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Aventuriers et corsaires

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Extrait : "Le 4 janvier 1717, la frégate française la Valeur courait à toutes voiles sur la Martinique, portant à son bord le marquis de Varenne que le conseil de marine venait de nommer gouverneur général des îles. Vers le soir, le capitaine, afin d'éviter les atterrissages pendant la nuit, fit virer de bord à la frégate, au grand désappointement des passagers."

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I
ILe 4 janvier 1717, la frégate française la Valeur courait à toutes voiles sur la Martinique, portant à son bord le marquis de la Varenne que le conseil de marine venait de nommer gouverneur général des îles. Vers le soir, le capitaine, afin d’éviter les atterrissages pendant la nuit, fit virer de bord à la frégate, au grand désappointement des passagers. Seul, de la Varenne avait manifesté de l’indifférence pour ce retard de quelques heures dans le terme d’un voyage qu’il eût presque souhaité de ne pas voir finir, tant il éprouvait de dépit à jouir des honneurs d’un poste où ses alliances, bien plus que son mérite, l’avaient élevé. Retiré dans sa chambre, il lisait avec une irritation mal dissimulée les plis ministériels qui renfermaient ses instructions. Par moment, il levait les yeux pour les fixer sur une femme mollement allongée, en face de lui, dans un grand fauteuil, et à moitié sommeillant au bercement des roulis du navire. Le front soucieux de la Varenne se rassérénait alors, et le sourire sur les lèvres, il semblait dire : – Du moins aurai-je en elle une consolation. Cette femme pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-sept ans. Elle se nommait ou se faisait appeler comtesse de Saint-Chamans, et parlait avec étalage de ses alliances et de ses amitiés illustres au milieu desquelles le marquis se trouvait en parfaite familiarité. Des manières séduisantes, de grands airs peut-être un peu étudiés, un tour d’esprit vif et libre, des pièges de coquetterie habilement dressés lui assuraient sur tous ceux qui l’approchaient ce despotisme charmant de la grâce, supérieur à la douteuse influence d’une beauté régulière. De la Varenne y avait succombé au grand orgueil et aussi à la grande joie de la comtesse. Sur le compte de cette femme, le commandant de la frégate ne savait rien, sinon que l’ordre de lui donner passage à son bord avait été écrit et signé de la propre main du maréchal d’Estrées, président du conseil de marine. Quelle fortune allait-elle courir aux îles ? C’était là un secret que personne n’avait pu pressentir ; car, pour tous, elle était demeurée enveloppée dans un mystère que de la Varenne lui-même avait été obligé de respecter. – Je ne sais en vérité pas, s’écria tout à coup le marquis, en jetant avec dépit sur la table un volumineux cahier, d’où vient cette tendresse de monseigneur le régent pour des pays et des gens si éloignés de la France ! – Qu’avez-vous donc encore ? murmura la comtesse en paraissant s’éveiller. – J’ai, que plus je lis ces instructions, plus je me sens de haine pour ces colons que l’on m’envoie gouverner… Et la présence à bord de ce jeune créole, que l’on nous a donné pour copassager, n’a pas peu contribué à exciter mon antipathie. Avez-vous jamais vu un esprit plus fier, plus indépendant, plus irascible ? – Il est vrai, fit la comtesse ; et si M. d’Autanne donne la mesure exacte de ces gentilshommes à moitié sauvages avec qui vous aurez affaire là-bas, vous devez, mon cher marquis, vous bien tenir. Mais, que voulez-vous, quelques-uns de ces gens-là ont étalé en France des façons chevaleresques qui ont fait merveille. Il ne faut pas vous étonner des sympathies du régent, c’était une épidémie à la cour. Je ne sais pas si ces créoles ont éveillé la curiosité qui s’attache toujours un peu aux phénomènes, ou bien s’ils possèdent des sortilèges d’esprit, toujours est-il qu’ils ont conquis à Paris de chaleureuses amitiés. – Oui, oui, on m’a dit cela ; mais ce sont d’odieux hypocrites. À la cour, il est possible qu’ils se montrent francs, dociles, soumis au roi, civilisés même, peut-être ; en approchant de leur sol natal, ils reprennent la férocité des serpents qui peuplent leur île. Voyez ce M. d’Autanne ! Si un mot équivoque à l’endroit des créoles s’échappe de mes lèvres, si je laisse entrevoir un regret en faveur de la France, le sang lui monte aussitôt au visage, il devient quasi anthropophage. – Vous avez raison au fond, reprit la comtesse, en donnant à sa voix ce ton velouté qui apaise les colères, mais il a été impolitique, ou tout au moins imprudent à vous, d’avoir si peu dissimulé devant M. d’Autanne vos préjugés contre ses compatriotes. Vous l’avez irrité, mal disposé, et je soupçonne que vous rencontrerez en ce jeune homme un ennemi redoutable. – Que