IChacun concourut aux apprêts du voyage, dans la spécialité de ses goûts et selon la nature de ses prévoyances.
Les jeunes sœurs de Robert s’occupèrent du trousseau ; elles lui tissèrent des bourses à contenir tout le trésor public ; elles lui ourlèrent des foulards à moucher cent personnes ; elles lui marquèrent son linge en lettres d’un demi-pied, afin d’empêcher, disaient-elles naïvement, que ses nippes ne s’égarassent là-bas, chez la blanchisseuse du pays, parmi les guenilles des sauvages qu’il allait fréquenter. Du reste, comme cet ensemble de préparatifs avait jeté dans la maison un mouvement inaccoutumé, elles en étaient toutes joyeuses : elles dansaient, folâtraient, riaient, embrassaient cent fois par jour leur frère, avec l’aimable légèreté de leur âge, sauf à pleurer ensuite, bien fort et bien longtemps, quand viendrait le moment de la séparation. Ainsi font les jeunes filles : insouciantes et sensibles, obéissant candidement à toutes les impressions qui soufflent sur leur âme, comme la feuille d’arbuste qui se laisse fris sonner aux mille caprices des vents qui passent.
Leur vieille tante paternelle, mademoiselle Gertrude Robert, se chargea de toute la partie des petits approvisionnements de bouche. C’était une vénérable personne qui avait adopté la famille de feu son frère, et la chérissait de toute la bonté de son cœur, mais avec toute la bizarrerie de son caractère. Elle était devenue peu à peu la seconde maîtresse du logis : la maîtresse de l’office, du vestiaire et de l’infirmerie. Elle avait fini par usurper exclusivement ces trois attributions. La manière dont elle les gérait avait d’ailleurs engagé madame Robert à les lui abandonner sans réserve ; et certes, à moins de vouloir causer à l’estimable demoiselle un bien cuisant chagrin, il ne fallait pas que personne s’avisât d’empiéter d’un seul pas sur son territoire. Elle y régnait despotiquement, et l’on eût pu dire, en style de géographe, que son empire était borné : au nord, par la gelée de groseille, qu’elle confectionnait avec un rare talent ; au midi, par le café à l’eau, pour lequel aucune comparaison ne pouvait lui être défavorable ; au levant, par la cerise à l’eau-de-vie, sur quoi elle était réellement de première force ; et au couchant, par le cérat pour les engelures, qu’elle avait poussé jusqu’à ses dernières limites. Personne non plus n’apprêtait aussi bien qu’elle une crème, un flanc, un gâteau de riz ; personne, un cataplasme, une compresse, une meringue, une frangipane ; personne, une limonade, une tisane, un lait de poule personne enfin ne confisait avec plus d’art, ne distillait avec plus de science, et n’avait étudié plus profondément l’architecture culinaire, celle, par exemple, qui apprend à donner au nougat la forme d’un temple grec, d’une cathédrale gothique, d’une mosquée arabe, d’un clocher chinois. Ainsi de vingt autres talents non moins utiles qu’agréables.
Je me suis plu à rendre cette justice à mademoiselle Gertrude, parce que, dans le rôle exclusif de tante qu’elle s’était choisi sur la terre, il est toujours beau d’unir aux qualités du cœur les meilleures recettes en pharmacie, en confiserie et en pâtisserie. Il faudrait n’avoir jamais été neveu ni nièce pour n’être pas de cet avis.
On ne lui connaissait qu’un seul petit défaut : c’était son habitude de prendre toujours le contre-pied de l’opinion des autres ; c’était la mauvaise grâce qu’elle mettait à obliger son monde, bien qu’elle se fût sacrifiée pour épargner le plus léger mal à autrui ; c’était enfin sa manie de grommeler sans cesse, de quelque service qu’on la priât, et de jurer à mi-voix qu’elle ne le rendrait pas, alors même qu’elle s’empressait de le rendre.
Les bourrasques de mademoiselle Gertrude éclataient de préférence sur le tuteur de Robert, quoiqu’elle lui fût sincèrement attachée au fond de l’âme. Il était bien rare que ces deux personnages ne fussent pas en état de guerre civile. Leur bonne intelligence n’était jamais qu’un armistice plus ou moins long, surtout dans la pensée de mademoiselle Gertrude. Si elle consentait par moments à vivre en paix avec son malheureux adversaire, c’est qu’elle voulait se ménager le plaisir d’une nouvelle rupture. Je laisse donc à juger si le départ de Robert-Robert fut de nature à calmer l’humeur belligérante de la vieille demoiselle.
« – Jolie idée ! » murmurait-elle du matin au soir, en trottinant par la maison, et en flairant à plusieurs fois sa longue prise de tabac. « Envoyer si loin un enfant d’où il sortirait encore du lait, si on lui tordait le bout du nez ! Et cela, sous prétexte de sauver la fortune de son oncle ! Ah ! je voudrais bien être plus riche que je ne le suis ! Je lui dirais : "Tiens, mon garçon, voilà des millions ; amuse-toi ; fais en des choux et des raves ; mais reste ici ne va pas dans ce pays de cannibales, et envoie promener ton tuteur !" Car c’est encore une de ses idées, à ce monstre d’homme ! Il n’en a jamais d’autres ! Il ferait bien mieux de voir ce qui se passe dans ses écuries ! Mais non ! il faut que ce conseiller de malheur se mêle de tout ce qui ne le regarde pas, afin de faire monsieur l’Entendu, et de se donner des airs d’importance ! Au surplus, qu’ils l’envoient au Mississippi s’ils veulent ! Je ne me mêle plus de rien ! Je ne veux pas qu’il soit dit que j’aie trempé les mains dans une telle horreur ! »
Tout en marmottant de la sorte entre le peu dents qui lui restaient, mademoiselle Gertrude ne s’en occupait pas moins, avec l’ordinaire exagération de son zèle, de la partie des préparatifs qui dépendait de ses attributions. Elle entassait confitures sur confitures, pâtés sur pâtés, pruneaux sur pruneaux. On eût pu croire qu’elle était chargée d’approvisionner tout l’équipage du navire. Il n’y avait pas un petit coin dans les malles de son neveu, où elle ne glissât quelques biscuits, quelques macarons, quelques friandises. Elle l’amenait ensuite devant ce grenier d’abondance, et lui disait, la larme à l’œil :
« – Vois-tu, mon garçon ? c’est ici qu’est ton chocolat. Chaque fois que tu te sentiras l’estomac un peu tiraillé, croques-en un morceau : cela te fera du bien. Voici maintenant quelques bouteilles de ratafia. Un petit verre de temps en temps, le matin, à jeun, ça ne pourra pas te faire de mal ; cela chassera les brouillards de la mer, surtout si tu as soin de tremper dedans un de ces biscuits de Reims que j’ai faits. C’est là que je les mets, vois-tu ? Pauvre enfant !… quand je pense que tu vas nous quitter ! et que c’est ton satané tuteur qui vous a fourré à tous cette belle idée dans la tête !… Ah ! le maudit homme !… Au surplus, cela ne me regarde pas : je n’ai aucun droit sur toi. Mais il fera chaud quand je me mêlerai de ce voyage !… N’oublie pas toujours que ton chocolat est ici, au fond de ta petite malle, sous cette pile de mouchoirs, entre tes gilets blancs et tes chemisettes fines… Ah ! le vilain être !… qu’il aurait bien mieux fait de rester avec ses animaux ! »