Chapitre 2
Après avoir pris sa douche et s’être rasé de frais, Conrad Herman sonda le ciel, de la fenêtre de sa cuisine. Le week-end s’annonçait propice à ses projets. Beau et venteux. La météo marine se trompait rarement. Sifflotant un air idiot qu’il avait en tête depuis le réveil et qu’il tentait en vain d’oublier, l’homme se confectionna un solide petit-déjeuner. À l’allemande. Une fois n’est pas coutume, se dit-il pour chasser la petite voix d’une raison mollassonne déjà préparée à la contrition. Conrad, en règle générale, faisait néanmoins attention à sa ligne. Il promit à sa conscience que son insignifiant bourrelet abdominal ne deviendrait jamais un fût de bière. Et puis, il devait prendre des forces ! Toute une matinée à manœuvrer un voilier, voilà qui esquinte son homme ! Il ne fallait surtout pas risquer une hypoglycémie… Paix étant faite avec sa mauvaise foi, Conrad décrocha sa poêle du mur, fit grésiller un bon morceau de vitamine A, ajouta un oignon émincé - ne pas oublier les légumes - et parsema le tout de quelques protéines concentrées : deux saucisses et une tranche de lard cru fumé. Il restait un œuf dans la boîte. C’eût été dommage de le laisser se morfondre seul au fond du réfrigérateur…
Son plat embaumait la cuisine lorsque le téléphone sonna. L’homme reconnut le numéro et se servit du kit main libre. La voix aimée emplit la pièce comme une bouffée printanière.
— Bonjour, mon chéri. Tu as décroché vite. Déjà réveillé ? Moi qui pensais te tirer des bras de Morphée !
— Ne t’inquiète pas pour moi. Il m’a tenu compagnie toute la nuit. Charmant jeune homme, au demeurant… Non, blague à part, le coq du voisin s’est encore échappé. Il prend le garde-fou de la fenêtre de notre chambre pour son perchoir. Depuis cinq heures, il me hurle une aubade à sa façon ! Tiens… en te parlant, je viens de comprendre pourquoi j’ai en tête cette chanson vieillotte : « Rossignol, rossignol de mes amours. »
— S’il te plaît, Conrad, garde ces merveilleux moments intimes pour toi. Tu vas me la refiler ! Tu as pris ton café ?
— J’allais le faire. Je me coupais justement une tranche de pain.
— Grillée ? J’entends comme un bruit de friture…
— C’est dans l’appareil, se hâta de répondre Conrad pour tenter de déjouer la sagacité de Daniel.
— Je vois surtout que tes gènes allemands ont pris le dessus sur ceux de ta mère. Fais gaffe ! Tu ne pourras plus rentrer dans ta chemise neuve ! À propos, tu as trouvé les chaussures ?
Tout en répondant à son compagnon, Conrad disposait bol, assiette et couverts sur la table.
— Oui, chez Diane, hier. Elle m’a conseillé de prendre les mocassins blanc cassé. Mais pour toi, elle hésitait car celles que tu avais reluquées lui paraissaient un peu étroites. Elle préfère que tu viennes les essayer mercredi. Elle a donc mis les paires de 42 et de 43 de côté.
— Elle est adorable ! J’ai rarement vu de femmes aussi charmantes qu’elle. Oh ! J’allais oublier. Hier soir, je suis sorti prendre un verre avec Béatrice, Anna et Pierre. Et, évidemment, je suis tombé nez à nez avec Philou. Il m’a fait un peu de peine, je te l’avoue. Il tournait autour du pot, s’attendant à ce que je l’invite à notre mariage…
— Tu ne l’as pas fait, j’espère ! l’interrompit Conrad. Daniel, on en a déjà discuté ! Philou est ingérable en soirée. Quand il est rond comme un poney, son côté « grande folle » est exaspérant ! Il nous a fallu trois ans pour que ton père accepte enfin notre relation et notre mariage ! Imagine un peu sa tête si Philou, pour nous faire une surprise, faisait son sempiternel show, travesti en Dalida ! C’est juste impossible !
— Peut-être en le prévenant… hasarda Daniel.
— C’est niet et définitif ! Philou n’a jamais su se retenir. Écoute, Daniel, je te connais par cœur et je sais que cela te peine. Je vais appeler Philou et lui expliquer calmement les choses. On l’invitera par la suite à une soirée entre copains et copines. Ton père aussi mérite notre considération. Il a déjà fait le deuil du fils idéal, même si, par ailleurs, il t’aime et t’estime. Ne lui en demande pas trop, mon chéri.
À l’autre bout du fil, Conrad entendit un soupir résigné.
— Qu’est-ce que c’est compliqué, les relations humaines ! Bon, on fait comme tu as dit. Mais quand tu auras Philou au téléphone, essaie de ne pas le vexer. Mets-y des gants !