voulez-vous que j’aie à craindre ? Demain, nous serons à deux mille lieues de la France ; et, le cas échéant, chère comtesse, j’agirai à ma guise. Au diable donc les instructions du régent ! En parlant ainsi, de la Varenne fit voler au milieu de la chambre les liasses de papier qui chargeaient la table devant laquelle il était assis. Madame de Saint-Chamans haussa les épaules légèrement, et tendant la main en souriant au marquis : – Voulez-vous que je vous dise, fit-elle avec une grâce charmante, ce qui vous rend si furieux ce soir ? – Dites. – Eh bien, vous êtes jaloux de M. d’Autanne. Vous l’avez vu, cette après-midi, m’adresser la parole, ce qu’il n’avait pas fait depuis huit jours, et la rage vous est entrée dans le cœur. – Peut-être bien y a-t-il un peu de cela, répondit de la Varenne en s’appuyant sur le dossier du fauteuil où la comtesse s’était coquettement arrondie. – Vous avez tort, mon cher marquis, et tort deux fois : d’abord, parce qu’un gouverneur jaloux doit faire un très mauvais gouverneur ; ensuite parce que vous n’avez aucune raison d’être jaloux. – Bien vrai, ma chère Claudine ? – À coup sûr. M. d’Autanne, d’ailleurs, ne daigne seulement pas faire attention à moi. – L’insolent ! – Voudriez-vous donc qu’il fût plus assidu ? Choisissez, cependant… De la Varenne, pris en flagrant délit de contradiction, sourit et embrassa avec transport les mains de la comtesse. – Ramassez vos papiers, et n’oubliez pas que les volontés du roi y sont consignées ; puis laissez le calme pénétrer dans votre cœur. Tenez, pour y mieux réussir, allez respirer sur le pont un peu de cette brise fraîche et parfumée qui paraît être un des bienfaits des nuits sous ces climats. La comtesse, sans le laisser paraître, éprouvait une joie mêlée d’étonnement à voir avec quelle docilité de la Varenne se pliait à ses ordres. Dès que le marquis fut sorti de la chambre, le visage de madame de Saint-Chamans prit une gravité qui contrastait avec le masque de sourires qu’elle se composait si parfaitement. Elle se leva lentement de son fauteuil et murmura en donnant à ses paroles une intonation dont elle seule pouvait comprendre le sens : – Oh ! j’en suis assurée maintenant, je gouvernerai à mon gré la Martinique ! En arrivant sur le pont de la frégate qu’un ciel tout constellé d’étoiles avait couvert d’une nappe de lumière, de la Varenne éprouva une émotion calme et douce. Soit que les conseils de la comtesse eussent réellement apaisé les emportements de son caractère, soit que la poésie du spectacle grandiose qui s’étalait à ses yeux l’eût réellement touché, le marquis se sentit comme enclin à l’indulgence et presque à la tendresse. La première personne qu’il rencontra fut Henri d’Autanne, cet objet d’une haine qu’il avait si peu dissimulée. Henri, appuyé contre la drisse de la frégate suivait, avec des rêves dans les yeux, les chemins lumineux que les étoiles dessinaient sur les courbes gigantesques du firmament et sur la surface tourmentée des flots. C’était un beau jeune homme de trente ans, aux traits mâles et doux à la fois, un mélange de fermeté et de bienveillance. De la Varenne comprit alors, pour la première fois, les vives et chaudes sympathies qu’Henri réveillait autour de sa personne. Il ne l’avait jugé, jusqu’à ce moment, que par les côtés rebelles à ses prétentions de despotisme et avec les préventions qu’il nourrissait contre les créoles. Au moment de son départ, on avait bien mis le marquis en garde contre l’esprit de fierté et d’indépendance qu’il devait rencontrer chez les colons ; mais il avait pris mesure des résistances auxquelles devait se heurter la violence de son tempérament, sur l’allure hautaine de Henri d’Autanne, véritable type du gentilhomme créole ; brave jusqu’à la témérité, justement orgueilleux de l’héroïsme déployé par ses ancêtres dans la conquête sur de féroces Naturels, d’un sol arrosé par le plus beau et le plus noble sang de la France. Henri était, en effet, le type le plus complet de ces enfants d’un climat où le soleil coule dans les veines. Il avait le regard provocateur et le don de mêler une suprême insolence à une extrême courtoisie, tant sa parole, au besoin, devenait acerbe tout en demeurant polie. De la Varenne s’approcha du jeune créole, s’accouda familièrement à ses côtés et d’un ton tout à fait amical : – Que cherchez-vous ainsi, monsieur d’Autanne, lui demanda-t-il, dans les mystères de cet horizon ? – Je cherche, monsieur le marquis, si, à la clarté de ce ciel éblouissant d’étoiles et aux lueurs qui jaillissent du choc des lames, je ne découvrirai pas un coin de mon île… – Ce serait bien difficile, répliqua la Varenne ; nous ne serons en vue de terre que demain. – Aussi, n’ai-je point la prétention, répondit froidement Henri, d’avoir le regard si long et si perçant ; mais ce que l’on ne saurait distinguer avec les yeux, on le peut deviner avec l’âme. Il me semble d’ailleurs, que cette brise qui souffle justement de terre, m’apporte un vague parfum de ce rivage dont chaque bond du navire nous éloigne et nous rapproche en même temps. – Ah ! vous aimez bien votre île, monsieur d’Autanne !