IIIPendant la nuit suivante, au fond d’un des bois qui couvraient et qui couvrent encore aujourd’hui les flancs et le sommet de la montagne Pelée, au pied de laquelle est appuyée la ville de Saint-Pierre, une centaine de nègres entouraient un foyer de cendres derrière un rempart de rochers. C’était le campement d’une b***e d’esclaves marrons commandée par un mulâtre nommé Macandal, l’un des deux chefs redoutables signalés au marquis de la Varenne.
Ce Macandal était précisément esclave du chevalier d’Autanne, le père du jeune créole passager de la frégate la Valeur. Il était absent depuis la veille, et cette absence devenait un sujet de crainte pour le camp tout entier. Deux nègres, grimpés en vigie au sommet d’un arbre, étudiaient aussi loin que leur perçante vue pouvait s’étendre, et grâce aux splendides illuminations de la lune, les sentiers connus d’eux seuls. Au pied de cet arbre, une vieille négresse, de haute stature ; la poitrine débraillée, la tête nue, blanche et crépue comme une toison, le corps à moitié vêtu d’un haillon de toile, s’agitait dans une inquiétude fébrile. De temps en temps, elle levait les yeux vers les deux nègres, et leur adressait cette question vingt fois répétée déjà :
– N’apercevez-vous donc pas mon fils ?
Cette négresse était la mère de Macandal.
– Non, répondaient les nègres.
Et à cette réponse la vieille éclatait en sanglots.
– Ils l’auront pris ! disait-elle en s’arrachant les cheveux et en faisant des signes de croix. – Ils l’auront pris et ils l’auront tué !
Les deux vigies ne descendirent de leur observatoire qu’après le coucher de la lune, quand ils jugèrent leurs services inutiles. La plus grande consternation régnait dans le camp ; les marrons gardaient le plus profond silence. On n’entendait que les sanglots, les invocations et les cris de la vieille négresse. Personne n’eût osé lui adresser un mot de consolation, car elle rugissait plutôt qu’elle ne pleurait.
Ce n’était pas pour la première fois, cependant, que Macandal s’absentait de son camp ; mais jamais, sauf les cas de prise d’armes ou d’expéditions, il ne s’était attardé aussi longtemps, et alors il marchait sous assez bonne escorte pour pouvoir vendre chèrement sa vie.
Il faisait jour déjà quand Macandal rejoignit ses compagnons. Saisissant entre les siennes les deux mains tremblantes de sa mère, il l’embrassa avec effusion.
– D’où viens-tu ? demanda la vieille.
– De chez mon ancien maître, répondit le mulâtre.
– Qu’allais-tu faire là ?
– Tu sais bien que depuis la mort de la bonne madame d’Autanne je voulais apporter au chevalier et à la chère mademoiselle Antillia mon tribut de chagrin. Je n’avais pas pu le faire plus tôt ; et puis à bord du bâtiment que nous avons aperçu au large, il y a deux jours, et qui a amené le nouveau gouverneur, se trouvait notre jeune maître, M. Henri. Je tenais également à complimenter M. d’Autanne sur l’arrivée de son fils.
– Les as-tu vus ?
– Oui, et j’ai dîné à la table de monsieur entre lui et sa fille.
– Es-tu fou, Macandal ?
– Non pas ; on ne m’a point invité, comme bien tu penses, mais je me suis invité. Il a bien fallu qu’on me cédât ; rien ne résistera plus à Macandal désormais, surtout depuis que nous avons un complice de plus dans le pays.
– Qui donc ?
– Le nouveau gouverneur.
La vieille négresse poussait à chaque parole du mulâtre des exclamations d’étonnement, et les nègres stupéfaits l’écoutaient dans une sorte d’ébahissement.
– Après dîner, reprit Macandal, je suis allé à la case de Lucinde…
– Tu ne veux donc pas cesser de voir cette fille ? interrompit la négresse sur un ton de reproche.
– Pourquoi ? Elle est belle, elle est jeune, elle m’aime, je ne vois pas de raison pour que je répudie son amour.
– Mais c’est là, vois-tu, que tu te laisseras prendre comme dans un piège. Il serait préférable, puisque tu lui es si attaché, de la faire venir ici.
– Non pas ! elle est heureuse, elle est la servante de mademoiselle Antillia qui ne souffre pas qu’on la gronde, et qui ne permettrait pas qu’on lui donnât un soufflet. Il me semble inutile de l’arracher au bonheur dont elle jouit, pour l’exposer aux dangers au milieu desquels nous vivons. Et puis j’ai besoin, tu sais, de me ménager des relations là-bas. Lucinde est mon espion naturel.
– Tu as donc vu M. Henri, alors ?
– Oui, j’étais caché dans la case de Lucinde quand il est arrivé. C’est un beau jeune homme, ma foi ! et qui porte fièrement haut la tête, le portrait de défunte notre bonne maîtresse.
