IV

3348 Words
IVIl est nécessaire que j’explique l’origine de l’attachement de Macandal à la famille d’Autanne, ainsi que la cause de sa désertion. Macandal était fils d’un frère du chevalier, lequel avait été tué dans une expédition contre les Caraïbes de la Grenade. Cette sorte de paternité n’a jamais tiré à conséquence dans le Nouveau Monde ; elle a rarement modifié la situation de l’esclave. M. d’Autanne héritant de son frère, Macandal avait été compris dans la succession : seulement le chevalier lui avait fait ce sort plus doux de l’attacher à son service personnel, au lieu de le contraindre au travail de la terre. Un matin que M. d’Autanne était allé conduire son atelier de nègres aux champs, et que madame d’Autanne visitait et soignait les malades de l’habitation, la maison était restée déserte et ouverte à tout venant. Macandal, en pénétrant dans une des pièces, aperçut Antillia, qui avait alors cinq ou six ans, endormie dans le fond d’un petit hamac. La matinée était humide d’une pluie qui avait tombé abondamment depuis la veille. L’enfant, presque nue, avait, pendant son sommeil, rejeté le drap léger qui l’abritait. Macandal s’approcha du hamac pour recouvrir le corps de la petite fille. Au moment de poser la main sur le drap, il vit, lové entre la toile du hamac et la poitrine d’Antillia, un serpent que les pluies torrentielles de la nuit avaient entraîné du fond des bois ; le reptile était resté comme une épave sur le bord de quelques-uns des petits canaux qui traversaient les terres du chevalier et dans le voisinage même de la maison. Les taches de boue et de sable qui mouchetaient sa longue robe jaune ne laissaient pas de doute à cet égard. L’humidité que les serpents redoutent tant, l’incertitude du terrain nouveau où celui-là s’était trouvé tout à coup transporté, l’avaient sans doute engagé à s’introduire dans la maison. Meurtri et engourdi par sa course vagabonde, il avait évidemment cherché quelque abri où il pût se réchauffer. Il s’était hissé d’abord, de meuble en meuble, laissant sur tous les traces de son passage, et sur quelques-uns les marques d’un séjour plus prolongé. Enfin il s’était réfugié dans le hamac où dormait l’enfant. Au contact de ce corps il avait trouvé une chaleur douce et s’était endormi ramassé en un bloc hideux, de la grosseur d’un chat ; sa tête plate reposait menaçante sur la poitrine d’Antillia. Il y a plus d’un exemple de ces invasions des serpents dans les lieux les plus intimes des maisons. Ils s’introduisent quelquefois sous les oreillers, les traversins ou les couvertures ; et comme en fait le serpent n’attaque jamais l’homme pourvu que son sommeil soit respecté, il ne résulte pas toujours d’accidents de ces horribles visites. Macandal recula de terreur, une sueur froide inonda son front, ses membres se mirent à trembler. Comment arracher la pauvre enfant au danger qui la menaçait ? L’enlever du hamac ! mais si rapide que pût être ce mouvement, c’était s’exposer à réveiller le serpent et livrer Antillia au supplice de cruelles morsures d’où la mort pouvait résulter. Tuer le serpent ? Macandal n’avait aucune prise contre lui ; comment l’atteindre, comment le frapper, sans frapper et sans atteindre Antillia elle-même ? Macandal demeura quelques minutes dans une angoisse indicible, suffoqué, haletant ; il porta la main à ses yeux comme pour leur dérober ce spectacle épouvantable. Il ne lui restait plus qu’une ressource suprême dans laquelle sa propre existence allait être mise en jeu. Macandal recueillit son courage et son sang-froid ; maîtrisant par un effort surhumain le tremblement qui agitait ses membres, il se dirigea vers le hamac, retroussa jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise et allongea son bras, qu’instinctivement il retira une première fois. Il passa alors la main sur son front où la sueur ruisselait ; puis il étendit de nouveau le bras vers le serpent, dont la tête détachée du bloc fétide que formait son corps arrondi en spirale, reposait sur la poitrine nue d’Antillia. Macandal prit une subite détermination, saisit le reptile à la hauteur des mâchoires, entre ses doigts serrés comme des tenailles, et l’enleva rapidement du hamac ; en même temps il appela du secours d’une voix que la douleur et la terreur à la fois rendaient formidable. Le serpent s’était replié, en enveloppant de ses anneaux redoutables le bras du mulâtre, en battant ses épaules avec sa queue irritée, comme avec un fouet dont chaque