IILe lendemain, à la pointe du jour, du haut des mâts de la frégate, une voix cria : Terre à bâbord !
À ce cri, tous les regards s’étaient dirigés sur le même point de l’horizon, obscur encore. Peu à peu, cependant, à un des coins de ce désert de brumes, se dessina vaguement, et à peine au-dessus du niveau des lames, une sorte de dôme pâle, un nain de vapeurs et de brouillards qui, grandissant de minute en minute, se dressa tout à coup comme un fantôme géant. C’était le piton du Vauclin, le point culminant de la Martinique.
Henri d’Autanne, debout sur le beaupré du bâtiment et le cœur en vigie, fut le premier à lire dans ces pages du mystérieux horizon. Il ressentait au fond de l’âme des élans de joie indicible, et se demandait si, pour le récompenser de son attachement, ce n’était pas son île qui venait à lui, plutôt qu’il allait à elle.
Vers midi, la frégate entra dans la rade de Saint-Pierre et y jeta l’ancre, après avoir reçu et rendu sous voiles le salut de feu que lui envoyèrent de terre la mousqueterie et le canon des fortins.
Quelques instants après, de la Varenne débarquait. Obéissant à la fois à ses préventions et irrité encore de sa conversation de la veille avec Henri d’Autanne, il reçut hautainement le conseil souverain de la colonie, et annonça la résolution d’exercer son autorité dans des conditions absolues de despotisme et de bon plaisir.
– Je ne sais pas dissimuler ma pensée, ajouta-t-il. La courte histoire de ce pays compte déjà plus d’une page ensanglantée de troubles et de révoltes ; or, je ne veux souffrir aucune atteinte à mon pouvoir. Que ceux à qui mes paroles et mes actes futurs déplairont essaient de résister, et nous verrons qui aura raison d’eux ou de moi.
– Savez-vous bien, monsieur, lui objecta un des assistants, que vous venez de prononcer peut-être l’arrêt de mort de cette colonie ? Notre vie, vous l’ignorez sans doute, se passe à nous défendre contre les Caraïbes et les esclaves marrons. De ces derniers, deux chefs redoutables nommés Macandal et Fabulé tiennent, en ce moment, nos armes en échec. Quand ils apprendront la désunion qui existe entre vous et les colons, vous pouvez compter qu’ils marcheront à la conquête de nos habitations par le pillage, le meurtre et l’incendie.
– Et d’abord, répliqua la Varenne en notant dans sa mémoire le nom de l’audacieux colon, si vous avez des esclaves marrons, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes, qui êtes des maîtres cruels et injustes. Ce pays n’est pas si vaste qu’on ne puisse aisément y maintenir l’ordre et la paix, de quelque part que vienne la révolte. Et rappelez-vous, en réponse aux menaces contenues au fond de votre soi-disant respectueuse observation, que si c’est du côté des blancs que s’élèvent des troubles contre mon autorité, je me servirai au besoin de ces deux redoutables ennemis de votre repos et de vos propriétés ; de même que je saurai vous défendre contre leurs agressions, si le bon droit est pour vous.
De la Varenne tourna les talons et laissa les colons dans une profonde consternation. Les imprudentes paroles du gouverneur circulèrent rapidement d’un bout à l’autre de la ville ; elles étaient connues partout dès le soir, et peut-être même au fond de ces bois à peu près impénétrables alors, et qui servaient de repaires aux b****s de nègres marrons. Elles soulevèrent un sentiment unanime d’indignation, et les colons, en les entendant répéter d’écho en écho, y répondirent par un qui vive général.
Le lendemain de son arrivée, Henri d’Autanne allait se mettre en route pour l’habitation de son père, située au bourg du Prêcheur, à quelque distance de Saint-Pierre. Au moment de son départ, il fut accosté par un jeune créole qui, pressant sa main avec effusion, lui dit tristement :
– Ah ! mon cher Henri, il a été proféré, hier, de lugubres paroles qui voilent d’épais nuages le ciel de ce pays.
– Mon cher du Buc, répondit d’Autanne, mieux vaut cette franchise qu’une hypocrite bienveillance ; mais ce ne sont là que des paroles encore !…
– Je redoute les actes.
– Moi, je les souhaite ; on en finit plus vite avec les hommes d’action.
– À la bonne heure, Henri, vous nous rapportez un cœur vraiment créole.
– À l’œuvre, s’il est besoin, vous me retrouverez.
– Qui sait ! fit du Buc en soupirant. Déjà hier au soir, sur les flancs des pitons et de la montagne Pelée, on a remarqué d’espace en espace, des feux de joie allumés par les marrons qui s’attendent évidemment à être aidés ou soutenus par M. de la Varenne. Tenons-nous sur nos gardes. Ah ! ce malencontreux gouverneur aurait bien dû se noyer en route.
– Merci bien, et moi ?
– À la condition que vous vous seriez sauvé du naufrage, cela va sans dire. À propos, reprit tout à coup du Buc, quelle est donc cette passagère de la frégate qui paraît fort liée avec M. de la Varenne ?
– Cette passagère…
– Tenez, la voici à sa croisée, et qui darde sur vous des regards indéfinissables. On ne saurait dire si c’est de l’amour ou de la haine.
Henri leva les yeux dans la direction indiquée par du Buc et aperçut la comtesse ; il la salua froidement. À ce moment passait à côté des deux jeunes gens, un homme de vulgaire encolure et portant le costume des engagés, sorte d’esclaves blancs qu’un service temporaire liait aux colons propriétaires. Celui-ci, ayant entendu et vu du Buc désigner la croisée où se tenait madame de Saint-Chamans, avait machinalement levé la tête. Son visage, pâle comme un marbre, prit une expression de stupéfaction.
– Quelle est cette femme, dites-vous, mon gentilhomme ? fit-il en s’adressant à Henri.
– Madame la comtesse de Saint-Chamans.
Il poussa un gros rire et ajouta :
– Nous nous en assurerons bien !
– De quoi voulez-vous vous assurer ? demanda du Buc en arrêtant l’engagé par le bras.
– Si cette comtesse n’est pas plutôt ma femme ! Du diable, si je me trompe, par exemple !…
L’engagé quitta les deux créoles, et se dirigea vers la maison de madame de Saint-Chamans. Celle-ci, qui n’avait pas détaché ses yeux du groupe des trois personnages, s’était retirée vivement de sa croisée. Ce mouvement de retraite soudaine, qui n’échappa point à Henri et à du Buc, concordait avec l’apparition du nouveau venu aux abords de la maison. Évidemment, la comtesse avait été saisie d’un sentiment de terreur égale à l’étonnement de ce mari inattendu.
– Voilà qui est étrange, ne trouvez-vous pas, Henri ?
– En effet, et savez-vous le nom de cet homme ?
– Oui ; il s’appelle Dubost.
– Eh bien, mon cher du Buc, surveillez de près et discrètement ce mystère dont nous venons de surprendre le premier mot.
Les deux jeunes gens se séparèrent. Du Buc se dirigea du côté de la maison, à la porte de laquelle Dubost frappait à tour de bras.
– Que vous ayez ou non le droit d’exiger que cette porte s’ouvre à vos sollicitations, l’ami, elle restera close aujourd’hui pour vous. Ne vous obstinez donc pas inutilement, et venez causer un peu avec moi.