Conrad rassura son compagnon et, après lui avoir souhaité une bonne journée, raccrocha. Cette mise au point avec Daniel n’avait pas entamé son appétit. L’homme versa le contenu de la poêle dans son assiette, se servit un grand verre de jus d’orange et ouvrit, pour la goûter, le petit pot de confiture maison au citron et au thym qu’on venait de lui offrir.
Conrad se restaurait avec gourmandise en songeant au programme de sa journée. Balade en mer. Splendide ! Ensuite, comme tous les samedis depuis six mois, cours d’anglais particulier avec Estelle. Prof adorable et patiente, mais élève d’une nullité crasse, il devait se l’avouer. On prétendait pourtant les Teutons doués pour les langues étrangères. Conrad était sans doute l’exception qui confirme la règle. Cependant, il devait s’accrocher pour ne pas accabler de honte le pauvre Daniel, parfaitement trilingue, mais qui avait renoncé à lui inculquer quelques rudiments de la langue de Shakespeare. Son compagnon pensait qu’il faisait exprès de mélanger les mots de vocabulaire ou les tournures idiomatiques et, afin de ne pas s’énerver, avait fait appel à Estelle, la sœur de Diane, professeur d’anglais dans un lycée vannetais. L’enjeu est pourtant d’importance, pensa Conrad en grignotant sa dernière tartine. Le 2 août, quelques jours après leur mariage, ils s’envoleraient pour aller visiter l’ouest américain. Leur rêve, à tous les deux. Un voyage itinérant d’un mois, préparé de longue date.
Pris d’un remords, l’homme se leva de table et alla chercher sa liste hebdomadaire de vocabulaire à apprendre imposé par Estelle. Rebuté par avance, tel un gamin de douze ans, il commença par les compter. Vingt mots au total, à connaître pour 15 heures ! Il enfouit la liste dans sa poche.
Le petit croiseur de Conrad mouillait dans l’anse du Guip, en bas de chez lui. L’homme avait hissé le génois du Corsaire jusqu’à la tête du mât et voguait au près depuis un quart d’heure lorsqu’il eut brusquement froid. Pourtant, en sortant de la maison, la température lui avait paru clémente. Il regrettait de ne pas avoir mis un pull supplémentaire sous son ciré et manœuvrait le bateau pour aller en chercher un dans la cabine, quand il fut pris de vertiges et de migraines. « Tu as trop mangé ce matin » se dit-il pour se rassurer. Il essaya de se lever. Ses jambes ne le portaient plus. La panique le gagna lorsque de violentes douleurs thoraciques le terrassèrent. Totalement lucide, Conrad essaya de négocier sa mort avec le destin. Ce n’était pas possible. Pas là, pas comme ça… même si son père était décédé d’un infarctus à son âge. Pas lui… Le mois dernier, Daniel l’avait obligé à faire un bilan de santé complet. Tout allait bien ! Affaler la voile… Demander du secours. Dans un effort surhumain, en s’aidant de ses bras, il se mit debout. Le bas de son corps était devenu quasi insensible. La dernière chose qu’il remarqua avant d’être saisi de spasmes et de tomber à l’eau, fut l’étrange bleuissement de ses doigts.
*
— C’est fou cela ! À chaque fois que l’on revient ici, tu râles ! Mettons du gazon en plastique et le problème sera résolu !
— On voit bien que ce n’est pas toi qui tonds la pelouse ! réagit Pierre-Henry Massonnet à la critique de son épouse. Ce type de corvée, c’est toujours pour moi.
— Là, tu es de mauvaise foi. L’été dernier, tu n’as pas touché, il me semble, à la tondeuse. C’est Art…
Monique Massonnet se pinça la lèvre inférieure sans terminer sa phrase. À l’étourdie, elle avait failli prononcer le nom de leur fils. Mais d’un accord tacite, son mari faisait semblant de ne rien avoir entendu. Accroupis côte à côte sur la pelouse rasée de frais, l’homme et la femme binaient une plate-b***e de fleurs printanières.
— Les mauvaises herbes sont légion, murmura le docteur Massonnet d’un air un peu triste.
Sa femme ne se méprit pas sur l’allusion et, même si tous deux partageaient la même déception, elle s’employa à distraire son mari de ses sombres pensées.
— Tu es un vrai paradoxe à toi tout seul, chéri, dit-elle d’une voix gaie. Lorsque nous sommes à Saint-Nazaire, tu ne rêves que de ton Île-aux-Moines et des joies du jardinage. À présent que tu as les mains dans la terre, profite de ton bonheur ! Et puis, si cela te casse les reins de ramasser l’herbe tondue, ne le fais pas. Elle séchera bien toute seule !
— Depuis le temps que nous sommes mariés, tu devrais connaître mon goût pour l’ordre et la propreté. Et puis, nous devons participer à l’effort collectif. Ici, les habitants ont fait de leur île un immense jardin.