coup faisait gonfler la peau. Si puissante que fût la pression de Macandal, le serpent, en cette lutte désespérée, redoublait de force lui-même. Un engourdissement qui menaçait d’épuiser leur énergie, paralysait déjà les doigts du mulâtre rivés autour de la tête hideuse du reptile dont la gueule béante et visqueuse laissait voir les crocs aigus d’où suintait son venin. Au cri qu’avait poussé Macandal, Antillia s’était éveillée. Terrifiée du danger en présence duquel elle se trouvait, sans se douter cependant qu’elle venait de lui échapper, l’enfant courut vers le mulâtre, qui la repoussa si vivement de son bras gauche, qu’elle alla donner de la tête contre un meuble et s’évanouit baignant dans son sang. Macandal, frémissant de rage et effrayé du spectacle de la pauvre petite fille étendue sur le sol, essayait vainement de dégager son bras de l’étreinte formidable où le retenait le serpent, dont la souplesse d’acier déjouait tous ses efforts. Quelle issue attendait ce duel épouvantable ? L’esclave, déjà épuisé, sentait la pression de ses doigts moins énergique ; il lui semblait que la tête gluante du reptile glissait insensiblement sous sa main. Comme aucun secours n’arrivait à l’appel de sa voix, éperdu, à moitié fou de terreur et de souffrance, il se prit à courir hors de la maison, brandissant son bras meurtri par les anneaux du serpent qui, de temps en temps, se délovait pour enlacer son ennemi avec une force nouvelle. Cette lutte émouvante avait duré moins de temps, on le pense bien, que je n’ai mis à en décrire toutes les péripéties, – à peine une minute longue comme un siècle. À dix pas de la case, Macandal rencontra un n***e qui, épouvanté par ce spectacle, prit la fuite en poussant des cris sinistres. Dans sa fuite, ce n***e laissa tomber un long couteau qu’il tenait à la main. Macandal se baissa, ramassa l’arme, et au risque de se trancher le bras, il coupa par moitié le serpent dont le tronçon bondit sur le sol. L’autre moitié du corps qui restait vivante devint plus furieuse ; ses évolutions hideuses, mais désormais impuissantes, tenaient du prodige et éblouissaient le regard du mulâtre, dont le sang se mêlait aux dégoûtantes déperditions du reptile. Macandal saisit alors une pierre, appuya la tête du serpent contre un tronc d’arbre, et lui asséna un vigoureux coup qui la broya entièrement. Le jeune mulâtre poussa un cri de joie, et alla laver dans un ruisseau son bras, où la bave du reptile avait laissé d’ignobles traces. Il se rendit ensuite à la case, où il trouva madame d’Autanne occupée auprès de la petite Antillia qui essayait, sans y pouvoir parvenir, de raconter la scène à laquelle elle avait assisté. Madame d’Autanne pansa elle-même la blessure du mulâtre, et le remercia les larmes aux yeux. Le dévouement de Macandal pour madame d’Autanne data de ce jour, et il conçut en même temps pour Antillia un de ces attachements qui prennent leur source dans un service rendu au péril de la vie, car il vous semble, alors, que l’être qu’on a sauvé devient une partie de vous-même. Pendant les huit années qui suivirent cet évènement, Macandal ne donna aucune preuve nouvelle de cette grande énergie qu’il avait montrée en une si terrible circonstance. Il se laissa entraîner à une paresse qui lui valut des reproches auxquels il se montra d’ailleurs parfaitement insensible. L’affection particulière que lui montrait Antillia, l’indulgence toute maternelle de madame d’Autanne, lui avaient épargné même les plus légers châtiments. Il s’était ainsi habitué à l’impunité jusqu’au jour où M. d’Autanne, dans un moment d’impatience, le souffleta en présence de Lucinde dont il se ménageait, alors, la glorieuse conquête. L’orgueil de Macandal ne put résister à cette humiliation ; son sang bondit dans ses veines. Le soir, le front appuyé dans ses deux mains, assis sur le tronc d’un palmier, devant une case où il attendait Lucinde, le jeune mulâtre remonta une à une toutes les années de cette vie qu’il avait passée à l’abri de l’affection et de l’indulgence de ses maîtres. Il y cherchait un souvenir, un prétexte pour alimenter le désir de vengeance allumé au fond de son cœur. Il n’y rencontrait, au contraire, que des témoignages de bonté qui avaient été la récompense d’un service héroïque. Mais ce service avait-il été suffisamment payé, et ne méritait-il pas mieux qu’un esclavage perpétué, si doux que fût d’ailleurs cet esclavage ? Macandal se rappela aussi le n***e qui s’était enfui lâchement