… – Ardemment, monsieur. Je l’aime à tout lui sacrifier : ma liberté, ma vie, toutes mes joies de ce monde. Ma mère y repose endormie dans une tombe que je n’ai pas eu le douloureux bonheur de fermer sur elle ; je vais embrasser mon père, après plus de quinze ans de séparation, et une sœur que j’avais laissée au berceau, et en qui revivra devant mes yeux et devant mon cœur la chère image de ma mère. N’est-ce pas assez déjà pour qu’on aime son pays ? De la Varenne avait écouté Henri avec recueillement, tant le jeune créole avait mis d’émotion et de douce gravité à prononcer ces paroles. – Et puis, reprit Henri sur un ton plus sérieux et auquel il prêta une intention évidente, ce pays est comme un pauvre exilé au milieu des flots de l’Océan. Le bras, le courage, et l’épée de ses enfants sont nécessaires, souvent, pour le conserver au roi de France, et pour le protéger contre des ambitieux vulgaires qui voudraient les uns l’asservir à leurs caprices, les autres y semer la discorde. Tous ces cas se sont présentés depuis que j’ai quitté cette île. Caraïbes, esclaves, ennemis de la France, représentants du roi, fauteurs de désordre, y ont tour à tour porté la guerre ou armé les colons les uns contre les autres. Qui sait, continua-t-il en regardant fixement le gouverneur, si de pareils malheurs ne se renouvelleront pas ? Assez de fois, le sang de mon vieux père a coulé dans ces luttes héroïques et dans ces conflits déplorables ; il faut que je paie, au besoin, ma dette de courage et de dévouement. J’ai même le pressentiment que ma présence sera utile à mon pays ; j’ai donc raison d’avoir hâte de le revoir. L’accent d’Henri était devenu presque menaçant ; son regard, que le marquis de la Varenne avait vainement cherché à saisir jusqu’alors, brillait d’un tel feu dans l’ombre, qu’il ne fut pas possible à celui-ci de le soutenir. Il détourna la tête, se sentant mal à l’aise sous l’accusation détournée que le jeune créole venait de diriger contre lui. – C’est là, pensa de la Varenne, un adversaire redoutable contre qui j’aurai fort à lutter. La comtesse avait raison. Un moment de silence suivit qui compliqua l’embarras du marquis. La réserve calculée de Henri l’intimidait ; il essaya d’échapper à cette position fausse. – Monsieur d’Autanne, murmura-t-il en affectant un ton d’extrême bienveillance, vous vous exagérez des périls qui ne menacent point votre île : je vous félicite néanmoins de vos sentiments de patriotisme ; vous les traduisez en accents généreux. Henri, que cette insistance du marquis impatientait, répliqua sèchement : – Je gage, monsieur, qu’à la vue de ce pays vous n’éprouvez pas la même satisfaction que moi… – Et c’est bien naturel, vous avouerez ! répliqua le gouverneur. Vous allez revoir des amis de votre enfance, embrasser votre père, que l’on dit être digne de l’estime de ceux qui ont l’honneur de lui être connus, tandis que moi… – Non, monsieur, interrompit Henri, il ne devrait pas y avoir de distinction entre les sentiments que j’éprouve et les vôtres, quoiqu’ils n’aient pas la même source, je le reconnais. Mon émotion est toute d’amour, la vôtre, que vous dissimulez en ce moment, est toute de haine. Je vais revoir et embrasser des amis et une famille qui me sont chers ; mais vous oubliez, vous, que vous allez vous trouver au milieu d’une population composée d’hommes de cœur et à laquelle vous devriez être honoré de commander. Votre joie devrait donc égaler la mienne. – Monsieur…, commença de la Varenne, frémissant de colère. – Pardon, monsieur le marquis, vous ne m’avez jamais confessé, Dieu merci ! votre répugnance pour une mission que d’autres avant vous ont tant enviée, et que d’autres après vous convoiteront sans doute ; mais j’ai deviné, j’ai pressenti, monsieur, cette répulsion, et j’en garderai bon souvenir. Votre peu de sympathie pour moi, uniquement parce que j’étais créole, m’a été un avertissement. Vous avez provoqué cette expansion brutale de mes sentiments ; s’ils vous ont blessé, ne vous en prenez qu’à vous-même. Permettez-moi d’ajouter, pour finir, monsieur le marquis, que c’est un peu tard y songer pour tenter ma conquête… Henri salua de la Varenne et se retira. Celui-ci, pâle de rage, le cœur gonflé, s’était éloigné, méditant comment il se vengerait de l’humiliation que d’Autanne venait de lui infliger. – Oh ! s’écria-t-il en rentrant dans sa chambre, messieurs les colons me le paieront cher ! J’ai grande tentation de jeter à la mer, pour qu’il n’en reste plus trace ni souvenir, les instructions de monsieur le régent !

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