IILe moment le plus douloureux était enfin venu ! Depuis trois mois on se préparait à un départ que commandaient les plus impérieuses circonstances ; depuis trois jours, depuis le matin surtout, on se prodiguait les plus tendres caresses ; on épuisait toutes les recommandations, toutes les promesses, toutes les formules de l’adieu ! Hélas ! c’était en vain, et, quand l’heure fut arrivée, il sembla à chacun que cette cruelle idée de séparation se présentait à son esprit pour la première fois. C’est qu’en effet, la raison seule prescrivait ce voyage, et la raison a toujours tort quand elle se trouve en opposition avec les sentiments. On lui cède comme on cède à toute force majeure : à regret, en maudissant ses exigences et en souhaitant tout bas d’en être délié par quelque circonstance fortuite.
Lors donc que Simon Barigoule eut fait entendre sa terrible invitation, le voile se déchira complètement : chacun vit qu’il n’y avait plus à compter sur le hasard, et qu’il fallait que le sacrifice s’accomplît jusqu’au bout. De si tristes certitudes ne succèdent pas dans l’âme à de consolantes illusions, sans la déchirer, sans l’accabler. Il y eut dans toute la famille un moment de stupeur. Chacun resta dans l’attitude où il s’était trouvé, l’air étonné, immobile, ahuri, comme s’il eût été tout à coup frappé de paralysie. On eût pu croire que la foudre venait de passer par là.
Enfin, Robert-Robert se jeta au cou de sa mère, puis se laissa glisser jusqu’à ses genoux, comme pour lui demander sa bénédiction. Cet acte de piété filiale décida la grande explosion de larmes qui s’amoncelaient dans tous les cœurs.
« – Oui, oui, sois béni, mon fils ! sois béni ! » s’écria en sanglotant madame Robert, quoiqu’elle eût résolu de donner à tout le monde, et surtout à son fils, l’exemple de la résignation. « Sois béni ! Ô mon Dieu, conservez-moi mon fils ! »
« – C’est fini ! » s’écria la vieille tante, je n’y puis plus tenir ! je l’accompagnerai jusqu’au bout du monde ! Pauvre enfant !… Eh ! qui donc prendrait soin de lui, si je l’abandonnais ?… qui donc serait là pour veiller sur lui, pour lui raccommoder ses chemises, pour lui faire sa petite tisane s’il est malade, pour lui faire tout ce qui sera à faire ? Et moi-même, à quoi donc emploierais-je le peu de temps qu’il me reste à vivre, si je n’avais plus là mon petit Robert, mon fils ? car c’est mon fils aussi, c’est notre fils à toutes les deux ! N’est-ce pas, Robert, que moi aussi je suis ta mère ?… N’est-ce pas ?… J’en étais bien sûre, moi !… Allons donc ! on me tuera si on veut, mais je veux partir avec lui ! Ah ! ah ! mais c’est que !…
« – Pardon, excuse ! » interrompit Simon Barigoule ; la consigne de guerre prohibe indubitablement toute espèce de beau s**e à bord de la frégate. Impossible pour le moment. Une autre fois, je ne dis pas.
– Comment ! on m’empêchera de suivre mon neveu, mon fils ! Mais c’est une atrocité ! Elle est pire qu’un tigre, votre consigne !
« – Calmez-vous, chère amie, » interjeta monsieur Dupré, car…
– Laissez-moi tranquille, monsieur, et ne m’appelez pas votre chère amie ! C’est vous qui êtes cause du malheur qui nous arrive !
– Ah ! par exemple !…
« – Désolé d’interrompre d’aussi douces cérémonies, » reprit alors le vieux marin ; « mais le temps presse : ne nous amusons pas à la bagatelle de la porte. Filons, filons !
– Oh ! monsieur le matelot, » s’écria tout le monde, encore un moment, je vous prie !
– Plus qu’une minute, monsieur l’officier ! vous serez bien aimable !
– Plus qu’une seconde, monsieur le commandant ! vous serez bien gentil !