à la vue du danger qu’il bravait, lui, et il se demanda si, entre eux, il n’y avait pas réellement une différence. Dans sa pensée et dans sa conscience il y en avait une ; et pourtant M. d’Autanne l’avait souffleté comme il eût pu souffleter ce n***e lâche et timide ! Au souvenir de son humiliation, Macandal se leva résolument, et d’une voix sourde : – Je partirai marron, murmura-t-il, et ce soir même ! Dès qu’il aperçut Lucinde, il courut au-devant d’elle, et la pressant avec tendresse sur son cœur : – Lucinde, lui dit-il, dans une heure j’aurai quitté l’habitation. – Où veux-tu donc aller, Macandal ? – Je pars marron… – M’emmèneras-tu avec toi ? demanda la jeune négresse. – Non, Lucinde ; pas tout de suite du moins. Je ne sais pas comment est faite la vie que les marrons mènent dans les bois : il y existe bien certainement des dangers, des misères, des luttes qu’il faut apprendre à connaître, avant que de les faire partager à ceux que l’on aime. – Je ferai ce que tu voudras, répondit Lucinde, et si longue que puisse être notre séparation, je la supporterai avec courage. Dès que tu voudras que j’aille te rejoindre, j’irai. – C’est bien, Lucinde ; embrassons-nous, pour la dernière fois de longtemps peut-être. Aime nos maîtres, car ils sont bons, soigne bien mademoiselle Antillia, sois-lui dévouée comme je lui ai été dévoué. Si un jour on te fait, en un moment de colère, subir une humiliation pareille à celle qui m’a été infligée ce matin, tu t’en souviendras, moins pour te venger que pour constater l’ingratitude de ceux que nous servons, même en leur sacrifiant notre vie. Ce langage de Macandal éblouit un peu l’esprit naïf de Lucinde, qui le regarda avec un étonnement mêlé d’une sorte d’admiration. La jeune négresse accepta sans murmurer le rôle de complice auquel la condamnait la fuite de Macandal. – Toutes les nuits, lui dit-elle en le quittant, je me rendrai à cette même place, et à cette même heure, dans l’espérance de ta visite. Quand tu jugeras convenable et prudent de venir ici, j’en serai heureuse, et y vinsses-tu une minute, après cent nuits d’attente, que je te serai reconnaissante de t’être souvenu de moi. Lucinde regagna la case de son maître, sans retourner la tête, de peur que son cœur ne faillit. Macandal la regarda s’éloigner ; puis, quand il eut perdu de vue la jeune négresse, il prit le chemin qui conduisait dans les grands bois de la montagne Pelée, et marcha toute la nuit sans perdre haleine jusqu’à ce qu’il se crût hors d’atteinte de toutes poursuites. Macandal, une fois assuré de sa liberté, s’était arrêté au lieu même où nous avons décrit son camp. C’était une position formidable dans un des replis les plus profonds, les plus cachés de la montagne Pelée. Du haut de l’énorme bloc de rochers noirs derrière lesquels nous avons assisté à la scène du retour de Macandal parmi ses compagnons de marronnage, en faisant face à la mer on dominait toutes les voies qui conduisaient à la montagne, avec la ville de Saint-Pierre pour centre de rayonnement. Le mulâtre plongea avec une sorte d’extase naïve son regard dans la profondeur de l’horizon qui s’ouvrait devant lui, et sur l’océan de verdure qui s’étalait sous ses pieds. Après examen des lieux, Macandal constata que ce rempart de rochers, autour desquels la main de l’homme avait abattu du côté des bois une grande quantité d’arbres sur un espace assez vaste, avait dû servir déjà de repaire à une b***e de nègres marrons. Quelques débris de nourriture, des ruines d’ajoupas (ou cabanes), déjà recouvertes de hautes herbes, des armes rongées par la rouille, n’admettaient aucun doute à cet égard. Seulement Macandal s’étonna qu’une position si bien fortifiée ait pu être abandonnée ou que ceux qui l’occupaient s’en soient laissé déloger. – Qu’importe, se dit-il, ce lieu est sûr, il doit être connu, et quand on l’a connu, on ne peut l’oublier. Ceux qui l’ont habité y reviendront certainement. Attendons. Le mulâtre avait bien jugé, et sa patience fut récompensée. En effet, la semaine suivante deux nègres, conduits par un Caraïbe, avaient rejoint Macandal à qui ils apprirent qu’un assez grand nombre d’esclaves nouvellement partis marrons et quelques autres qui avaient reconquis une liberté récemment compromise, erraient dans les bois, ceux-ci en marche vers leur ancien repaire, ceux-là à la recherche d’un abri. – Je le savais bien ! s’écria Macandal avec joie ; amenez-les-moi tous, ajouta-t-il, et du diable si les blancs