IIM. Dupré était profondément piqué des sarcasmes de mademoiselle Gertrude ; mais c’était un de ces hommes qui manquent de présence d’esprit, car l’émotion, en faisant affluer trop de sang à leur cerveau, paralyse leurs facultés intellectuelles. M. Dupré se dépitait dans ces moments-là ; il devenait purpurin ; sa langue s’embarrassait, et il ne pouvait riposter que de maladroites récriminations, ce qui surexcitait la verve et augmentait le triomphe de son impitoyable ennemie.
On se rappelle, du reste, que M. Dupré avait le tort de pousser jusqu’à la manie une sorte d’industrie agronomique, fort estimable assurément, et non moins profitable lorsqu’on l’exerce avec entente, et qu’on sait la restreindre dans de sages limites. M. Dupré se livrait avec passion, et par conséquent avec malheur, à l’élève des bœufs, des chevaux et des moutons. Il avait la prétention de les améliorer incomparablement, au moyen du croisement des espèces, et même d’en inventer de toutes nouvelles, ce qui l’entraînait vainement à des dépenses considérables. Il y avait surtout une espèce d’animal, imité des grands quadrupèdes antédiluviens, qui représentait dans son imagination le beau idéal du bœuf. Cet idéal était devenu son idée fixe ; il le méditait le jour, il en rêvait la nuit, il le poursuivait incessamment par de coûteuses expériences, comme l’autre fou poursuivent la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel ou le gouvernement patriarcal.
« – C’est singulier ! » s’écriait-il tristement à chaque veau qui lui naissait dans ses étables. « Ceci n’est point trop mal, mais ce n’est pas encore tout à fait cela. Et pourtant, il est là, mon bœuf, » ajoutait-il en se frappant le front ; « il est là : je le vois comme je vous vois. Dieu ! quel bœuf !… quelle grosseur !… quelle puissance !… Vous m’en direz des nouvelles un jour !… Car il est impossible qu’à force d’essais je ne finisse point par le réaliser. Je ne l’avais jamais compris aussi clairement qu’à cette heure. Il est là mon bœuf ! il ne me sort pas de la tête ! Rira bien qui rira le dernier. »
On conçoit maintenant de quel genre dut être le tribut de M. Dupré dans les approvisionnements maritimes qu’on préparait pour son pupille. Il offrit une douzaine de moutons-modèles, les seuls de leur espèce qui ne fussent pas morts de la clavelée ; une vache perfectionnée dont le lait devait être excellent, lorsqu’elle en aurait ; plusieurs quartiers de bœuf et de veau, préparés d’une manière toute nouvelle, et que sans doute on eût trouvés délicieux, si, par la suite, on n’eût été obligé de les jeter à la mer, faute de dents assez fortes pour y goûter.