Le docteur Massonnet dut forcer la voix, couverte par le bruit d’un hélicoptère. Le couple, nez en l’air, suivit un moment les rotations de l’appareil de la sécurité civile.
— Je ne sais pas ce qu’ils cherchent, à tourner et à retourner depuis plus d’une heure. Un bateau, peut-être en difficulté ?
— Je pencherais plutôt pour un baigneur imprudent, répondit son mari. Les touristes ne peuvent pas s’empêcher de se mettre à l’eau en toute saison. En ces vacances de Pâques, la mer est encore fraîche. Après un repas festif, une hydrocution est vite arrivée.
L’hélicoptère s’était éloigné et le couple reprit son binage.
— Fais attention où tu poses le pied, Pierre-Henry. Là, entre les trois bâtons. J’ai semé les roses trémières. As-tu pensé à prendre quelque chose ce matin pour offrir aux Delteil ? On n’est pas encore suffisamment intimes avec eux pour se permettre de venir les mains vides.
— Oui, j’ai acheté un ballotin de chocolats à Diane et, pour lui, une bouteille d’excellent whisky.
Monique Massonnet se mit à rire.
— Avoue, mon chéri, que sur ce coup-là, tu n’es pas innocent ! Tu espères qu’il l’ouvrira ce soir, c’est cela ? En aurais-tu assez de son vin d’hypocras qu’il nous sert à chaque apéritif ?
— Oui, j’admets. Ce n’est pas ma tasse de thé, les alcools sucrés. Moi, j’aime les choses viriles !
— Sous-entendrais-tu que Vincent ne l’est pas ? Enfin… viril ?
Le docteur Massonnet se redressa pour se masser les reins.
— Aïe ! Que la terre est basse ! Tu ne me feras pas l’affront, j’espère, Monique, de penser que je vois des invertis partout ! Non, je trouve juste qu’il a beaucoup moins de charisme qu’elle. Franchement, ce n’est pas ton avis ? Diane est une femme enjouée, pétillante, intelligente, généreuse… Lui, à côté d’elle, on dirait qu’il pleure sa misère. Soit ! Il sait écouter. On ne peut pas lui enlever ça. Mais il n’a jamais rien à raconter non plus.
— Tiens, approche le seau, s’il te plaît. Peut-être que Vincent est un grand timide ? Ou alors, il est possible qu’on ne l’intéresse pas. Pourquoi pas après tout ? C’est vrai… C’est toujours elle qui nous invite, jamais lui.
— Je ne suis pas psychiatre mais, pour ma part, je pense que Vincent est un mélancolique, au sens clinique du terme. Diane ne doit pas s’amuser tous les jours avec lui. Enfin, à chacun de porter sa croix ! Nous, nous avons assez de la nôtre… Serons-nous seuls à ce dîner ?
Monique Massonnet se redressa afin d’épingler une mèche rebelle dans l’ordonnance de son chignon. Elle s’aperçut alors que, derrière le muret de pierres sèches qui délimitait leur propriété de la voie publique, un jeune couple de cyclistes photographiait leur maison. Mi-agacée, mi-flattée, elle en fit la remarque à son mari. Ces touristes, parfois, étaient d’un sans-gêne ! Pour un peu, ils pousseraient la porte de leur demeure et prendraient des clichés, et ce, sans jamais en demander l’autorisation.
Le regard noir qu’elle lança aux cyclistes amateurs fit fuir ces derniers qui, après avoir bredouillé une vague excuse, tanguèrent sur leur pédalier.
— Pour répondre à ta question, mon chéri, il me semble que Diane invitait aussi les Piriou.
— Ceux avec qui on a sympathisé lors de la manif pour tous ?
— Non, son frère, Luc, le bijoutier. Il y aura aussi la sœur de Diane et son mari.
— Estelle ? Bon… ça va. Pour une enseignante, elle n’a pas encore trop mauvais esprit.
Monique Massonnet dodelina de la tête en souriant.
— Regarde comme tu catalogues les gens, Pierre-Henry ! Là, tu ne fais guère preuve de charité chrétienne !
Mais son mari voulut avoir le dernier mot, selon son habitude.
— Tu n’as qu’à parler des profs à ton banquier de frère ! Il te dira la même chose que moi. Ce sont toujours des gens impossibles à soigner ou à traiter. Ils savent tout mieux que les autres ! Bref… Quelqu’un d’autre ?
— Je crois me rappeler que Diane a aussi cité Conrad Herman.
Pour le coup, le docteur Massonnet en lâcha sa binette.
— Tu plaisantes, j’espère ! Si ce… cet individu est là ce soir, ce sera sans moi !
Son épouse rattrapa alors sa bévue. Elle se souvenait à présent que si le nom de l’architecte franco-allemand avait été prononcé, c’était pour une autre raison. Diane lui avait appris, au téléphone, qu’il officialisait sa liaison et qu’il s’apprêtait à convoler en justes noces.