L’accent de tendresse et de dévouement avec lequel Macandal avait parlé de la famille de son ancien maître paraîtrait contraster singulièrement avec sa position d’esclave fugitif, chef d’une b***e de marrons, ennemis des colons. Mais il n’y avait là rien que de très naturel et de conforme au caractère des nègres. Au point de vue psychologique, le n***e est l’être le plus fantasque et le plus capricieux de la création ; s’il mord parfois la main qui le comble de bienfaits, souvent aussi il l***e la main qui le châtie. Il ne faut s’étonner de rien avec lui.
Macandal était donc, ainsi qu’il vient de le dire, sur l’habitation de M. d’Autanne lorsque Henri arriva chez son père.
Au moment où le jeune homme entra, le vieux chevalier, caché au fond d’une pièce de sa case, suffoquait de colère, insensible aux consolations que lui offrait sa fille.
– Non, disait-il en se frappant la poitrine, je ne supporterai jamais une pareille honte !
En entendant le pas et la voix de son fils retentir dans cette maison livrée tout à l’heure sans défense à un bandit, le vieux colon se redressa avec énergie, et dans les caresses qu’il prodigua à Henri, il y avait comme des actions de grâces adressées au ciel qui lui envoyait, mais trop tard, un défenseur.
– De quelle honte parliez-vous tout à l’heure, mon père ? demanda Henri. Et par quelle porte le déshonneur peut-il entrer dans la maison du chevalier d’Autanne ?
– Là, reprit celui-ci en montrant la table encore chargée de trois couverts ; là, entre ta sœur et moi, s’est assis de force un de mes anciens esclaves, aujourd’hui fugitif, et qui a eu l’audace de me contraindre à cette hospitalité, que mon bras infirme et désormais impuissant m’a laissé voler. Double honte, mon fils, double honte pour ton vieux père !
– Cet homme vous a-t-il insulté, vous ou ma sœur ?
– Non, mon frère, se hâta de répondre la jeune fille.
– Si tu places l’insulte dans la parole ou dans le geste, en effet, ce misérable ne nous a point insultés ; mais l’injure est dans l’action elle-même.
Henri avait été frappé en un autre sens que son père, de l’audace de Macandal.
– Ce mulâtre, demanda-t-il après un moment de réflexion, est donc un homme d’énergie et de ressources ?
– S’il savait apprécier sa propre valeur, il serait le maître de la colonie.
– A-t-il contre vous de graves sujets de haine, mon père ?
– Non pas ; il m’était, et je crois qu’il m’est encore dévoué. Il a pleuré aujourd’hui au souvenir de ta pauvre mère.
– Eh bien ! s’écria tout à coup Henri, si ce Macandal est aussi intelligent, aussi habile, aussi maître que vous le dites de cette colonie, félicitons-nous qu’il ne haïsse point notre famille ; regardez comme une honte, si vous le voulez, mais ne vous plaignez pas, qu’il ait commis l’acte insolent et hardi que vous m’avez raconté. Si je l’eusse surpris assis à cette table, à la place que vous m’avez dite, je l’eusse tué peut-être ; mais je sens que je m’en fusse repenti ensuite.
– Que signifie cela, Henri ?
– Cela signifie, mon père, que je ne sais pas encore contre qui nous aurons le plus à lutter : les nègres marrons ou le marquis de la Varenne. Puisse l’avenir ne pas me donner raison, et n’essayons pas de démêler mal à propos ses mystères ! Macandal est plus près que vous ne pensez peut-être de tenir réellement entre ses mains le sort de notre beau pays.
Un moment de silence suivit. Le vieux chevalier, les yeux fixés à terre, le front pensif, le cœur gonflé, regardait avec tristesse à l’horizon, et son âme se révoltait en même temps à l’idée que pour sauver leur indépendance, leur dignité, leurs privilèges, les colons seraient obligés de pactiser avec leurs esclaves rebelles.
Antillia contemplait avec une naïve admiration ce frère qu’elle ne connaissait point et qui s’était révélé à elle si fier, si passionné, et en quelque sorte dans l’attitude héroïque d’un Dieu vengeur. Elle ne put se défendre d’un élan tout sympathique et se jeta dans les bras d’Henri qui couvrit de caresses sa charmante tête. Le cœur d’Antillia avait aspiré je ne sais quelle flamme d’énergie et de résolution au souffle de la parole ardente de son frère.
– Mon père, demanda Henri au vieillard, toujours absorbé dans ses méditations, Macandal a-t-il quelque motif, à part ce caprice qu’il a satisfait aujourd’hui, et qu’il ne renouvellera sans doute plus, Macandal a-t-il, dis-je, quelque sujet qui l’attire ici ?
– Oui, répondit M. d’Autanne ; Lucinde, cette jeune négresse qui vient de conduire ta sœur à sa chambre, est sa maîtresse.
– Vous savez alors que Macandal vient souvent sur votre habitation.
– Oui, et je suis bien obligé de le tolérer en feignant de l’ignorer.
– Vous agissez à merveille, mon père.
– Soit, puisque tu le juges ainsi, mon enfant.
– Quant à moi, ajouta Henri à part, je captiverai les bonnes grâces de Lucinde. Qui sait si je n’aurai pas besoin d’elle !