IV

1310 Words
IVRestait à trouver un compagnon de voyage. Madame Robert ne voulait pas que ce compagnon de son fils fût sur le pied de la domesticité, de peur que, dans l’occasion, sa parole n’exerçât aucune espèce d’autorité ; mais elle ne voulait pas que cette autorité fût absolue, car elle savait combien le sentiment de l’indépendance élève, moralise, inspire sagement les âmes d’une certaine trempe. Madame Robert voulait un moyen terme entre la subordination et la prépondérance ; elle voulait une influence de fait et non de droit, une influence naturelle, qui résultât de l’âge et des antécédents du personnage. Le choix de madame Robert se fixa, faute de mieux sans doute, sur Toussaint Lavenette, homme dévoué à la famille, dont il était resté le commensal plutôt que le serviteur, après en avoir été pendant longtemps le commis, l’intendant, le majordome, du vivant de M. Robert. Lavenette était âgé d’environ quarante ans. C’était moralement et physiquement l’exacte contrepartie de son jeune compagnon : une petite âme dans un grand corps. Lavenette avait de grands pieds, de grandes jambes, de grands bras, de grandes mains, de grands doigts, de grandes dents, un grand cou, une grande bouche, un grand nez. Son front seul était petit. Son corps était maigre à l’excès, sa démarche déhanchée, ses gestes prétentieux et longs, ce qui lui donnait quelque ressemblance avec un télégraphe en mouvement. Lavenette était d’une gaucherie à éborgner tous ceux qui l’approchaient, et d’une maladresse à endommager tous les objets qu’il s’avisait de toucher. Son costume enveloppait dignement l’originalité de son caractère. On était au milieu de l’Empire ; mais Lavenette restait fidèle aux modes d’il y avait dix ans. Lavenette portait la culotte courte de Casimir canari ; le bas bleu chiné blanc ; le soulier pointu orné d’une boucle en cuivre argenté ; l’habit ponceau, à basques tombant sur les talons, à boutons d’acier d’un pouce de diamètre, et à courte taille ; le gilet écarlate, à larges oreillettes ; la cravate de batiste brodée, ayant à l’un de ses bouts deux cœurs percés d’une flèche, et à l’autre un autel surmonté de flammes. C’était le cadeau de noces de feue madame Lavenette. Enfin, il portait la queue, la poudre et le chapeau à claque. Ce costume n’avait plus sa première fraîcheur ; mais une des plus estimables qualités de Lavenette, c’était le soin minutieux avec lequel il disputait aux ravages du temps l’éclat de sa chaussure, le poli de ses boutons, le lustre de son chapeau, la symétrie de sa coiffure, la pureté de son linge, l’immaculé de ses habits. Lavenette passait une partie de sa vie à battre, à cirer, à raccommoder, à frotter, à peigner, à pommader et à brosser l’autre. Une tache l’eût rendu malheureux, et il fût mort d’un trou au coude. Il y avait excès sans doute dans cet amour de la propreté ; mais l’excès en ce genre est un excès louable, car la propreté peut être regardée comme la vertu du corps. J’oubliais de dire que Lavenette portait deux immenses chaînes de montre en acier guilloché. Il avait eu deux montres jadis, du temps que la mode le voulait ainsi ; mais de malheureuses circonstances l’avaient forcé de s’en défaire, et de ce moment il n’en avait plus possédé que les deux cordons, lesquels étaient cousus immuablement au bord de ses goussets. Quand par hasard il arrivait qu’on lui demandât l’heure, rien n’était plus comique que les efforts d’imaginative par lesquels il s’efforçait de donner le change au questionneur en détournant la conversation. Enfin, Lavenette n’était pas moins bizarre au moral qu’au physique. Il avait une foule de ces petites marottes, de ces petits préjugés, de ces petites idées qui n’ont rien de blâmable, mais qui témoignent d’une intelligence bornée, d’une raison peu droite, d’une imagination saugrenue. On dit assez communément qu’il n’est jamais trop tard pour s’instruire : c’est une erreur. Il n’est jamais trop tard pour continuer de s’instruire, mais non pour commencer de le faire. Chaque âge a ses aptitudes, comme chaque saison les siennes. Il faut semer dans l’une, cultiver dans l’autre, récolter dans celle-ci, consommer dans celle-là. C’est pendant sa jeunesse seulement qu’on peut semer en son esprit, avec succès pour l’avenir, les premiers germes de toutes choses. Utilisez la vôtre, si vous êtes jeune encore, et préparez-vous ainsi une belle récolte d’idées saines, de connaissances variées, de