nous atteignent ici. Un mois après, Macandal comptait déjà cinquante soldats dans son bataillon de bandits, moitié Caraïbes, moitié nègres. Aucune de ses prévisions n’avait été trompée au sujet de la tentation que le repaire de la montagne Pelée pouvait exciter chez les nègres. Macandal connaissait d’ailleurs les entraînements naturels des esclaves. Il savait que le marronnage était le rêve de tous, et s’il ne l’avait pas plus tôt mis en pratique lui-même, avec les dispositions d’esprit où il était alors, c’était par insouciance, et parce que l’occasion, ou mieux parce que le prétexte lui avait manqué. En effet, le lendemain du jour où il y eut des esclaves dans nos colonies, le marronnage s’était introduit parmi eux. La dureté de certains colons d’une part, de l’autre le sentiment naturel de l’indépendance, poussèrent les nègres à la fuite. Les ressources que leur offraient les immenses et inextricables solitudes d’un pays à peine peuplé, les chances à peu près assurées d’impunité, la protection intéressée des Caraïbes, furent autant de causes qui entretinrent chez les esclaves le désir et le besoin de briser leurs chaînes. Le nombre de ces marrons avait été grossissant toujours, et ils étaient devenus pour les colons un sérieux sujet d’inquiétude ; d’autant plus que leurs instincts féroces se développaient au milieu de la libre vie des grands bois. Les traités de paix souvent échangés, et si souvent rompus, entre les colons et les Caraïbes avaient toujours eu pour clause finale la restitution par ceux-ci des esclaves marrons. À chacun de ces traités, il se faisait une abondante rafle de ces nègres livrés par les Caraïbes eux-mêmes ; mais au lendemain de la rupture inévitable du traité, le marronnage recommençait et les Caraïbes ouvraient les chemins à ces fugitifs qui venaient leur livrer les secrets des colons et leur révéler les préparatifs d’attaque ou les moyens de défense. Les traditions du marronnage s’étaient donc perpétuées au milieu de ces bois où la civilisation n’avait pas encore pénétré. Les campements désertés la veille se repeuplaient tout à coup le lendemain ; le foyer éteint se rallumait subitement ; les armes cachées provisoirement sous terre brillaient de nouveau au soleil. On se retrouvait presque toujours les mêmes à ces rendez-vous de la rébellion, de l’indépendance et des luttes barbares. L’histoire des combats, des haines, des complots était écrite sur chacun des arbres qui ombrageaient ces sanglants champs de bataille. Unis aux Caraïbes, les marrons eussent pu faire bien du mal aux colons. Abrités derrière leurs remparts, ils jouissaient d’une sécurité complète ; leurs attaques auraient pu être formidables, sans que leur défense fût difficile. C’était bien ce que les colons avaient compris ; aussi s’empressaient-ils d’accorder le pardon aux esclaves fugitifs qui consentaient à rentrer au bercail. Si plus tard, lorsque les idées généreuses et fécondes de liberté et d’affranchissement général germèrent parmi les esclaves, les marrons eussent disposé de ressources aussi complètes de défense, l’esclavage n’eût pas duré un demi-siècle dans le Nouveau-Monde. Le chef qui leur avait manqué jusqu’alors, les nègres marrons le trouvèrent dans Macandal. À la vérité aucune pensée grande et généreuse ne germait dans la tête de ce mulâtre. Il n’avait aucune visée politique ; il n’avait fait aucun de ces rêves qui, au lendemain d’un succès, changent parfois un bandit en héros et lavent les crimes du passé dans le prestige du triomphe. Comme tous ses prédécesseurs, Macandal ne fut conduit à ce rôle hardi et dangereux, que par le sentiment de l’indépendance personnelle ; seulement il apporta de plus que les autres dans ce commandement énergiquement imposé à ses compagnons de fuite, un courage de lion, une rare intelligence, une audace sans pareille, un esprit d’organisation qui avait fait de cette b***e de marrons une véritable armée disciplinée, soumise, prête à tout. Ces malheureux, qui avaient fui l’esclavage heureux, tranquille, ne semblaient pas se douter qu’ils eussent échangé leurs chaînes contre d’autres chaînes aussi lourdes, leur esclavage laborieux contre un autre esclavage plein de périls, de luttes et d’inquiétudes. Macandal, au moment où il avait pris la fuite, avait vingt-cinq ans environ. Il était charpenté en Hercule ; sa poitrine toujours nue eût porté aisément la cuirasse d’un géant. Les muscles de ses bras étaient de fer ; sa tête énorme et démesurément