelle. D’ailleurs, elle ne manqua pas. Goguenard, Jo Cadic, les poings sur les hanches, apostropha le retardataire : — Hep, Vincent ! T’as dû courir après ton dernier macchabée pour le rattraper ? T’as failli rater le train des cocus ! Et les îliens de rire. — T’inquiète ! répondit Vincent, un peu essoufflé. Ce train-là, je ne peux pas le louper ! À Enizenac’h, cette boutade avait de la bouteille. À quelle époque remontait-elle ? Vincent n’aurait su le dire. Toujours est-il que « le train des cocus » faisait référence au dernier train du vendredi soir, en provenance de Paris, et qui ramenait sur l’île-aux-Moines les maris des belles aoûtiennes en villégiature. Sans doute y avait-il exagération de part et d’autre. Les jeunes et fringants mâles de l’île « cocoricotaient » un peu trop fort et les jolies touristes n’avaient pas toutes la cuisse légère ! Peu importait, du reste, du moment que le comique de répétition avait son public. Durant la traversée, qui ne durait que quatre minutes, Vincent resta debout, à l’air libre, appuyé au bastingage. L’île n’était distante que de quatre cents mètres de cette côte. Il s’autorisa une cigarette. Diane était dans sa période abstinente et il n’aurait donc pas le droit de fumer à la maison. C’était ainsi depuis leurs vingt-deux années de mariage. Les épisodes sans tabac fluctuaient chez elle entre deux semaines et deux mois, jamais davantage. Lorsqu’elle reprenait la cigarette, Vincent retrouvait par là même la liberté de fumer à l’intérieur. Au débarcadère, les passagers s’égaillèrent. Les uns, à l’instar de Vincent, partirent à pied ; les autres, plus nombreux, à vélo. Dans quelques minutes, il serait chez lui. Habiter l’île à l’année exigeait des contraintes de la part des autochtones. Ainsi, dans sa profession, Vincent n’aurait pas pu être salarié comme bon nombre de ses collègues, appelés à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Au demeurant, travailler en indépendance lui convenait. Et puis, de toute façon, Diane n’aurait jamais accepté de vivre ailleurs que dans « sa maison », héritée de ses parents, et ce, même si elle travaillait à Vannes où elle possédait deux commerces de luxe. Que sa femme fût beaucoup plus riche que lui n’affectait pas Vincent outre mesure. Sauf lorsqu’elle faisait étalage de ses biens devant un tiers. Quand l’homme poussa la porte d’entrée, aussitôt Patapon vint l’accueillir. Arc-bouté sur ses pattes, les yeux mi-clos, le gros chat de gouttière frottait sa joue contre son mollet. Cédant au rituel, Vincent s’accroupit pour le caresser. — Alors, mon Patapon, raconte-moi ta journée… Sept mulots en un coup de griffes, tu dis ! Là, je crois que tu te vantes un peu… Mais la machine à ronrons continuait à narrer ses exploits à son maître. De délicieuses effluves se répandaient dans le vestibule. Vincent reconnut l’odeur de l’un de ses plats favoris. — Ta maîtresse nous a fait du calamar à l’américaine ce soir. Hum… Un régal ! Oui, mon Patapon, tu en auras aussi. Vincent se releva et tenta, tant bien que mal, de se diriger vers la cuisine. Chacun de ses pas était entravé par les incessants passages du chat qui se faufilait entre ses jambes. Occupée devant ses fourneaux, Diane lui tournait le dos. Quelles que fussent ses occupations, sa femme était toujours impeccablement vêtue. Ce soir-là, elle portait un pantalon de lin écru et un pull de coton assorti qui lui affinait encore la silhouette. Il s’approcha d’elle et déposa un léger b****r sur sa joue. — Tu as passé une bonne journée ? s’enquit-il. — Excellente ! répondit-elle d’une humeur joyeuse. À la bagagerie, on a explosé le chiffre d’affaires. Et à la boutique, Manon ne s’en est pas trop mal sortie pour un vendredi. — Tant mieux. Je te sers un verre ? — Volontiers, je termine ma sauce. J’ai mis une bouteille d’hypocras au frais. Tu t’es lavé les mains, au moins ? Diane ne vit pas que son mari levait les yeux au ciel. — Évidemment, marmonna-t-il. Les perpétuelles allusions à la dangerosité de son métier épuisaient un peu Vincent. Diane n’était pourtant pas sans savoir qu’il était un homme responsable et qu’il prenait toutes les précautions requises ! Un salarié thanatopracteur avait pour obligation de passer une visite médicale tous les deux ans. Lui qui, par son statut d’indépendant, n’était pas forcé de le faire, poussait les portes de la médecine du travail chaque année. — Tu n’as pas vu le tire-bouchon, Diane ? — Si. Sur le plan de travail. J’en ai eu besoin tout à l’heure pour ouvrir la bouteille de Muscadet. Alors qu’il s’emparait de l’objet, Vincent aperçut à côté un cendrier contenant trois mégots. Ainsi, Diane s’était remise à fumer. Cette fois-ci, elle n’avait pas tenu huit jours. Diplomate, il ne fit aucun commentaire sur le sujet. Nonobstant, pour mieux savourer son vin, il sortit une cigarette de sa poche. À présent, il en avait le droit. Il servit d’abord sa femme, puis se versa un verre de ce nectar médiéval dont il raffolait. Fortement miellé, épicé de cannelle, de cardamome, de gingembre et de clous de girofle, cet apéritif, faussement attribué à Hippocrate, ne datait en fait que du XIVe siècle. Dire que les médecins, à l’époque, conseillaient aux femmes enceintes de ne pas en boire plus de trois bouteilles par jour ! Les temps avaient changé, se dit Vincent en en dégustant une gorgée, sans remords. Mais, pour rendre justice à nos ancêtres poivrots, une bouteille, au Moyen Âge, n’avait qu’une contenance d’un demi-litre…
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