« – C’est que nous l’aimons tant, monsieur l’amiral ! »
Et ce disant, les jolies petites sœurs, la tante, la mère, le tuteur, se pressaient autour du marin, le cajolaient, le suppliaient de la voix et du geste, comme si leur destinée eût dépendu de la volonté du pauvre diable. M. Dupré, qu’aucune émotion ne pouvait empêcher d’être toujours un peu maquignon, alla même jusqu’à essayer d’un moyen de séduction qu’il regardait comme infaillible :
« – Capitaine, » dit-il majestueusement à Simon Barigoule en lui secouant la main ; capitaine (car si vous n’êtes pas encore capitaine, vous n’en êtes pas moins digne de l’être), capitaine, auriez-vous quelque goût pour le gigot de mouton ?… Eh bien ! permettez-moi de vous en offrir d’excellent, qui est de mon crû, et que je vous prierai d’accepter comme témoignage de la reconnaissance d’une famille profondément affligée.
« – Ce ne serait pas de refus, » répondit Simon Barigoule ; mais, voyez-vous, je suis fâché de vous le dire, à vous et à ces dames, tout cela, c’est absolument comme si vous chantiez Femme sensible sur l’air de Malbroutte. L’ordre est formel ; il n’y a pas à tortiller, filons !
« – Oui, oui, partons ! » ajouta ROBERT-ROBERT qui sentait la nécessité de mettre un terme à cette douloureuse situation.
« – C’en est donc fait ! » s’écria la tante ; il faut nous dire adieu pour jamais !…
– Non, ma bonne tante, non, ce n’est pas pour jamais. Nous nous reverrons quelque jour… bientôt, peut-être !
« – Ah ! mon ami, je suis trop vieille pour l’espérer. Mais j’y songe !… pourvu du moins que ces malotrus n’aient pas mis tes confitures en compote !… Ils en sont bien capables !… Il ne manquerait plus que ça !… Ah ! mon ami, quand tu reviendras, il y aura longtemps que ta pauvre tante sera allée rejoindre ton brave et digne homme de père !… Aie bien soin de toi, entends-tu ?… Prends bien garde de te mouiller les pieds !… Couvre-toi bien chaudement ! Ne te laisse manquer de rien !… Ah ! mon ami, que n’ai-je des millions ! Ce funeste voyage ne s’accomplirait pas. Je te dirais : "Tiens, prends-les, ils sont à toi, fais-en des choux et des raves, et ne nous quitte jamais !…" Aussi ai-je bien promis de ne me mêler de rien !… N’oublie pas surtout que ton chocolat est dans la petite malle, au fond, entre tes cravates et tes chemisettes fines… Ah ! cher enfant, viens donc, que je t’embrasse encore une fois ! la dernière sans doute !…
– Mon frère, mon bon frère ! » s’écriaient de leur côté les charmantes petites sœurs en se pendant au cou, aux bras, aux jambes, à l’habit de Robert. « Pense toujours à nous ! aime-nous toujours bien ! surtout ne manque pas de nous écrire ! Tu nous donneras de tes nouvelles aussitôt que tu seras arrivé, n’est-ce pas ? »
Et les pauvres enfants pleuraient bien fort.
« – Adieu, mon cher pupille ! » dit à son tour M. Dupré, qui n’était pas moins ému que les autres, mais qui, vous vous le rappelez, avait la détestable habitude de faire de mauvais jeux de mots dans les circonstances les plus tristes et les plus solennelles. Certainement, je gémis profondément de la cruelle nécessité où nous nous trouvons de te laisser faire ce voyage, quoique, en définitive, ce ne soit pas la mer à boire… ce n’est que la mer à traverser, hi ! hi ! hi ! hi ! c’est une simple plaisanterie… Mais, c’est égal, vois-tu ? je donnerais bien… n’importe quoi, pour avoir déjà trouvé le bœuf que je rêve depuis si longtemps. Je te dirais, aussi bien qu’un autre : « Reste ici, mon garçon ; tu es assez riche maintenant, tu n’as pas besoin des millions de ton oncle des Grandes-Indes pour être heureux, toi et les tiens. » Voilà ce que je te dirais. Mais sois tranquille : on ne perd rien pour attendre. Je le tiens presque, mon bœuf ! et j’espère bien qu’à ton retour… car il est là, mon bœuf !… mon bœuf ne me sort pas de la tête !