grossie par ses cheveux crépus, ressemblait à une tête de lion ; ses traits étaient véritablement beaux ; ses yeux intelligents imposaient le respect et la peur en même temps. Ses lèvres épaisses et sa large bouche, garnie de dents blanches comme du bel ivoire, tonnaient le commandement ; sa voix retentissante comme un clairon, faisait trembler les nègres, et les Caraïbes se couchaient à plat ventre devant lui comme devant « l’Esprit de la Terreur. » Macandal n’en était pas moins idolâtré des esclaves marrons qui l’avaient accepté, sinon tout à fait choisi pour chef. Il n’avait trouvé de rival que dans Fabulé, le chef de l’autre bandé d’esclaves marrons. Ce Fabulé, que nous retrouverons bientôt à l’œuvre, avait une haine profonde pour Macandal, parce qu’il reconnaissait la supériorité d’intelligence de celui-ci, et aussi parce que Macandal était mulâtre, tandis que lui Fabulé était Africain. Cette haine réciproque des deux chefs marrons avait enfanté déjà de sanglantes luttes, et le rêve de chacun d’eux était de pouvoir, un jour, capturer son adversaire pour le livrer aux colons. Ils ne se doutaient pas qu’un moment devait venir où cet antagonisme barbare servirait les projets des partis qui agitaient la colonie. De la Varenne semblait avoir pris à tâche d’avancer ce moment fatal ; car il n’avait pas manqué à la funeste promesse qu’il s’était faite. Sa conduite vis-à-vis des colons avait répondu de tous points à son discours du premier jour. Il avait appliqué à l’administration de la colonie toutes les mesures insensées que l’orgueil doublé du despotisme le plus outrageant peut inspirer ; il n’avait voulu respecter ni les traditions, ni les habitudes, ni la religion, ni les préjugés des colons ; il les avait insultés en pleine vie sociale, en plein cœur. Cette conduite, contre laquelle son bon sens aurait pu le mettre en garde, avait trouvé un ardent aliment dans sa passion pour madame de Saint-Chamans, qui avait fait de lui l’instrument de toutes ses vengeances de femme blessée dans son amour-propre, et aussi de ses projets mystérieux que le caractère de la Varenne servait merveilleusement. La liaison du marquis avec la comtesse était ouvertement avouée. Celle-ci, somptueusement logée à Saint-Pierre, servie par une armée d’esclaves, étalait un luxe insolent auquel suffisaient à peine les prodigalités de son amant d’une part, et de l’autre son effronterie. Cette femme, que nous connaîtrons bientôt, avait su par d’habiles mensonges et par le piège de sa coquetterie, surprendre la crédulité de deux ou trois riches marchands de la colonie, qui avaient mis leurs coffres forts à son service. Pendant qu’elle en imposait à ceux-ci au point de leur inoculer une aveugle confiance en sa prétendue noblesse, en ses liaisons de famille, en sa fortune problématique, elle exploitait les sceptiques et les indifférents par de clandestins marchés qui ne les garantissaient même pas toujours des châtiments auxquels les exposaient les capricieuses ordonnances de la Varenne. Madame de Saint-Chamans était parvenue de cette façon à tromper tout le monde sur l’origine des ressources don telle disposait et qui paraissaient inépuisables. Les prodigalités de la Varenne lui servaient aux yeux de ses banquiers complaisants à simuler une fortune dont elle aimait à vanter le chiffre ; les redevances honteuses qu’elle extorquait aux délinquants, ainsi que les avances adroitement arrachées aux marchands de Saint-Pierre attelés à son char, éblouissaient le gouverneur, qui croyait ne jamais pouvoir faire assez pour une femme de telle qualité. La comtesse avait déployé, enfin, pour arriver à son but, toute l’habileté des escrocs les plus raffinés. Elle avait, en outre, trouvé un complice complaisant, dévoué, discret, de toutes ses infamies et de tous ses mensonges, dans son propre frère, arrivé à la Martinique sur le même navire que son mari. Ce frère était une sorte de soudard, aventurier sans intelligence, venu dans le Nouveau-Monde pour y continuer avec un peu plus d’impunité que dans l’ancien, sa vie de paresse, de débauche et de rapine ; homme de sac et de corde, à qui pesait déjà l’existence monotone où le condamnait le repos dont jouissait la colonie. Le gouvernement du marquis de la Varenne allait donner de l’aliment à ses loisirs ; il augura bien de l’avenir dès que le hasard l’eut placé en présence de sa sœur de la même façon qu’il y avait placé Dubost.
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