notions justes pour votre âge de maturité. Quand on s’y prend trop tard pour ce genre de culture, il en arrive comme de l’autre : l’intelligence s’est épuisée à nourrir des erreurs, l’imagination s’est fatiguée de son repos même, la mémoire s’est durcie faute de labour ; en un mot, toutes les facultés sont devenues inaptes à recevoir, ou tout au moins à féconder ces tardives semences ; et si parfois, à force de travail, on parvient à vaincre la stérilité de ce sol desséché, il est bien rare qu’on en tire autre chose que de mauvais fruits. On devient alors un demi-savant, ce qui est la pire manière d’être ignorant. Lavenette offrait l’exemple de cette triste fécondité. Ce n’était que depuis peu d’années qu’ayant enfin vingt-quatre heures de loisir par jour, il s’était mis en tête de regagner le temps perdu pour son instruction. Romans, voyages, histoires, théâtres, sciences naturelles, il lisait avidement tout ce qui lui tombait sous la main, mais sans choix, sans ordre, sans goût, sans réflexion ; de telle sorte que sa pauvre intelligence offrait un étrange pêle-mêle de notions incomplètes, de vagues aperçus, de connaissances tronquées ; un amalgame de demi-vérités, de demi-erreurs, d’incohérences, de contradictions ; enfin un ténébreux chaos où se confondaient les éléments de toute espèce, et où la raison ne devait jamais dire : « Que la lumière soit ! » Tel était Lavenette sous le point de vue intellectuel. On pouvait bien en outre lui reprocher quelques défauts de caractère, et notamment son excessive poltronnerie, ses prétentions au bel esprit, son intarissable loquacité, son entêtement de mulet, son imprévoyance d’autruche, son humeur tatillonne, sa crédulité, son indolence. Mais il avait en revanche d’excellentes qualités de cœur : de l’obligeance, du dévouement, de la franchise, de la probité, de la bonté. La bonté rachète bien des défauts. Ce fut avec une véritable joie qu’il accepta la mission que lui proposait madame Robert, car cette mission flattait l’humeur aventureuse que lui avait inspirée tout récemment la lecture de Robinson Crusoé. Lavenette était un de ces esprits badauds qui n’aperçoivent jamais le sens caché des choses, et qui s’en tiennent à la superficie. Lavenette croyait à Robinson Crusoé. Rien de plus curieux, du reste, que les préparatifs auxquels il se livra pour se mettre, moralement et matériellement, en état de remplir son rôle avec toute la distinction dont il se croyait capable. Outre Gulliver et Robinson Crusoé, qu’il parcourut pour la dixième fois, afin de se bien pénétrer, disait-il, des mœurs et des usages des pays étrangers, il lut, à l’apprendre par cœur, l’Histoire générale des Voyages de M. de La Harpe, académicien, l’homme du monde qui a le plus voyagé au coin de son feu. De ce moment, il ne jura plus que par M. de La Harpe. Il lut dans cette Histoire que les sauvages donnent volontiers ce qu’ils ont de précieux en échange des plus minces produits de notre industrie, et que ce fut principalement par des brimborions que Colomb, que Cook, que tous les grands navigateurs parvinrent à gagner leur bienveillance, et même à les soumettre à leur domination. En conséquence, il amassa une immense quantité de vétilles de toutes sortes : de petits miroirs, des bagues de verre, des colliers de verre, des breloques de verre, des couteaux, des grattoirs, des canifs, de vieux pistolets rouillés, des pelles, des pincettes, des casseroles, des étrilles, des flageolets, des lèchefrites, des tire-bouchons, des patins, des sonnettes, des grelots, soixante exemplaires du Véritable Mathieu Lœnsberg, trente paires de bretelles, des dragées, des polichinelles, des bottes à l’écuyère, etc. Lavenette compta particulièrement sur ses dragées pour entretenir d’amicales relations avec les peuplades sauvages ; et lorsqu’on riait de la bizarrerie de tels apprêts, il répondait en se rengorgeant : – « C’est bon, c’est bon ! Lisez M. de La Harpe. Vous y verrez que les plus belles découvertes ont été faites avec moins que cela. Je n’ai pas la prétention de marcher sur les traces de nos grands navigateurs ; mais enfin on ne peut répondre de rien ; il ne faut qu’un hasard pour mettre la main sur un nouveau monde, si peu qu’il en reste encore à découvrir. Eh ! mon Dieu ! c’est avec des morceaux de verre cassé que Christophe Colomb a subjugué l’Amérique. Lisez M. de La Harpe. »
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