« – Adieu, ma mère, mon excellente mère ! » s’écria de nouveau Robert-Robert en se précipitant une dernière fois dans ses bras. « Conservez-vous pour moi, pour mes sœurs, pour tout le monde. Promettez-le-moi. Adieu ! »
Madame Robert prit alors à deux mains la tête de son fils, posa ses lèvres sur ce jeune front, l’arrosa d’un nouveau baptême de pleurs, et prolongea le plus longtemps possible ce dernier b****r maternel.
Il y eut alors une nouvelle explosion de larmes, de sanglots, de douloureuses exclamations.
Le vieux marin ne put assister à cette scène sans être profondément touché lui-même. Pour la première fois depuis bien des années, il sentait quelque chose qui semblait lui monter du cœur dans les yeux, et qui l’empêchait d’y voir clair. Il eut honte de cette émotion ; il se détourna, fredonna quelque chanson de mer, et du bout de son médium, ramassa le long de ses paupières la grosse larme qui était près de s’en échapper, et la secoua furtivement à terre.
Toussaint Lavenette était la seule des personnes présentes qui fût restée parfaitement insensible. Ce n’était point dureté d’âme. De puissantes préoccupations l’empêchaient de prêter la moindre attention à ce qui se passait autour de lui. Lavenette craignait d’oublier à terre quelque chose d’essentiel à son bonheur. Il comptait sur ses doigts, fouillait dans ses poches, se frappait vivement, du plat de ses deux mains, par-devant, par-derrière, par côté, des pieds jusqu’à la tête, pour vérifier si sa cargaison portative était au grand complet.
« – Ah ça ! voyons, » se disait-il tout bas, « ai-je tout ?… N’oublié-je rien ?… Ai-je mon mouchoir de poche ?… Le voici. Mes lunettes ?… Les voilà. Non, cette grosseur-là c’est ma tabatière. Où sont donc mes lunettes ?… Ah bien, bien ! les voici dans ma poche de culotte, à côté de mon bâton de sucre d’orge. Et maintenant, où est mon portefeuille ? Bien. Et mon canif ? Bien. Et mon couteau ? Bien. Et mes rasoirs ? Bien. Et ma bourse ? Bien. Et mon peigne ? Bien. Et mes gants de peau de lapin ? Bien. Et mes pistolets de voyage ? Bien, bien : ils sont au fond de ma malle. Et ma canne ? Et mon parapluie ? Où est mon parapluie ? Bien, bien : dans le coin de la fenêtre. Mais cela ne fait que quatorze objets, et tout à l’heure j’en avais compté quinze ! Qu’est-ce que c’était donc que le quinzième ?… C’était, je crois, mon parapluie… mais non, je viens de le compter. J’y suis, j’y suis ! c’était… du tout… si fait ! c’était mon bonnet de coton !… Que diable ai-je fait de mon bonnet de coton ?… »
Et Lavenette fouillait de nouveau dans toutes ses poches ; et il regardait sous les chaises, sous les tables, sous les lits, partout : et il courait de l’un à l’autre, en s’écriant : « Vous n’auriez pas rencontré, par hasard, mon bonnet de coton ?
– Eh ! morbleu ! » lui répondit brusquement Barigoule, « vous êtes donc plus borgne qu’un marsouin ! Vous devriez bien voir que vous l’avez sur la tête !
– C’est ma foi vrai !… Parole d’honneur, je crois que j’en deviens stupide !
– Allons, allons ! il n’y a pas de milieu ! faut que tout ça finisse, ou qu’on me dise pourquoi ! » continua tout bas le vieux marin. « Or donc, » ajouta-t-il en élevant la voix, « j’espère, mes petites dames, et toute la compagnie, que c’est assez causé comme ça ! Une fois, deux fois, trois fois, levons l’ancre, et filons notre nœud ! Si nous restons deux minutes de plus, la frégate finira par nous brûler la politesse. »
Il n’y avait plus moyen d’obtenir de sursis. On parla d’accompagner le jeune voyageur jusqu’à l’embarcation, mais M. Dupré s’y opposa sagement. Mme Robert consentit à rester, car elle ne se sentait pas la force de supporter une seconde fois de si pénibles adieux. On se sépara donc immédiatement. M. Dupré fut le seul qui suivit son pupille jusque sur le port.